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Le Parlement et la réforme parlementaire : l’héritage durable laissé par C.E.S. Franks
Michael Kaczorowski

En 2018, nous avons perdu l’une des voix les plus importantes participant à l’étude, à la discussion et à la promotion de la démocratie parlementaire canadienne. C.E.S. Franks était très connu non seulement des universitaires pour les travaux qu’il a menés durant des dizaines d’années à l’Université Queen’s, mais également du public canadien comme imminent analyste souvent sollicité par les journalistes couvrant l’actualité politique canadienne. Dans le présent article, l’auteur rend hommage à M. Franks en mettant en valeur son ouvrage précurseur, The Parliament of Canada (1987), et en expliquant en quoi ses idées demeurent pertinentes dans tout débat sur la façon dont on devrait ou pourrait réformer le Parlement et les raisons pour lesquelles une réforme est possible ou nécessaire.

Le décès du professeur C.E.S. « Ned » Franks, le 11 septembre 2018, a marqué la fin d’une époque pour les étudiants et les praticiens croyant en l’importance de comprendre le régime parlementaire canadien.

Durant ses 35 ans de carrière au département de science politique de l’Université Queen’s et dans ses nombreuses publications, le professeur Franks a jeté un regard lucide et critique sur le Parlement et le processus législatif. Pour les journalistes commentant l’actualité parlementaire, le professeur Franks était une source toujours fiable, mêlant à son analyse d’expert des observations savoureuses sur le côté très humain de la vie sur la Colline.

L’ouvrage précurseur du professeur Franks, The Parliament of Canada (1987), en plus de demeurer le plus accessible en la matière depuis sa publication, même s’il s’agit d’une analyse approfondie et savante du Parlement, est d’une grande utilité pour nous rappeler les atouts solides du modèle de Westminster, qui est le fondement du système canadien de gouvernement représentatif et responsable.

Pensons par exemple au fait simple, mais fondamental, que dans notre régime parlementaire, l’organe exécutif du gouvernement – le Cabinet – et l’organe législatif – la Chambre des communes – sont délibérément fusionnés, plutôt que séparés comme c’est le cas aux États-Unis. Ainsi, les ministres doivent répondre de leurs actes et justifier leurs décisions dans la conduite quotidienne des affaires du gouvernement. C’est là l’essence même d’un gouvernement responsable.

C’est en expliquant des principes aussi fondamentaux du régime canadien que le professeur Franks a apporté une contribution encore plus importante. Il nous rappelle que ce n’est que par un examen du fonctionnement du Parlement dans le contexte canadien que nous pouvons recommander les changements appropriés.

Des idées comme celle d’« affranchir » les députés, la plupart du temps enrobées dans de beaux discours, sont, comme le souligne M. Franks, trop souvent fondées sur une méconnaissance de la différence entre une réforme dont les ambitions sont centrées sur le Parlement – comme le renforcement des comités et l’augmentation du nombre de votes libres – et la réalité du processus parlementaire, qui gravite autour de l’organe exécutif. Une réforme n’est pas impossible, s’empresse d’ajouter Franks, mais de simples modifications de forme au Règlement ne suffisent pas, en soi, à changer la façon dont on le pouvoir est concentré et utilisé dans le régime canadien.

Les faiblesses perçues dans le fonctionnement du Parlement – et, à cet égard, de la Chambre des communes en particulier – n’ont pas changé : d’une part, le Parlement souffre d’une trop grande partisanerie et d’une trop grande domination du gouvernement, d’autre part, les simples députés devraient exercer une plus grande influence dans les politiques publiques. C’est un vieux refrain.

Or, dans chaque cas, comme le souligne M. Franks avec raison, la solution proposée nous ramène à ce que l’on croit être la belle époque, où les députés pouvaient exprimer librement leurs opinions dans l’intérêt de leurs concitoyens et de leur pays.

Le modèle de gouvernement responsable de Westminster, cependant, a toujours été celui d’un système centré sur l’organe exécutif. Comme Franks aime à nous le rappeler, il n’y a pas eu de belle époque où les parlementaires étaient indépendants. Les députés sont élus – à quelques exceptions près – non pas en tant qu’agents pouvant exercer leur libre arbitre, mais en tant que représentants de partis politiques organisés. Le travail quotidien au Parlement (votes, débats, réunions de caucus et de comités) doit respecter la ligne de parti.

Pour ce qui est de la partisanerie, mentionnons que la Chambre ellemême se veut un lieu de confrontation et le symbole du rôle de remise en question du Parlement dont elle fait la promotion, en forçant l’exécutif à défendre ses politiques dans les débats tout en laissant l’opposition les critiquer et offrir des solutions de rechange.

De même, il est souvent malavisé de dire que le « problème » de la Chambre des communes tient à la discipline de parti, comme on le déplore souvent. Comme le fait remarquer M. Franks à juste titre, la discipline de parti est la conséquence, et non la cause, de nombreuses autres variables. Parmi ces variables, mentionnons la croissance et la complexité de l’État moderne ainsi que les nombreuses exigences, souvent énormes, imposées aux députés. Ces variables s’opposent au rôle dominant joué par d’autres acteurs du système fédéral canadien, dont les gouvernements et les premiers ministres provinciaux et territoriaux, les fonctionnaires professionnels, les groupes d’intérêts, les journalistes et, de nos jours, les médias sociaux.

Cela dit, il ne faut pas croire qu’une réforme est impossible. Le professeur Franks a pris grand soin de rappeler que les procédures et les structures peuvent et doivent être examinées dans l’optique de les changer un jour – mais seulement dans la mesure où les changements s’appuient sur des attentes réalistes et une véritable compréhension de leur potentiel et des limites inhérentes à un régime de gouvernement responsable envers le Parlement où le pouvoir est concentré entre les mains de l’exécutif. Il nous faut accepter que le Parlement ne gouverne pas. Dans le régime parlementaire, le gouvernement fait partie du Parlement, et le Parlement n’est pas le gouvernement.

Étrangement – et c’était aussi vrai en 1987 que ce l’est aujourd’hui –, dans le débat sur le désintérêt du public à l’égard du processus politique, on porte peu d’attention au rôle potentiel (et négligé) que pourraient jouer les partis politiques afin d’accroître la participation des citoyens. À cet égard, l’analyse du professeur Franks est prophétique.

Le professeur Franks invitait ses lecteurs à s’inquiéter du déclin des partis politiques, qui sont un principe fondamental de l’engagement politique. Bien qu’il existe de nombreux véhicules concurrents pour participer aux affaires publiques, seuls les partis politiques ont leur pertinence dans le déroulement du processus législatif.

Comme le souligne M. Franks, les aspects fondamentaux que sont la représentation, la tenue des élections, les délibérations du Parlement ainsi que l’étude et l’adoption de mesures législatives sont tous structurés en fonction de partis politiques et tributaires de leur bon fonctionnement. Leur déclin est de mauvais augure pour la société démocratique dans son ensemble. Si on accepte cet argument, il est difficile de comprendre pourquoi une grande partie du discours sur la réforme cherche à dénigrer les partis politiques plutôt qu’à se servir d’eux comme agents de l’intérêt public.

À l’époque de sa publication tout comme aujourd’hui, The Parliament of Canada témoigne de l’attachement et du respect profonds du professeur Franks aux nombreux rôles, souvent difficiles à concilier, que le député est appelé à jouer, que ce soit dans sa circonscription ou sur la Colline du Parlement. Le député doit donner beaucoup de son temps et de son attention, assimiler une quantité impressionnante d’information, composer avec des conflits d’allégeance et vivre avec l’intransigeance du public.

Le professeur Franks a également montré que la procédure, bien loin de se résumer à des règles et à des processus obscurs, fait partie intégrante du débat essentiel en cours sur la façon dont le pouvoir devrait être exercé de façon légitime et surveillé dans une société démocratique.

Il a défendu le rôle du Parlement pour orienter le débat national sur certaines questions et la nature antagoniste de l’institution qui oblige le gouvernement à rendre compte de ses actions et de son inaction. Il voyait les vertus d’un régime de type parlementaire, où le pouvoir et la responsabilité vont de pair et où le gouvernement doit répondre de ses décisions devant la population.

Le professeur Franks conclut The Parliament of Canada en ces mots :

« Le rôle de la Chambre des communes est double : créer un gouvernement responsable, d’une part, et tenir ce gouvernement responsable de ses actes, d’autre part. Le débat et la rivalité entre les partis sont l’essence même de notre système de gouvernement représentatif, responsable et sensible aux besoins. Le prochain défi est d’améliorer la qualité, la pertinence et le traitement journalistique de ce pivot de nos processus démocratiques1. »

Relever ce défi serait un bel hommage au professeur Franks et à son œuvre magistrale. Comme le diraient les députés : « Bravo! ».

Notes

  1. C.E.S. Franks, The Parliament of Canada, Presses de l’Université de Toronto : Toronto, p. 269 [TRADUCTION].

Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 42 no 1
2019






Dernière mise à jour : 2020-09-14