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David Gussow
Le 20 mars 2006, le commissaire à l'éthique de la Chambre des communes
a publié un rapport à la suite d'une allégation voulant que le premier
ministre Stephen Harper ait enfreint les règles de conduite établies en
vertu du Code régissant les conflits d'intérêts des députés (Code des députés)
en offrant un incitatif à David Emerson, député libéral nouvellement réélu
de la circonscription de Vancouver-Kingsway, pour se joindre au cabinet
du nouveau gouvernement conservateur. Il a conclu que ni M. Harper ni M.
Emerson n'ont enfreint l'une ou l'autre des dispositions précises du Code
des députés. Il a également reconnu le motif invoqué par M. Emerson, à
savoir que d'accepter l'offre de M. Harper lui semblait, à tout le moins,
une façon de mieux servir sa ville, sa province et son pays. Toutefois,
le commissaire à l'éthique a mentionné que « le mécontentement exprimé par
les Canadiens sur cette question ne peut pas être attribuable qu'à de pures
machinations de nature partisane. À tort ou à raison, le cas qui nous occupe
a suscité chez plusieurs citoyens le sentiment que leur vote pierre angulaire
de notre système démocratique avait en quelque sorte perdu sa valeur.
En ce qui a trait au Bureau du commissaire à l'éthique, la question qui
doit être abordée est l'écart qui existe entre les valeurs sous-jacentes
au Préambule du Code des députés et les règles détaillées concernant les
conflits d'intérêts contenues dans le Code lui-même. Cet écart peut seulement
être abordé, par le biais d'un débat politique rigoureux et le développement
de politiques appropriées, par l'entremise du processus politique ». Ce
sujet fera sûrement l'objet d'un débat pendant la 39elégislature. Le présent
article décrit brièvement de quelle façon notre perception des conflits
d'intérêts a évolué au fil des ans, surtout en qui concerne l'acceptation
d'un poste au cabinet. L'auteur présente quelques suggestions sur la façon
d'éviter que des situations semblables se reproduisent.
Beaucoup se demandent actuellement si un député qui traverse le parquet
de la Chambre pour devenir ministre se place en situation de conflit d'intérêts.
Selon la Loi sur le Parlement du Canada, on peut rapidement répondre par
la négative. La Loi prévoit expressément une exemption pour tous les ministres
aux articles 32, 33 et 35 :
Section B Conflits d'intérêts
32. (1) Sauf disposition expresse contraire dans la présente section, le
mandat de député est incompatible avec [
] l'acceptation ou l'exercice,
au service du gouvernement fédéral, d'une charge, d'une commission ou d'un
emploi, permanents ou temporaires, auxquels nomme un fonctionnaire de ce
gouvernement ou la Couronne et auxquels sont attachés un traitement ou
salaire, une rétribution, des indemnités ou des avantages quelconques,
pécuniaires ou en nature.
33.(2) La présente section n'entraîne pas non plus d'incompatibilité de
mandat en ce qui concerne les membres du Conseil privé de la Reine pour
le Canada pourvu qu'ils soient élus pendant qu'ils occupent les charges
suivantes ou déjà députés à la Chambre des communes à la date de leur
nomination à celles-ci : [
] une charge de ministre [
] pour laquelle [il
touche] un traitement.
35. Est déclaré vacant le siège et nulle l'élection – du député qui accepte
une charge ou commission qui, aux termes de la présente section, crée une
incompatibilité pour le mandat de député.
Comme on peut le constater, les termes essentiels soulignés prévoient une
exemption générale pour tous les membres du cabinet, y compris le premier
ministre.
Fait peu connu, dans près de la moitié de la période qui a suivi la Confédération,
lorsqu'un changement survenait dans le parti politique au pouvoir, chaque
ministre touchant un salaire, y compris le premier ministre, abandonnait
son siège à la Chambre des communes et se présentait à une élection partielle
afin d'éviter ce que l'on considère aujourd'hui un conflit d'intérêts1.
Seul le député réélu lors d'une élection partielle pouvait conserver le
poste rémunéré de ministre tout en demeurant député de la Chambre des communes.
Ce fut le cas pour les administrations d'Alexander Mackenzie en 1873, de
John A. Macdonald en 1878, de Wilfrid Laurier en 1896, de Robert Borden
en 1911, de William L. Mackenzie King en 1921 et 1926, d'Arthur Meighen
en 19262 et de Richard B. Bennett en 1930. Le dernier cas était régi par
les articles 10, 13, 14 et 16 de la Loi concernant le Sénat et la Chambre
des communes de 1927 (auparavant, des dispositions comparables s'appliquaient).
Cette loi stipulait ceci :
Indépendance du Parlement : députés
de la Chambre des communes
10. Sauf les dispositions spéciales qui suivent, [
] nulle personne qui
accepte ou occupe une charge, une commission ou un emploi, d'une nature
permanente ou temporaire au service du gouvernement du Canada, à la nomination
de la Couronne ou à la nomination de quelqu'un des fonctionnaires du gouvernement
du Canada, auquel sont attachés un traitement, des honoraires, gages, allocations,
émoluments ou profits quelconques [
] ne peut être élu[e] député à la Chambre
des communes, ni ne peut y siéger ou y voter.
13. Rien de contenu en la présente loi ne rend inéligible, comme susdit
[
] quiconque remplit [
] quelque charge [
] pour être remplie par un membre
du Conseil privé du Roi au Canada et lui donnant le droit d'être ministre
de la Couronne, ni ne le rend inhabile à siéger ou à voter à la Chambre
des communes, pourvu qu'il soit élu pendant qu'il occupe cette charge et
qu'il ne soit pas par ailleurs inéligible.
14. Lorsqu'un membre du Conseil privé du Roi occupant [
] quelque charge
[
] lui donnant le droit d'être ministre de la Couronne, est en même temps
député à la Chambre des communes et se démet de sa charge; si, au cours
du mois qui suit sa démission, il accepte l'une des dites charges, il ne
rend pas ainsi son siège vacant, à moins que l'administration dont il faisait
partie n'ait démissionné et qu'une autre administration n'ait été formée
et n'ait occupé les dites charges3.
16. Si un député à la Chambre des communes accepte une charge ou une commission
[
] pour lesquels il est payé [
] des deniers publics du Canada, [
] son
siège est, de ce fait, déclaré vacant, et son élection est dès lors nulle
et de nul effet.
Lorsque cette loi a été modifiée en 19314, dispensant ainsi les ministres
de recourir à l'élection partielle dans ces cas, l'argument précis du député
qui change d'allégeance politique pour devenir ministre a été invoqué par
trois des six députés qui s'étaient prononcés contre le projet de loi5.
En juillet 1931, lors du débat à la Chambre pour l'étude en comité plénier
du projet de loi, Fernand Rinfret a soutenu qu'en 1920, un député de l'opposition
n'avait pas été nommé au cabinet uniquement parce qu'il aurait été obligé
de se faire réélire. Il a souligné que « si le Gouvernement choisit un nouveau
ministre dans les rangs de son parti, il importe peu que ce nouveau ministre
retourne auprès de ses mandataires pour se faire réélire [
] alors que
[dans le cas du] gouvernement [qui] essa[ie] d'embaucher un membre de [l'opposition]
pour [
] accepter un portefeuille, la nécessité de faire réélire le nouveau
ministre par ses mandataires est une sauvegarde très importante »6. Charles
Marcil s'est prononcé sur la même motion : « À mon avis, si un député élu
[
] prend place [
] dans les rangs du parti opposé et accepte le portefeuille
offert par un autre parti que le sien, en toute justice pour ses commettants
qui l'ont élu, il devrait les consulter sur sa nouvelle attitude7. »
Et
Ernest Lapointe d'ajouter : « Quand un gouvernement s'adresse à un autre
groupe de la Chambre et invite l'un de ses membres, élu en opposition au
Gouvernement, à entrer dans le ministère, je m'oppose à ce que ce député
puisse transférer avec lui ses électeurs au parti du Gouvernement. C'est
mon plus fort argument contre ce bill... »8.
Samuel Jacobs, qui a appuyé cette mesure, a été le dernier à prendre la
parole sur ce projet de loi : « On a supposé qu'elle faciliterait l'achat
de l'influence de certains membres de l'opposition. La chose est possible.
[
] Les électeurs y mettront bon ordre en temps et lieu. Toute personne
qui sacrifie ses convictions au plaisir ou à l'avantage éphémère d'être
ministre de la couronne, constatera qu'il a vécu, seulement pendant peu
de temps, dans le « paradis des sots »9 .
Retour vers le futur?
Pour ce qui est des députés qui changent de parti pour devenir ministres,
comme dans le cas de David Emerson en 2006, de Belinda Stronach en 2005
et de Jack Horner en 1977, il est peut-être temps de revenir en partie
à la loi qui s'appliquait depuis la Confédération jusqu'en 1931.
Cette loi pourrait être rétablie pour un député qui change d'appartenance
politique pour devenir ministre. Ainsi, il n'y aurait pas apparence de
conflit d'intérêts. On pourrait ajouter quelques mots au paragraphe (2)
de même qu'un nouveau paragraphe (2.1) à l'article 33 de la Loi sur le
Parlement du Canada pour retirer à ces députés l'exemption d'incompatibilité,
comme suit :
(2) La présente section n'entraîne pas non plus d'incompatibilité de mandat
en ce qui concerne les membres du Conseil privé de la Reine pour le Canada
pourvu qu'ils soient élus au sein du même parti que le premier ministre
pendant qu'ils occupent les charges suivantes ou déjà députés à la Chambre
des communes à la date de leur nomination à celles-ci et du même parti
que le premier ministre.
(2.1) Concernant le paragraphe (2), si le premier ministre n'est pas un
député de la Chambre des communes, c'est la personne reconnue comme le
leader du gouvernement à la Chambre qui le remplace10.
Si elles avaient été en vigueur, ces dispositions se seraient appliquées
à M. Horner, à Mme Stronach et à M. Emerson. Dans ces trois cas, le premier
ministre aurait pu exercer sa prérogative d'inviter quiconque à faire partie
de son cabinet, mais les sièges auraient été déclarés vacants et les députés
auraient été obligés de se présenter à une élection partielle. Ou à l'inverse,
s'ils n'avaient pas souhaité briguer les suffrages des électeurs lors d'un
tel scrutin, ils auraient quand même pu traverser le parquet et demeurer
député de la Chambre, mais ils n'auraient pas pu accepter un poste au cabinet
avant de se présenter à l'élection générale suivante.
Les électeurs se sont ultérieurement exprimés sur les cas de M. Horner
et de Mme Stronach. S'il est souhaitable que les électeurs puissent se
prononcer avant une élection générale sur le sort de M. Emerson, tout projet
de loi à ce sujet pourrait inclure une disposition transitoire. Voici le
libellé proposé :
Trente jours après que la sanction royale aura été accordée à la présente,
tout député de la Chambre des communes élu qui ne s'est pas fait élire
au sein du même parti que le premier ministre et qui remplit une charge
au service du gouvernement du Canada, à la nomination de la Couronne, auquel
sont attachés un traitement, des honoraires, gages, allocations, émoluments
ou profits quelconques, voit son siège être déclaré vacant et son élection
être annulée.
Pour la rédaction d'une telle modification et le débat qui en découlera,
il faut garder à l'esprit quelques facteurs secondaires. Primo, si jamais
le système de représentation proportionnelle est adopté et que les gouvernements
de coalition deviennent la norme, ce type de modification obligerait les
membres d'une coalition à se présenter à une élection partielle pour confirmer
leur participation au cabinet. Pour tenir compte de cet aspect, on pourrait
ajouter le passage suivant à l'exemption : « ou d'un parti formant une coalition
avec le parti du premier ministre ».
Secundo, les secrétaires parlementaires reçoivent également un salaire
et sont donc visés par cette loi. Il peut donc être souhaitable d'inclure
aussi une exemption pour ceux qui changent de parti.
Notes
1. Sans compter le gouvernement de coalition dont Borden est demeuré le
premier ministre en 1917. De toute façon, le gouvernement de coalition
a été formé après la dissolution du Parlement, et tous les membres du cabinet
se sont portés candidats à l'élection générale.
2. Une élection générale a eu lieu peu de temps après que le premier ministre
a abandonné son siège, ce qui a rendu inutile la tenue d'une élection partielle.
3. Il faut mentionner qu'au moment de la démission des premiers ministres
Abbott et Borden en 1892 et 1920 respectivement, les ministres qui sont
restés avec les nouveaux premiers ministres Thompson et Meighen n'ont pas
libéré leur siège. On suppose que, si un ministre était demeuré au cabinet
durant un passage du gouvernement à l'opposition, cette disposition se
serait alors appliquée.
4. Chapitre 52 des Actes du Parlement, 1931; 21-22 George V. Parties I
et II. Loi ayant pour objet d'abolir la nécessité d'une réélection des
membres de la Chambre des communes du Canada lorsqu'ils acceptent une charge.
5. Au total, douze députés ont pris la parole sur le projet de loi (sans
compter ceux qui ont posé des questions), dont six en faveur et six contre.
Fait intéressant, il s'agissait, au départ, d'un projet de loi émanant
d'un député de l'opposition officielle, qui a été repris comme projet de
loi du gouvernement par le ministre de la Justice après avoir été rayé
du Feuilleton. Parmi ceux qui se sont prononcés en faveur, on comptait
deux députés des United Farmers of Alberta (qui ont, par la suite, joint
les rangs de la Fédération du Commonwealth coopératif), un indépendant
et un autre député de l'opposition officielle. Les trois députés qui se
sont prononcés contre le projet de loi pour d'autres motifs étaient le
chef de l'opposition, le vice-président (un député du gouvernement) et
un autre député de l'opposition officielle.
6. Débats de la Chambre des communes, le 23 juillet 1931, page 4045.
7. Ibid., page 4046.
8. Ibid., page 4048.
9. Ibid., page 4050.
10. Le conseiller parlementaire devrait confirmer le libellé final et vérifier
si des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 ou de toute autre
loi pourraient s'appliquer.
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