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La crise de la responsabilité au Canada
Thomas Axworthy

Au cours des deux dernières années, le programme de commandites du gouvernement fédéral a été examiné par la vérificatrice générale, le Comité permanent des comptes publics et, plus récemment, par une commission d'enquête présidée par le juge John Gomery. Les questions de la reddition de comptes et de la responsabilité se trouvent au cœur de toutes ces études. L'auteur soutient que le Canada doit redécouvrir l'éthique de la responsabilité. Il propose des réformes structurelles précises pour le Parlement, la fonction publique et l'exécutif. 

L'un des principaux problèmes mis au jour dans le rapport de 2003 de la vérificatrice générale et aux audiences du Comité des comptes publics et de la Commission d'enquête Gomery sur le scandale des commandites est l'absence de toute notion de responsabilité1 chez ceux qui exercent de hautes fonctions. Il ressort des témoignages que des hauts fonctionnaires ont fait la sourde oreille à plusieurs plaintes internes visant des irrégularités dans l'attribution des contrats de publicité. Des membres du personnel politique, dont le travail consiste à conseiller les ministres, sont intervenus dans la mise en œuvre des politiques, la chasse gardée traditionnelle de la fonction publique. Le ministre responsable des Travaux publics, Alfonso Gagliano, a nié toute responsabilité parce qu'il disait ne pas avoir eu connaissance des faits. Le sous-ministre des Travaux publics a, lui aussi, refusé d'être tenu responsable parce qu'il ne disposait pas de toute l'information voulue. Dans ces conditions, une question évidente se pose : si le ministre et le sous-ministre ne dirigeaient pas le ministère, qui le faisait? 

Le spécialiste des affaires parlementaires, C.E.S. Franks, a abordé de front le problème lors de son témoignage devant le Comité des comptes publics, en mai 2004 : «  Pas un des nombreux témoins qui ont comparu devant le comité – anciens ministres et hauts fonctionnaires – n'a dit  : « Oui, la gestion de ce programme relevait de moi et je suis donc responsable de ce qui a mal tourné2. » 

Le comportement décrit par M. Franks devant le Comité des comptes publics s'est généralement répété dans les témoignages présentés à la Commission Gomery. Parmi les exceptions, il y celle du premier ministre Jean Chrétien, qui a dit à la Commission : « Je déplore toutes les erreurs qui auraient pu être commises dans l'exécution de ce programme, ou de tout autre programme gouvernemental. En ma qualité d'ancien premier ministre, j'assume la responsabilité ultime de tout ce que mon gouvernement a fait de bien et de mal3. » Il en va de même pour David Dingwall, l'ex-ministre des Travaux publics, qui a reconnu être allé trop loin en 1995 lorsqu'il a insisté auprès de son sous-ministre, Ron Quail, pour que Chuck Guité, l'épicentre de la crise, soit promu à des activités de communications directes4. Ni un ministre ni son personnel ne devrait intervenir dans le processus de recrutement des fonctionnaires. Mais, eu égard à la prestation générale des décideurs d'Ottawa lorsqu'ils évoquent leur rôle respectif dans l'affaire des commandites, il est évident qu'il y a actuellement une crise de la responsabilité au Canada. 

Les organismes ou les collectifs n'ont pas de responsabilités morales, contrairement aux particuliers qui en font partie. Comprendre la primauté de la responsabilité constitue le premier pas vers la responsabilisation, qui passe par la reddition des comptes. Assumer ses responsabilités équivaut donc à répondre ou être comptable de ses actes5. L'activité gouvernementale repose sur le principe éthique voulant que ceux qui exercent le pouvoir assument également la responsabilité de leurs actes. En ce qui touche la responsabilité et la reddition des comptes, nous éprouvons un problème à la fois moral et structurel. Moralement, nous avons pris nos distances par rapport à la responsabilité. Le rétablissement de ce fondement éthique doit constituer la première priorité. Le Parlement pourrait commencer par débattre de la Déclaration universelle des obligations de la personne. Structurellement, nous avons laissé la confusion s'installer au sujet des rôles respectifs des fonctionnaires, des ministres et de leurs conseillers politiques personnels. Nous avons besoin d'un cadre bien compris de responsabilité et de responsabilisation qui soit entériné à la fois par le corps législatif et par l'exécutif. Nous n'avons pas besoin d'attendre le rapport de la Commission Gomery pour savoir que nous éprouvons dès maintenant un problème auquel il faut absolument remédier. 

La moralité de la responsabilité 

L'éthique est un système de normes ou de principes moraux qui pourraient être acceptés universellement, autrement dit par quiconque ne serait pas au courant de ses caractéristiques personnelles comme sa classe sociale, sa race, son sexe ou sa nationalité. D'après Hans Küng, philosophe moraliste de réputation mondiale, une éthique globale n'est « rien d'autre que le minimum nécessaire de normes, d'attitudes de base et de valeurs communes6 ». Parmi le minimum nécessaire figure la notion de responsabilité ou d'obligation de la personne. Depuis le stoïcisme, nous savons qu'en développant notre sens de la responsabilité, nous élargissons notre liberté intérieure en fortifiant notre caractère moral. 

Ayant la liberté de choisir, y compris entre le bien et le mal, un caractère responsable fera en sorte que le bien l'emporte. Nous élaborons tous nos propres codes moraux de responsabilité, en tant qu'amoureux, conjoints, parents ou citoyens. Dans Criton, de Platon, Socrate dit, au sujet de la conscience ou du sens de la responsabilité : « […] le son de ces paroles retentit dans mon âme et me rend insensible à tout autre discours, et sache [que] tout ce que tu pourras me dire contre sera inutile »7. Socrate, les stoïques et les prophètes ont tous reconnu que les humains dotés du libre arbitre mènent sans arrêt une lutte interne où s'affrontent les forces de la lumière et de l'ombre. Comme l'a écrit Montaigne : « Tant est merveilleux l'effort de la conscience : elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous8. » 

La responsabilité morale ou conscience est donc essentielle à notre développement d'être humain. Nous sommes libres dans la mesure où nous ne devenons pas esclaves du mal. Mais cela revêt aussi une importance cruciale au chapitre de la liberté politique. Liberté et responsabilité sont interdépendantes. La responsabilité constitue un frein naturel volontaire à la liberté. Tout comme il faut imposer des limites à l'individu pour rendre possible la coexistence entre humains, de même la liberté politique doit s'exercer dans un cadre d'obligations mutuelles. Personne n'a été plus éloquent sur ce sujet qu'Edmund Burke dans sa lettre de 1791 à un membre de l'Assemblée nationale française : 

« Les hommes sont qualifiés pour la liberté civile en proportion exacte de leur disposition à mettre des chaînes morales sur leurs propres appétits; dans la mesure où leur amour de la justice l'emporte sur leur rapacité; dans la mesure où la justesse et la pondération de leur entendement l'emporte sur leur vanité et leur présomption; dans la mesure où ils sont mieux disposés à écouter les conseils des sages et des bons que la flatterie des fripons. La société ne peut exister sans qu'un pouvoir sur la volonté et les appétits ne soit installé quelque part, et moins il se trouve à l'intérieur, plus il doit se situer à l'extérieur. Il est ordonné dans la constitution éternelle des choses que les hommes à l'esprit immodéré ne peuvent être libres. Leurs passions forgent leurs entraves9. » 

Le philosophe Emmanuel Kant a paraphrasé ainsi un passage de l'Évangile selon saint Mathieu (chapitre 10, verset 16) : « La politique proclame ‘soyez prudents comme les serpents’ mais la morale ajoute ‘et simples comme les colombes’. » Kant croyait que, comme les serpents et les colombes de Jésus, la politique et l'éthique peuvent coexister. Toutefois, comme l'a écrit Dennis F. Thompson, il y a souvent une tension entre les deux10. La politique est le domaine du pouvoir, sous l'égide de l'utilité; l'éthique est le domaine du principe, sous l'égide des impératifs. Le lien qui les unit est la primauté de la responsabilité et des comptes à rendre. Pour les gens qui occupent des postes d'autorité, la première défense contre l'incidence corrosive du pouvoir est un sentiment personnel de la moralité. Sans morale personnelle, l'État devient une kleptocratie organisée, comme le Zaïre de Mobutu, ou une anarchie, comme la guerre de chacun contre tous selon Hobbes. Si cette première défense fléchit, alors intervient tout un système de structures et de protections, comme la responsabilisation parlementaire ou le système américain de la séparation des pouvoirs. Ainsi que l'indique Madison dans le no 63 des Essais fédéralistes : « Pour qu'elle soit raisonnable, la responsabilité doit être limitée aux objets qui relèvent du pouvoir de la partie responsable et, pour qu'elle soit efficace, elle doit être en rapport avec les opérations de ce pouvoir11. » 

Je suis d'avis qu'au Canada, l'éthique fait défaut en ce qui concerne tant la responsabilité morale personnelle que les structures de responsabilisation. 

Les préceptes moraux doivent être vécus, mais, avant cela, ils doivent être enseignés. Cette tâche incombe à de nombreuses institutions – les églises, les écoles, les universités, etc. La responsabilité et les droits sont interconnectés, mais, à notre époque, et contrairement à ce qui s'est passé presque tout au long de l'histoire, ce sont les droits qui reçoivent toute l'attention, le sens de la responsabilité ou de l'obligation étant relégué à l'arrière plan. Le mouvement des droits de la personne, appuyé par une multitude d'organisations gouvernementales et non gouvernementales, a accompli un travail formidable pour ce qui est d'aider les gens à comprendre leurs droits. Mais, s'il est relativement facile de localiser la collectivité des droits de la personne (Amnistie internationale, Human Rights Watch, le Centre canadien des droits de la personne et du développement démocratique, une panoplie de cours dans les écoles de droit, la Charte canadienne des droits et libertés, etc.), où trouve-t-on la collectivité qui s'occupe des obligations de la personne? Quelqu'un peut-il nommer une seule institution ayant pour mission première de propager des normes de responsabilité? Pourtant, plus nous sommes libres, plus nous assumons de responsabilités à l'égard des autres et de nous-mêmes. Plus nous possédons de pouvoir ou d'autorité, plus est grande notre responsabilité de l'utiliser à bon escient. Le Canada est un chef de file dans le domaine des droits de la personne, mais, comme le montre l'enquête Gomery, il est à la traîne dans le domaine de la responsabilité humaine. Le temps est venu de rétablir l'équilibre. 

En 1996, lorsqu'il était encore en pleine possession de ses facultés intellectuelles et physiques, Pierre Trudeau m'a invité ainsi que plusieurs anciens premiers ministres et présidents à une réunion parrainée par le Conseil InterAction en vue d'examiner les liens mutuels entre les droits et les responsabilités. Le père de la Charte des droits et libertés était désormais convaincu que les religions du monde devaient unir leurs efforts pour élaborer un fondement éthique commun qui serve à prévenir le Choc des civilisations envisagé par Samuel Huntington. Bien entendu, tout ce rapprochement intellectuel a eu lieu avant le 11 septembre. Mais la démarche devient encore plus critique aujourd'hui. Un groupe formé de leaders religieux et de philosophes comme Hans Küng ont travaillé de concert avec d'anciens dirigeants politiques pour produire en 1997, par suite d'une InterAction créative visant à donner l'heure juste aux autorités, une « Déclaration universelle des obligations de la personne ». 

L'espoir de M. Trudeau et des autres membres du Conseil InterAction était que les corps législatifs nationaux débattent de la Déclaration universelle et que les États proposent à l'ONU de l'adopter comme déclaration d'accompagnement de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Le document déclare hors-la-loi le comportement inhumain et indique clairement qu'aucune personne ni aucun groupe ou organisation n'est au-dessus du bien ou du mal. Quiconque possède une raison et une conscience doit accepter d'être responsable. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. Chacun doit agir avec intégrité, honnêteté et équité et chacun a la responsabilité de dire la vérité et de témoigner du respect à tous les autres humains. À cet égard, la Déclaration mentionne en particulier les médias. Dans le contexte des problèmes que vit aujourd'hui le Canada sur le plan de l'éthique, la plus grande responsabilité repose sur les épaules de ceux qui exercent des fonctions d'influence et d'autorité. L'article 13 énonce que ces gens « doivent, eux aussi, respecter les critères moraux généraux ». 

La Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par les Nations Unies en 1948, a marqué un moment historique dans l'histoire des droits humains. Bien que n'ayant pas en soi force de loi (des pactes et traités internationaux ont plus tard donné effet aux principes de la Déclaration), elle a constitué une percée normative qui a permis de sensibiliser le monde à l'importance des droits. Le monde a besoin – le Canada a besoin – d'une percée normative semblable dans le domaine de la responsabilité. Nous devrions, au même titre que nous connaissons nos droits, connaître nos devoirs en tant que conjoints, parents et citoyens. Le Parlement devrait débattre de la Déclaration universelle des obligations de la personne et appliquer les normes éthiques qu'elle contient aux problèmes soulevés par la Commission Gomery. Si le Parlement est d'accord avec la Déclaration, le gouvernement devrait alors être encouragé à la présenter à l'Assemblée générale afin que le monde puisse enfin commencer à porter son attention sur les obligations tout autant que sur les droits. En ramenant la responsabilité au premier plan de notre code moral, nous créerons un antidote aux sept péchés sociaux énoncés par le Mahatma Gandhi : 

1. Politique sans principes
2. Commerce sans moralité
3. Richesse sans travail
4. Éducation sans caractère
5. Science sans humanité
6. Jouissance sans conscience
7. Religion sans renoncement 

Structures de responsabilisation 

La Déclaration universelle des obligations de la personne vise le plus haut niveau possible de la gouvernance, celui des Nations Unies. Mais la plupart des gouvernements, des entreprises, des sociétés professionnelles, etc., possèdent déjà des déclarations de valeurs ou des codes de déontologie. Feu John Tait, un collègue du Conseil privé lorsque j'étais secrétaire principal, qui est devenu plus tard sous-ministre de la Justice, a dirigé un groupe de travail sur les valeurs du secteur public au milieu des années 1990, lequel a produit un excellent rapport intitulé De solides assises. Le travail de M. Tait a mené à la publication, en 2003, du Code de valeurs et d'éthique de la fonction publique, un document de première classe. Pourtant, à peu près au moment où le groupe de M. Tait entreprenait ses travaux, le programme des commandites était lancé et, lors de la publication du nouveau cadre de valeurs en 2003, l'absence quasi totale de valeurs de responsabilisation dont témoigne le travail de M. Guité commençait à devenir très évidente. Bref, la moralité personnelle est une valeur essentielle, mais elle ne constitue que la première ligne de défense. 

Lorsque des individus trébuchent, et c'est toujours le cas, il faut un système de balises pour préserver l'intérêt public. 

La responsabilisation apporte une réponse à la question de savoir « qui rend des comptes à qui et pour quoi? ». Sur le plan politique, cela signifie que ceux à qui l'électorat a délégué le pouvoir de prendre des décisions, c'est-à-dire le premier ministre, les ministres, les sous-ministres, les directeurs généraux, etc., doivent répondre de la façon dont ils se sont acquittés de leurs fonctions. La reddition des comptes concerne la responsabilité, celle de répondre de ses actions. Dans notre système traditionnel de type britannique, l'électorat confère aux députés le pouvoir officiel d'agir ou d'exercer l'autorité, l'un de leurs leaders étant choisi par le gouverneur général pour devenir premier ministre, lequel doit rendre des comptes au Parlement. La chaîne de responsabilisation continue avec les ministres et les sous-ministres, qui sont comptables au premier ministre, les cadres supérieurs étant comptables au ministre, les directeurs généraux étant comptables au sous-ministre, et ainsi de suite. 

Par conséquent, la responsabilisation est l'obligation de rendre compte du pouvoir délégué par la source légitime de celui-ci. Elle implique que des comptes sont rendus à ceux qui ont des comptes à recevoir. Il y a trois types distincts de responsabilisation dans notre système politique et il arrive fréquemment qu'on les confonde. Premièrement, il y a la responsabilisation démocratique, cette priorité ressortissant à la capacité des citoyens de demander compte aux décideurs du pouvoir qui leur a été délégué. Deuxièmement, il y a la responsabilisation ministérielle, c'est-à-dire la convention qui forme la pierre angulaire de notre système parlementaire. Le Parlement exige des comptes des ministres pour les politiques qu'ils préconisent et pour les mesures administratives de leur ministère. Les ministres sont responsables de certaines choses et doivent répondre de toutes. Troisièmement, la responsabilisation gestionnelle est le domaine des hauts fonctionnaires. Ceux-ci ont la responsabilité de veiller à ce que les ressources publiques servent à concrétiser les grands objectifs du gouvernement et soient affectées de la manière la plus efficiente et efficace possible. Ils ont également la responsabilité de veiller à ce que les lois, les politiques et les lignes directrices soient respectées. La responsabilisation démocratique rehausse la légitimité du gouvernement, la responsabilisation ministérielle à l'égard du Parlement écarte les abus, la corruption et l'arrogance, et la responsabilisation gestionnelle attribue les responsabilités en ce qui concerne les succès et les échecs, pour une amélioration du rendement et des résultats. 

Disons, pour être juste, qu'en réponse au scandale des commandites, le gouvernement a déjà procédé à plusieurs réformes structurelles en vue d'améliorer la responsabilisation. Le commissaire à l'éthique est maintenant indépendant du premier ministre, et M. Shapiro a présenté un nouveau code sur les conflits d'intérêt pour les députés. La Loi sur la protection des fonctionnaires dénonciateurs d'actes répréhensibles, appelée loi sur la protection des dénonciateurs, crée à l'intérieur de chaque ministère des mécanismes de dénonciation, et les fonctionnaires peuvent maintenant en appeler au président de la Commission de la fonction publique. Par suite de l'annonce récente de l'examen des sociétés d'État, l'application de la Loi sur l'accès à l'information s'étendra à 10 sociétés d'État qui en étaient exemptées, et la vérificatrice générale procédera désormais, à titre exclusif ou en collaboration, à la vérification de toutes les sociétés d'État. Le Conseil du Trésor est aussi en train d'effectuer deux examens, sur l'administration financière et la reddition des comptes, dont les résultats seront déposés au Parlement. Le juge Gomery, après avoir été au fond des délits d'action individuels, ajoutera sans aucun doute sa voix à celle de la vérificatrice générale pour recommander des réformes additionnelles. 

J'ai deux suggestions de nature structurelle qui n'ont pas à attendre les résultats de l'enquête Gomery. Il est clair que les différentes formes de responsabilisation énumérées ci-dessus sont entourées d'une certaine confusion. Les ministres définissent de façon très étroite la responsabilité de leurs actes, alors que l'opposition exige sans cesse des démissions. Il ne fait guère de doute que les ministres doivent répondre de tout, mais sont-ils responsables des milliers de décisions prises chaque jour dans chaque ministère ou organisme? Où s'arrête la responsabilité du ministre et où commence celle du sous-ministre? Et qu'en est-il du rôle du personnel exonéré ou des adjoints personnels des ministres? Le scandale des commandites montre que ces derniers ont joué des rôles allant bien au-delà de leurs fonctions traditionnelles qui consistent à conseiller les ministres. Des décisions touchant le personnel et l'application des mesures ont été influencées, voire dictées, par du personnel exonéré. Mais, si les fonctionnaires sont guidés par le Code de valeurs et d'éthique et si les ministres et les députés sont comptables au commissaire à l'éthique et, en fin de compte, à leurs électeurs, à quelles normes s'attend-on de la part des conseillers politiques personnels? Le Conseil du Trésor a produit des « Lignes directrices à l'intention des cabinets des ministres », mais le rôle et la responsabilité exacts de ces conseillers demeurent le trou noir de l'administration publique canadienne. 

Si leur rôle est, pour l'essentiel, sous-analysé du point de vue de la reddition des comptes, il n'en va pas de même pour les fonctionnaires. Le Code de valeurs et d'éthique, par exemple, énumère clairement les principes censés guider les fonctionnaires qui contribuent aux valeurs démocratiques, comme « les fonctionnaires fourniront aux ministres des conseils honnêtes et impartiaux » ou « ils mettront en oeuvre avec loyauté les décisions des ministres qui ont été prises conformément à la loi12 ». 

Toutefois, David Good, dans son étude du débat de 2000 sur la vérification des subventions et contributions de Développement des ressources humaines Canada, signale que, « curieusement, le ’modèle canadien’ de nouvelle gestion publique, opérant selon le cadre théorique de la fonction publique professionnelle, n'a pas fait de la responsabilisation et du rendement des éléments primordiaux13 ». Donald Savoie, qui travaille actuellement à un examen de la responsabilisation pour le Conseil du Trésor, abonde dans le même sens dans son ouvrage Breaking the Bargain : 

L'orientation générale du régime de responsabilisation du Canada est demeurée passablement intacte au fil des ans. Mais tout le reste a changé. À l'heure actuelle, très peu de dossiers relèvent nettement d'un ministère en particulier. Il s'ensuit qu'il n'y a plus guère de place dans l'appareil gouvernemental pour les initiatives stratégiques et pour que des fonctionnaires individuels assument la responsabilité de politiques et de programmes. Et la responsabilité est au cœur même du problème à régler14

On pourrait, si on voulait appliquer une solution immédiate, opter pour l'approche britannique de désigner officiellement les sous-ministres comme « agents comptables ». Comme le décrit C.E.S. Franks, les secrétaires permanents britanniques « sont personnellement et entièrement responsables des opérations financières, y compris des questions de prudence, de probité, de légalité et d'optimisation des ressources, à moins que leurs décisions n'aient été explicitement annulées par écrit par le ministre dont ils relèvent15 ». Lors d'une table ronde organisée par le Forum des politiques publiques en juin 2004, l'idée a reçu un « accueil mitigé » parce qu'au Canada, le greffier du Conseil privé intervient normalement si de graves difficultés surgissent entre un ministre et ses subordonnés16. Mais je crois que, s'il avait été juridiquement responsable des comptes à rendre, le sous-ministre des Travaux publics aurait été plus résolu à résister aux suggestions douteuses. 

Par conséquent, nous avons besoin d'un code de responsabilisation qui ait l'appui du Parlement, de l'exécutif et de la fonction publique. Dans l'arène du Parlement, il est très difficile d'y parvenir : le réflexe naturel de l'opposition est d'exiger une démission et celui d'un ministre est de se délester. Je suis certain qu'avec des experts reconnus comme le professeur Donald Savoie, l'examen du Conseil du Trésor sera un produit de qualité. Mais, dans l'ère de l'après-Gomery, il faudra davantage que la caution du gouvernement. L'opposition en a long à dire au sujet de la reddition des comptes et il y a du chemin à faire pour concilier les exigences et les besoins opposés de l'opposition, de l'exécutif et de la fonction publique. Il faut donner un visage au rapport à venir du Conseil du Trésor. Le gouvernement devrait donc nommer un groupe de travail formé de trois personnalités publiques, par exemple un ex-chef de l'opposition comme Preston Manning, qui serait appuyé par une ex-ministre d'expérience comme Monique Bégin ou Jane Stewart, et par un fonctionnaire à la retraite dont le nom est synonyme d'intégrité, comme Arthur Kroeger ou Gordon Robertson. Ce groupe de travail devrait faire fond sur tout le travail interne déjà accompli dans le cadre de l'examen du Conseil du Trésor, mais il devrait ensuite consulter un large éventail d'experts de l'extérieur et chaque parti représenté au Parlement. Le calibre d'un tel groupe de travail devrait suffire à élever le dossier de la responsabilisation au-dessus du schéma habituel « donnant, donnant » à caractère partisan du Parlement. Le Parlement, l'exécutif et la fonction publique ont tous également intérêt à trouver la bonne réponse au dilemme de la responsabilisation. Chaque partie prenante doit participer pleinement au processus décisionnel et un groupe de travail impartial offre le meilleur moyen d'y parvenir. Notre système de gouvernement responsable en dépend. 

S'il est sensé de faire participer le Parlement à la mise au point d'un cadre de responsabilisation, la même logique devrait s'appliquer à toutes les autres grandes questions. La fonction première du Parlement était d'accorder des crédits tout en exigeant des comptes des gouvernements, et il s'agit encore là de sa tâche principale. Mais, pour la mener à bien, le Parlement a besoin de sources d'expertise et de capacités de recherche équivalant à celles de l'exécutif. Par exemple, le Bureau du Conseil privé et le ministère des Finances, où il n'y a pas de programme de responsabilité, disposent de 1 500 à 2 000 experts en politiques dont le seul travail consiste à conseiller les ministres. Quant à eux, les 300 députés ne peuvent compter que sur 80 attachés de recherche à la Bibliothèque du Parlement. Chacun des grands comités du Parlement devrait disposer d'un personnel de recherche pouvant développer au fil du temps une mémoire et un savoir-faire particuliers. Les présidents de comité devraient recevoir la même rémunération que les ministres, afin qu'une personne ayant de l'ambition puisse considérer la présidence d'un comité parlementaire comme un poste tout aussi prestigieux et influent que celui de ministre. La clé du rétablissement du rôle du Parlement dans la responsabilisation consiste à savoir retenir les services de gens ayant une grande expertise. 

S'il pouvait créer des organes de recherche indépendants faisant rapport à la Chambre plutôt qu'au gouvernement, le Parlement pourrait également contribuer à réduire le déficit des comptes à rendre aux citoyens. Aux États-Unis, par exemple, le Bureau du budget du Congrès est une entité bipartisane dont les prévisions budgétaires et les analyses économiques sont beaucoup plus fiables que celles du président. Les gouvernements sont tellement habitués à manipuler les médias que de nombreux citoyens n'ont plus confiance en leurs dirigeants politiques. Le Conseil économique, le Conseil des sciences et l'Institut canadien pour la paix et la sécurité internationales ont tous constitué des sources de rechange en matière d'expertise politique et d'information du public avant d'être abolis par le gouvernement Mulroney. Le Parlement devrait créer des organismes similaires, qui lui seraient comptables et seraient dirigés par lui et non par l'exécutif. Sur le plan de la responsabilisation financière, par exemple, les Canadiens se sont habitués à ce que les résultats obtenus par les gouvernements soient rarement conformes aux prévisions. Il est maintenant fréquent qu'un gouvernement fasse campagne sur des prévisions budgétaires exagérément optimistes et, qu'une fois au pouvoir, l'opposition découvre que le déficit est de deux à trois fois plus élevé que ce que tout le monde présumait. Ou, à l'opposé, qu'on sous-évalue des projections d'excédents afin de bien faire paraître un gouvernement par la suite. Ces dissimulations à saveur politique ne font qu'accroître le cynisme et l'apathie des électeurs : un organisme de prévision économique prestigieux et indépendant, capable d'examiner les budgets gouvernementaux et d'offrir des avis impartiaux au sujet des hypothèses et des chiffres avancés, permettrait à la fois d'éduquer le public et de dissuader les maîtres de la manipulation. 

Le Canada doit redécouvrir l'éthique de la responsabilité. Il convient également d'instaurer des réformes structurelles au Parlement, dans la fonction publique et au sein de l'exécutif afin que l'obligation de rendre des comptes devienne un principe de fonctionnement plutôt qu'un élément dont on peut disposer. Lors de l'invention de la démocratie à l'âge classique, les jeunes Athéniens de 17 ans prêtaient un serment de loyauté à leur ville qui devrait continuer à nous guider aujourd'hui. Pour les anciens Athéniens, la responsabilité ou le devoir constituait une valeur centrale. Les jeunes Athéniens s'engageaient ainsi : 

« Je ne déshonorerai pas ces armes sacrées ; je n'abandonnerai pas mon compagnon dans la bataille ; je combattrai pour les aïeux et pour mon foyer, seul ou avec d'autres. […] J'obéirai aux ordres que la sagesse des magistrats saura me donner. Je serai soumis aux lois en vigueur et à celles que le peuple fera d'un commun accord ; si quelqu'un veut renverser ces lois ou leur désobéir, je ne le souffrirai pas, mais je combattrai pour elles, ou seul ou avec tous. […] Je ne laisserai pas la patrie diminuée, mais je la laisserai plus grande et plus forte que je ne l'aurai reçue17 » 

Dans le Canada du XXIe siècle, nous avons désespérément besoin des valeurs éthiques de la cité athénienne du Ve siècle avant notre ère. 

Notes 

1. Mon analyse de la responsabilité et bon nombre des formulations des passages consacrés à ce sujet s’inspirent du travail du Conseil interaction sur la Déclaration universelle des obligations de la personne (www.interactioncouncil.org). Un groupe d’experts s’étant réunis à Vienne en 1996 afin de discuter du sujet, leurs délibérations ont grandement bénéficié d’un document présenté par l’ex-président du Costa Rica et prix Nobel, Oscar Arias, et de la participation active de Hans Küng, un expert en éthique de réputation mondiale. Sous la présidence de Helmut Schmidt, ex-chancelier de l’Allemagne de l’Ouest, le travail du groupe a conduit le Conseil interaction à proposer une Déclaration universelle des obligations de la personne le 1er  septembre 1997. Ma contribution a consisté dans une large mesure à rédiger des ébauches de la Déclaration aux fins de l’examen du Conseil. Malcolm Fraser, ex-premier ministre d’Australie et actuel président du Conseil, est revenu sur le sujet de la Déclaration du Conseil dans une allocution présentée au Symposium sur les droits et obligations de la personne à l’ère du terrorisme, tenu à l’Université Santa Clara de Californie, les 1er et 2 avril 2005. 

2. C.E.S. Franks, “Putting Accountability and Responsibility Back into the System of Government”, Options politiques, octobre 2004, p. 64. 

3. Le texte complet de la déclaration préliminaire faite par M. Chrétien le 8 février 2005 devant la Commission Gomery se trouve à :
 

4. Voir « In Depth:  Sponsorship Scandal, Gomery Inquiry 2005: Testimony so far », à www.cbc.ca/news/background/groupaction/publicinquiry.html. 

5 William J. Bennett, Book of Virtues, New York: Simon & Schuster, 1993, p. 185. Le chapitre sur la responsabilité (pp. 123-266) offre un bon éventail de références sur le sujet. 

6. Hans Küng, Global Ethics and Human Responsibilities, document présenté à la réunion du Groupe d’experts de haut niveau sur les droits et obligations de la personne à l’ère du terrorisme, tenue les 1er et 2 avril 2005, à l’Université Santa Clara de Californie, É.-U.   

7. Platon, Criton, trad. de Victor Cousin, Éd. John Burnet, 1903.   

8. Michel de Montaigne, Essais, livre 2, chapitre XIX. 

9. Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, London:  J.M. Dent & Sons Ltd, 1971, pp 281-282. 

10. Dennis F. Thompson paraphrase agréablement Kant et compare la politique et la morale dans Political Ethics and Public Office, Cambridge : Harvard University Press, 1987, pp. 1-7. 

11. Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, The Federalist Papers, New American Library: New York, 1960, p. 383 

12. Canada, Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique, 2003, p. 11. 

13. David Good, The Politics of Public Management, Toronto : University of Toronto Press, 2000, p. 168. 

14. Donald Savoie, Breaking the Bargain, Toronto : University of Toronto Press, 2003, p. 206. 

15. C.E.S. Franks, Op. cit., p. 66. 

16. Forum des politiques publiques, Ministerial Accountability:  Suggestions for Reform, juin 2004, p. 4. 

17. Texte rapporté par Julius Pollux, grammairien du III s. apr. J.-C.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 28 no 2
2005






Dernière mise à jour : 2020-09-14