Revue parlementaire canadienne

Numéro courant
Région canadienne, APC
Archives
Prochain numéro
Guide de rédaction
Abonnez-vous

Recherche
AccueilContactez-nousEnglish

PDF
Représentation, responsabilité et systèmes électoraux
Christopher Kam

Lorsqu’ils vantent les mérites d’un système électoral par rapport aux autres, les tenants de ce système ont tendance à affirmer que ledit système peut être plus « équitable », « démocratique », « représentatif » ou « efficace » que les autres. Dans cet article, l’auteur avance que le problème fondamental de l’évaluation des systèmes électoraux selon ces critères ne tient pas nécessairement de l’existence d’un compromis inflexible entre représentation et responsabilité. Il s’explique plutôt par l’absence de fondement normatif solide nous permettant de faire la distinction entre les résultats électoraux représentatifs et ceux qui ne le sont pas, soit parce que ces résultats sont le produit d’un cycle électoral, soit parce que nos mesures de la représentation sont ambiguës.

Idéalement, un gouvernement est à la fois représentatif et responsable. Il est représentatif en ce sens que ses politiques cadrent avec les intérêts des citoyens, et responsable en ce sens qu’il a des comptes à rendre aux citoyens pour sa conduite et qu’il est réceptif à leurs demandes. Le système électoral a une incidence considérable sur la mesure dans laquelle un gouvernement est représentatif et responsable dans la pratique. Or, il s’avère extrêmement difficile de mettre le doigt sur le système électoral optimal, c’est-à-dire celui qui optimise à la fois la représentation et la responsabilité. En effet, de nombreuses recherches démontrent que les systèmes électoraux qui favorisent la représentation ont tendance à le faire aux dépens de la responsabilité, et vice versa1.

Le compromis entre responsabilité et représentation est souvent présenté comme le principal obstacle pour cerner le système électoral optimal, mais ce n’est pas réellement ce qui nous empêche de le faire. Cela tient plutôt du fait que nous ne pouvons i) ni déterminer avec fiabilité les résultats électoraux plus ou moins représentatifs, ii) ni compter sur des élections successives pour obliger les élus à rendre des comptes.

Le compromis entre représentation et responsabilité

La représentation

Pour bien comprendre l’incidence du système électoral sur la représentation, on peut rappeler le modèle de la compétition électorale élaboré par Downs (la compétition downsienne)2. Selon ce modèle, les deux seuls partis politiques tentent de plaire aux électeurs en modulant leurs positions politiques. La résultante bien connue de ce modèle est que les deux partis convergent vers la position de l’électeur médian, qui appuie l’un des partis de façon aléatoire pour lui conférer une majorité des voix. Si l’on prend l’écart entre la position de l’électeur médian et celle du législateur médian en guise de mesure de la représentation (ce qui est désigné par la congruence), le résultat est parfaitement représentatif.

Par contre, dans le monde réel, bien peu d’élections mettent en cause exactement deux partis. Selon le modèle de Downs, lorsque plus de deux partis sont présents, un ou plusieurs d’entre eux peuvent tirer avantage de s’écarter de la position de l’électeur médian. Cela tient moins du système électoral employé (majoritaire ou représentation proportionnelle (RP)) que de l’ampleur de la circonscription3. Cela dit, les figures 1a et 1b illustrent respectivement comment les partis ont tendance à se positionner selon un système majoritaire ou de RP4. Dans la figure 1a, le parti C adopte une position à la droite de l’électeur médian dans l’espoir que les partis A etse partageront les voix à sa gauche, et que C pourra ainsi remporter une majorité de voix à sa droite. Dans la figure 1b, les partis A, B et C se positionnent uniformément par rapport à l’électeur médian.

Ces deux scénarios d’élection entraînent des conséquences fort différentes sur le plan de la représentation. Si C remportait l’élection selon le système majoritaire de la figure 1a, il y aurait un écart important entre l’électeur médian et le parti majoritaire. Comme il n’y a aucun vainqueur qui se démarque clairement lors des élections selon le système de RP, en théorie, A, B et C doivent se positionner dans la figure 1b de manière à obtenir chacun une part égale des voix (sinon, chacun aurait des raisons d’adopter une position quelque peu différente). Ce scénario entraînerait pour résultat une assemblée où A, B et C détiennent une proportion égale de sièges, et où le parti médian (B) se trouve par conséquent exactement à la position de l’électeur médian. Du point de vue de la congruence, les résultats d’une élection selon le système de RP sont hautement représentatifs.

La responsabilité

Selon Powell, il y a responsabilité électorale lorsque : i) la responsabilité à l’égard des résultats politiques est claire, ii) les électeurs peuvent sanctionner efficacement les responsables de ces résultats5. Les systèmes majoritaires ont tendance à produire d’excellents résultats selon ces critères pour deux raisons :

1. Ils ont tendance à produire des gouvernements majoritaires unipartites; le parti responsable des résultats politiques est donc évident.

2. Selon ces systèmes, la façon dont les voix se traduisent en sièges fait habituellement en sorte qu’une faible perte de voix peut entraîner une importante perte de sièges. Les électeurs peuvent donc infliger un châtiment sévère aux élus simplement en leur retirant quelques points de pourcentage des voix.

Les systèmes de RP n’obtiennent pas d’aussi bons résultats selon ces critères. Premièrement, ils tendent à produire des gouvernements de coalition, et lorsque plusieurs partis contrôlent le gouvernement, il devient plus difficile pour les citoyens de savoir à qui attribuer le mérite ou le blâme pour les résultats politiques6. Deuxièmement, selon les systèmes de RP, le rapport entre les voix et les sièges n’est pas aussi marqué que dans le cas des systèmes majoritaires, ni aussi déterminant sur le statut du gouvernement. Cela s’explique parce que la position idéologique d’un parti peut lui conférer un pouvoir de négociation législative qui s’ajoute à sa part de sièges. Les partis qui se retrouvent dans cette position avantageuse sont donc en quelque sorte à l’abri des variations dans leur part des voix.

Ces arguments supposent un compromis entre représentation et responsabilité. La figure 2 illustre ce compromis. Par contre, nous sommes vraiment devant l’impossibilité de pouvoir classer les partis par ordre seulement si ce compromis prend la forme de la ligne en gras (sur laquelle x et y se trouvent). Pour comprendre, imaginons que x et y représentent deux systèmes électoraux hypothétiques. Notons que x est aussi responsable qu’un système électoral pourrait l’être compte tenu de son niveau (élevé) de représentation, et que y est aussi représentatif qu’un système électoral pourrait l’être compte tenu de son niveau (élevé) de responsabilité. Par conséquent, changer x pour y ne nous permet pas de cerner un meilleur système électoral; cela ne fait que changer le mélange de responsabilité et de représentation que l’on peut obtenir.

Carey et Hix font valoir que la relation entre représentation et responsabilité ne doit pas nécessairement être inflexible, car elle peut être curviligne comme l’indique la ligne pointillée dans la figure 27. Si c’est le cas, il peut y avoir un système électoral optimal, comme z. Notons que si l’on remplace z par un autre système électoral (se situant sur n’importe quel point au nord-ouest ou au sud-est de z sur la ligne pointillée), alors la représentation et la responsabilité déclineront toutes les deux. À cet égard, z présente le meilleur mélange possible de représentation et de responsabilité.

Problème no 1 : mesurer la représentation

Même si la vision optimiste du compromis entre représentation et responsabilité présentée par Carey et Hix se concrétise, il nous faudrait pouvoir mesurer la représentation et la responsabilité avec exactitude pour cerner le système électoral optimal, ce qui n’est pas une mince affaire.

La théorie du choix social examine comment les choix collectifs sont déterminés par la somme des préférences individuelles. Une résultante centrale de cette théorie est que l’on ne peut présumer de la transitivité des choix collectifs8. Qu’est-ce que cela signifie? Supposons que trois partis (A, B et C) s’affrontent lors du deuxième tour de scrutin selon un système majoritaire, et qu’une majorité d’électeurs préfèrent A à B, et B à C. La théorie du choix social nous dit que l’on ne peut pas en déduire qu’il existe une majorité d’électeurs préférant A à C. En effet, si on classe le deuxième tour différemment ou que l’on emploie un autre système électoral (p. ex. majorité simple ou scrutin préférentiel), C pourrait se retrouver en tête9. Ce résultat est troublant, car il donne à penser que nous ne pouvons pas savoir si les résultats d’une élection sont représentatifs – en ce sens qu’ils reflètent la « volonté de la majorité » – ou s’ils sont simplement attribuables aux vicissitudes d’un système électoral en particulier.

Les choix collectifs sont presque assurément intransitifs quand les électeurs évaluent les choix qui s’offrent à eux sous plusieurs angles, par exemple lorsque non seulement ils prennent en considération la position d’un parti sur le plan économique, mais aussi sa position sur le plan de l’autonomie régionale ou le charisme de son chef10. En revanche, on peut raisonnablement avoir la certitude que les choix collectifs sont transitifs quand les électeurs ont des préférences unimodales11. Ce terme de jargon signifie que l’on peut classer les électeurs sur un seul axe en fonction des options préférées de chacun d’entre eux (p. ex. sur le plan des partis, des candidats) qui se trouvent plus près de leur position sur l’axe jusqu’à celles qui en sont plus éloignées.

Quant à savoir si les préférences des électeurs sont unimodales ou non, la question est empirique. Cependant, il est difficile d’évaluer la représentation même lorsque les préférences des électeurs sont unimodales. La figure 3 illustre deux modèles d’électorat, soit A et B. Les blocs ombragés représentent la gamme des vues idéologiques de chaque électorat12. Ainsi, l’électorat A est modéré, puisque la plupart des électeurs se situent un peu à gauche ou à droite de l’électeur médian (EM). En revanche, l’électorat B est polarisé, puisque bon nombre des électeurs se situent loin à gauche ou à droite de l’électeur médian. Selon les systèmes électoraux, le législateur médian (LM) se situe aussi loin de l’électeur médian dans A et dans B, et selon cette mesure, les résultats électoraux dans A et B sont tout aussi représentatifs.

L’affirmation selon laquelle les résultats électoraux dans A et B sont tout aussi représentatifs tient du fait que notre mesure de la représentation (congruence) fait abstraction des écarts entre les préférences des électeurs. Selon un autre point de vue, on pourrait dire que le système électoral employé dans B fait en sorte que le législateur médian se trouve beaucoup plus près de l’électeur médian par rapport à la (vaste) gamme de préférences de l’électorat que c’est le cas pour le système électoral employé dans A. En effet, le système électoral dans A fait en sorte que le législateur médian se trouve à une extrémité des préférences des électeurs. Ce raisonnement donne à penser qu’il faut évaluer la congruence par rapport à la gamme des préférences des électeurs. C’est ce que font Golder et Stramski, et ils constatent que les jugements sur la capacité relative des différents systèmes électoraux de produire des résultats représentatifs dépendent de la façon de mesurer la représentation13.

Problème no 2 : les élections ne garantissent pas nécessairement la responsabilité des élus

On imagine souvent la responsabilité électorale sous la forme d’un contrat tacite conclu entre les électeurs et les élus selon lequel les électeurs promettent de réélire les politiciens seulement si leur performance surpasse un certain critère (aussi mal défini ou singulier qu’il puisse être). Bien sûr, les électeurs préfèrent aussi élire des candidats qui sont meilleurs plutôt que pires. Or, Fearon soutient que les électeurs sont incapables de se servir des élections pour à la fois motiver les politiciens et choisir de « bons » candidats14.

L’argument de Fearon est fondé sur un modèle de cycle électoral à trois étapes selon lequel :

Un politicien établit une politique, par exemple un taux de chômage cible. Les électeurs veulent que cette politique produise un certain résultat (p. ex. un taux de chômage nul), mais ils ne peuvent pas discerner de manière précise la mesure dans laquelle le résultat est attribuable à la politique établie par le politicien ou à d’autres forces (p. ex. les marchés mondiaux).

Après observation du résultat de la politique, les électeurs décident soit de réélire le politicien, soit d’élire un remplaçant.

Le politicien élu à l’étape 2 établit une autre politique, et le cycle électoral prend fin un peu comme dans le cas de la limite de deux mandats applicable aux présidents américains.

Le nœud du problème réside dans la façon dont les électeurs peuvent voter à l’étape 2 pour s’assurer d’obtenir la politique qu’ils souhaitent malgré trois défis possibles. Le premier défi consiste à faire la distinction entre les politiciens « compétents » qui peuvent effectivement produire le résultat politique souhaité, et les politiciens incompétents qui ne le peuvent pas. Le second défi consiste à motiver les politiciens, qui préfèrent tous un résultat différent de celui souhaité par les électeurs (peut-être parce qu’il faut travailler dur pour donner aux électeurs ce qu’ils veulent). Le troisième défi est un mélange des deux précédents, c’est-à-dire que les électeurs doivent à la fois déceler les politiciens compétents et motiver ceux qui sont réticents.

Fearon démontre que les électeurs peuvent relever les deux premiers défis en établissant un certain critère, et réélire le politicien s’il satisfait au critère. Par exemple, pour établir ce critère, les électeurs peuvent dire « Nous préférons un taux de chômage nul, mais si vous abaissez le taux de chômage sous la barre des 3 %, nous allons vous réélire ». Cette règle suffit pour relever les deux premiers défis, car elle permet aux électeurs de faire la distinction entre les politiciens compétents ou non dans le premier cas, et de motiver les politiciens réticents dans le deuxième cas.

Étonnamment, cette stratégie de vote échoue pour le troisième défi. Le problème, c’est que, dans de telles conditions, les électeurs ne peuvent pas tenir leur promesse de réélire un politicien qui a satisfait à leur critère. Pour comprendre, il faut noter qu’un politicien réélu ne va pas s’efforcer de mettre en place la politique souhaitée par les électeurs à l’étape 3 parce que la récompense et la motivation d’une réélection ne s’appliquent plus. Les électeurs ont donc le choix entre un politicien dont ils savent qu’il ignorera leurs préférences politiques d’une part, et un adversaire potentiellement compétent d’autre part. Les électeurs préfèrent toujours la deuxième option, donc le politicien qui était déjà en place fait tout aussi bien d’ignorer les préférences des électeurs dès le départ. Comme tous les politiciens, compétents ou non, se comportent ainsi, l’électorat ne peut faire la distinction entre ceux qui sont compétents et ceux qui ne le sont pas. Les élections ne permettent donc pas de motiver les politiciens ou de trouver les « bons » candidats.

Conclusion

Le problème fondamental de l’évaluation des systèmes électoraux selon ces critères ne tient pas nécessairement de l’existence d’un compromis inflexible entre représentation et responsabilité. Il tient du fait que nous sommes incapables de faire une distinction fiable entre les résultats électoraux représentatifs et ceux qui ne le sont pas, soit parce que ces résultats sont le produit d’un cycle électoral, soit parce que nos mesures de la représentation sont ambiguës. La situation n’est pas plus reluisante au chapitre de la responsabilité. Même si nous pouvons affirmer que la clarté de la responsabilité à l’égard des résultats politiques et que la capacité de sanctionner les élus sont meilleures selon le système électoral x que selon le système électoral y, rien ne garantit que de telles conditions suffisent pour motiver les politiciens ou les contraindre. Il semble que nous ne disposons d’aucun fondement normatif solide pour évaluer les systèmes électoraux. Cette conclusion est certes pessimiste, mais elle devrait encourager les citoyens à examiner minutieusement les affirmations des politiciens selon lesquelles certains systèmes électoraux sont, par nature, plus « équitables », « démocratiques », « représentatifs » ou « efficaces » que d’autres.

Notes

1 Donald L. Horowitz, « Electoral Systems: A Primer for Decision Makers », Journal of Democracy, vol. 14, no 4, 2003, p. 115-127.

2 Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957.

3 Gary W. Cox, « Centripetal and centrifugal incentives in electoral systems », American Journal of Political Science vol. 34, no 4, 1990, p. 903-935.

4 G. Bingham Powell, Jr., Elections as instruments of democracy: Majoritarian and proportional visions, New Haven, Yale University Press, 2000.

5 G. Bingham Powell, Jr., Elections as instruments of democracy: Majoritarian and proportional visions, p. 50-51.

6 G. Bingham Powell, Jr. et Guy D. Whitten, « A cross-national analysis of economic voting: taking account of the political context », American Journal of Political Science, 1993, p. 391-414. Voir aussi Ray M. Duch et Randall T. Stevenson, The economic vote: How political and economic institutions condition election results, New York, Cambridge University Press, 2008.

7 John M. Carey et Simon Hix, « The Electoral Sweet Spot: Low Magnitude Proportional Electoral Systems », American Journal of Political Science vol. 55, no 2, 2011, p. 383-397.

8 Kenneth J. Arrow, Social choice and individual values, New York, Wiley, 1963.

9 Officiellement, le théorème d’Arrow nous dit que toute règle électorale qui respecte un certain minimum de critères d’équité admet la possibilité d’un choix social intransitif.

10 Richard D. McKelvey, « Intransitivities in multidimensional voting models and some implications for agenda control », Journal of Economic Theory, vol. 12, no 3, 1976, p. 472-482.

11 Amartya K. Sen, « A possibility theorem on majority decisions », Econometrica: Journal of the Econometric Society, vol. 34 no 2, 1966, p. 491-499.

12 Le fait de pouvoir représenter les préférences des électeurs dans A et B sous forme de points le long d’une ligne droite sous-tend qu’ils ont des préférences unimodales.

13 Matt Golder et Jacek Stamski, « Ideological congruence and electoral institutions », American Journal of Political Science, vol. 54, no 1, 2010, p. 90-106.

14 James D. Fearon, « Electoral accountability and the control of politicians: selecting good types versus sanctioning poor performance », cité dans Democracy, Accountability, and Representation, sous la direction de A. Pzewrorski, S. Stokes et B. Manin, New York, Cambridge University Press.

Figure 2 :
Le compromis entre représentation et responsabilité


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 39 no 4
2016






Dernière mise à jour : 2020-09-14