PDF
Chuck Strahl
Lélection dun gouvernement minoritaire le 28 juin 2004 nous oblige tous
à repenser le mode de fonctionnement du système parlementaire. Lauteur
de larticle passe en revue certaines des réalités nouvelles auxquelles
sont confrontés les législateurs, les comités permanents, les hauts fonctionnaires
du Parlement et du gouvernement, les lobbyistes et tous ceux qui font affaire
avec le Parlement.
Commençons par rappeler le vieil adage voulant quil faille voir les choses
telles quelles sont, et non telles quon voudrait les voir. Cest particulièrement
vrai dans la situation dun parlement minoritaire, qui entraîne son cortège
dintrigues et de tensions, de déclarations théâtrales et de drames véritables.
Dans lhistoire, le pays sest sorti tant bien que mal de différentes périodes
où le gouvernement était minoritaire, mais il y a bien longtemps de cela.
Cest pourquoi nos élus ont une connaissance uniquement théorique et une
expérience pratique inexistante de ce genre de situation. Il sensuit un
risque considérable de malentendus, dactes intempestifs, voire de gaffes
politiques monumentales, dans notre capitale nationale.
Nempêche, il semble que tous les partis officiels représentés à la Chambre
des communes en sont venus à croire lélectorat lorsquil leur a signifié
quil ne voulait donner de mandat décisif à aucun deux pour la 38e législature.
Faire fonctionner le gouvernement du moins pour un certain temps , voilà
lintention déclarée de tous et chacun, ce qui pourrait bien ouvrir une
voie nouvelle pour notre système démocratique en ce début du XXIe siècle.
De toute évidence, ce ne sera pas le train-train habituel.
Cinq réalités des parlements minoritaires
Première réalité : la dernière élection na jamais vraiment pris fin et
la prochaine est déjà entamée. Cette situation, qui est, depuis toujours,
la norme pour quelques agents politiques à Ottawa, est maintenant devenue
le prisme à travers lequel il faut tout regarder. Les députés et les partis
politiques gardent un il sur les affaires gouvernementales et lautre,
sur léventualité dune campagne. Comme la prochaine élection peut être
déclenchée nimporte quand (soit délibérément, soit par accident), les
votes, les décisions stratégiques, les communiqués, les déclarations, les
motions et les projets de loi auront souvent une raison dêtre à la fois
politique et partisane.
Deuxième réalité : tous les députés veulent faire partie du prochain gouvernement,
mais ils ne veulent pas être blâmés davoir forcé le déclenchement dune
élection. Cest léquivalent politique de « tout le monde veut aller au
ciel, mais personne ne veut mourir ». Les partis politiques et les députés
vont militer pour leur idées et leurs politiques plus vigoureusement que
dhabitude, mais toujours en songeant à la réaction de lélectorat à leurs
décisions. Sils poussent trop fort et quil y a élection, ils pourraient
bien planter les clous de leur cercueil politique.
Troisième réalité : les tractations et les compromis en coulisse seront
monnaie courante dans notre régime minoritaire. Cest une conséquence de
la deuxième réalité, à laquelle vient sajouter (pour la même raison) le
fait que toute décision qui peut être prise par lexécutif sera prise à
ce niveau en privé plutôt que par la voie parlementaire, plus désordonnée
et davantage publique. Cest ce qui explique les ententes prises récemment
par lexécutif sur le financement des soins de santé et les paiements de
péréquation. Le déficit démocratique aurait pu être un sujet de débat politique
intéressant au cours de la dernière campagne, mais, en fait, les décisions
gouvernementales sont moins susceptibles de déraper que les débats et les
votes au Parlement. Cest pour cette raison que les partis dopposition
se sont ligués pour forcer la tenue dun vote sur le système de défense
antimissile : ils savent que lexécutif peut signer des accords internationaux
sans la collaboration du Parlement, mais ils sefforcent de rester « dans
le coup » en obligeant la Chambre à prendre certaines décisions.
Quatrième réalité : les motions et les affaires émanant des députés et les
journées de lopposition (au cours desquelles les partis de lopposition
font débattre et mettre aux voix une résolution) ont vraiment de limportance,
parce que le gouvernement ne peut pas facilement les contrer. Dans la pratique,
il est même plus facile de faire voter par la Chambre des motions et des
projets de loi émanant de simples députés que des initiatives ministérielles,
étant donné quil faut beaucoup moins de temps pour en débattre avant le
vote et la décision. Cest particulièrement le cas des projets de loi de
régie interne ou des projets de loi autres que de finances. Lopposition
les adore, parce quils servent généralement à ôter des pouvoirs à lexécutif
pour les transférer à la Chambre. Le gouvernement les déteste, mais, sil
na pas le nombre voulu pour les défaire, il devra ronger son frein en
les voyant se frayer un chemin dans le système.
Cinquième réalité : la politique donne lieu à détranges cohabitations,
et détranges alliances parlementaires peuvent se former à nimporte quel
moment. Une des premières conférences de presse tenues au cours de la nouvelle
session a réuni tous les partis de lopposition pour annoncer leur appui
collectif à un projet de loi dun député qui, selon eux, allait faciliter
la lutte contre le crime organisé. Les partis nont même pas essayé dobtenir
ladhésion du gouvernement avant lannonce, choisissant plutôt dafficher
publiquement leurs intentions en guise de provocation. Voir les trois partis
dopposition, aussi distincts, travailler ensemble daussi près et aussi
ouvertement peut paraître insolite, mais cest un signe des temps à venir.
Incidence pour les gens qui font affaire avec le Parlement
Outre les électeurs (qui veulent seulement que leur député soit là pour
les aider quand ils en ont besoin), trois groupes doivent garder à lesprit
ces nouvelles réalités dans leurs rapports avec la Chambre des communes.
Le premier groupe est celui des fonctionnaires. Le Canada est très privilégié
davoir une fonction publique professionnelle et apolitique, mais la majorité
na aucune expérience dun parlement minoritaire. Les fonctionnaires sont
habitués davoir un ministre et un ministère réceptifs à leur expertise
et à leurs conseils et qui y donnent suite au besoin. Sauf que, maintenant,
il sera difficile de passer à laction, et aucun ministre naura plus de
« certitudes ». Le ministre ne contrôle pas les travaux du Parlement, contrairement
à ce qui se faisait auparavant. Pour le bien du pays, espérons que la fonction
publique réalisera que tout a changé.
Par exemple, plus de projets de loi que jamais seront renvoyés à un comité
permanent avant la deuxième lecture. Pour lessentiel, le comité les recevra
sous forme débauche, ce qui encouragera les députés à apporter des amendements
substantiels. Les projets de loi se retrouveront en comité plus rapidement,
franchiront plus aisément les étapes des différentes lectures et sortiront
de la filière législative avant même quon ait pu déterminer qui soccupera
de rédiger le règlement. Finie lépoque où le Parlement adoptait en un
clin dil le résultat du travail laborieux, article par article, dun
fonctionnaire uvrant dans les officines du ministère de la Justice. Rien
ne peut plus être tenu pour acquis.
Par le passé, si un comité ou un député entreprenant « prenait le mors
aux dents », en apportant trop de changements à un projet de loi ou en
faisant des modifications jamais vues par un greffier ou un président,
le ministre intervenait à la dernière minute et réglait le problème en
amenant ses députés à voter contre toute anomalie flagrante. Par esprit
de solidarité, la majorité siégeant au comité supprimait toutes les dispositions
dun projet de loi qui posait problème ou, au besoin (juste au cas où le
comité se serait égaré), rétablissait les dispositions qui avaient été
amendées. Or, cette tactique ne fonctionnera plus. Dans chacun des comités
permanents, les membres de lopposition dépassent en nombre ceux du parti
au pouvoir, de sorte quils ont la haute main sur le programme, la comparution
des témoins, les amendements et le choix du moment où le projet de loi
sera renvoyé à la Chambre. Ladministration publique, indépendante et techniquement
qualifiée, doit donc expliquer très franchement aux députés ce qui est
essentiel et ce qui ne lest pas. Elle doit vaincre son habituelle réticence
à révéler honnêtement les « modifications corrélatives » possibles ou les
problèmes non escomptés.
Les députés seront à lécoute des conseils judicieux, mais il ne leur sera
pas facile de « lire entre les lignes » si ces conseils prennent la forme
du jargon bureaucratique. Les fonctionnaires doivent présenter les choses
telles quelles sont et laisser les comités et les députés tirer parti
de leur expertise.
Les lobbyistes fourmillent à Ottawa, mais on comprendra quils se classent
dans une autre catégorie que celle des fonctionnaires. Ils travaillent
directement pour leurs clients, défendant un point de vue qui profitera
principalement à ces derniers. Il reste que, pour les parlementaires, les
lobbyistes sont des gens informés qui peuvent être utiles par leurs conseils
et leurs suggestions. Comme leur travail consiste à se faire entendre,
les lobbyistes ne doivent surtout pas oublier que la dernière élection
na jamais pris fin.
Personne ne sy entend mieux à ce sujet quun représentant élu, doù la
nécessité pour les lobbyistes de se poser les questions suivantes : « Quest-ce
que les députés ou les partis essaient daccomplir avec ce projet de loi/cette
motion/cet amendement/ce projet de loi dun député/ce projet/cette idée? Le
député en fait-il la promotion par souci de remplir une promesse passée
ou future? Est-ce que ça sintègre dans un plan daction pour le projet
qui lui tient tant à cur, qui la fait connaître à la population? Cherche-t-elle
seulement de la publicité pour une cause étroitement liée à son parti? »
La campagne (virtuelle) étant déjà commencée, les députés doivent être
particulièrement attentifs aux gens qui pourraient finir par voter en leur
faveur.
En sachant pourquoi un député veut faire progresser un dossier au Parlement,
les lobbyistes peuvent mieux expliquer en quoi le point de vue de leur
client peut aider à atteindre le but visé. Par exemple, un groupe dintérêts
qui veut promouvoir un projet dinvestissement dans des infrastructures
peut démontrer que le fait dy affecter largent des contribuables a du
sens sur le plan économique, mais il serait bien avisé en présentant des
données qui prouvent la popularité de lidée auprès dautres groupes dintérêts,
dautres ordres de gouvernement et du grand public. Bonne chance, si vous
voulez convaincre un député quil vaut la peine de monter au créneau pour
une modification insolite et inexplicable à un obscur article dun projet
de loi de régie interne, à moins de communiquer des données qui montrent
leffet que cette mesure peut avoir sur les électeurs. Et tout spécialement
ceux de la circonscription du député.
Les conseils donnés aux fonctionnaires et aux lobbyistes sont également
valables pour les gens daffaires, mais il faut y ajouter une vérité : les
entreprises et les politiciens sont de plus en plus appelés à considérer
la question de léthique. Il ne sert à rien de dire que la plupart des
acteurs du monde des affaires ou de la politique sont honnêtes et se conforment
à léthique ou quil ne faut pas les mettre tous dans le même bateau à
cause de cas isolés comme Enron ou Martha Stewart. Les électeurs sont déjà
convaincus quil faut de plus en plus imposer des contraintes et mettre
en place des mesures incitatives pour sassurer de léthique et de la transparence.
En fait, la population canadienne sera à lécoute de la Commission Gomery,
du conseiller en éthique, des commissions des valeurs mobilières, des tribunaux
et des médias pour vérifier si un changement majeur sopère. Elle veut
la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Les personnes qui nont
pas la volonté ou la capacité de se conduire dune façon acceptable vont
provoquer la colère des électeurs et des actionnaires au bout du compte.
Il est donc nécessaire pour les deux groupes dépouser les changements
suscités par la nouvelle réalité au chapitre de léthique. Il est dans
leur intérêt de faciliter les efforts en ce sens plutôt que dy faire obstacle.
Note au sujet de la procédure
Enfin, il est important davoir quelquun qui surveille les changements
récents, en cours et proposés à la procédure de la Chambre des communes.
Déjà, les changements dans le processus de sélection du vice-président,
la création de deux nouveaux comités permanents et la modification du discours
du Trône montrent linfluence croissante des partis de lopposition dans
lensemble du Parlement. Dautres changements pourraient se faire sentir
dans dautres domaines : examen des nominations politiques, dépôt (et adoption!)
de rapports de comité controversés, modification du processus de prévisions
budgétaires, élargissement du champ dapplication de la Loi sur laccès
à linformation, assignation des témoins à comparaître et (encore et toujours)
plus douverture, de transparence et de reddition de comptes. Le Comité
de la procédure et des affaires de la Chambre se verra confier une grande
partie de ces dossiers, mais dautres comités et la Chambre même pourraient
aussi en être saisis.
Le dépoussiérage des vieux recueils de procédure nintéresse habituellement
que les étudiants en sciences politiques qui doivent pondre des travaux
de session, loccasionnel aspirant greffier ou président de la Chambre,
voire des insomniaques à la recherche dune aide au sommeil. Maintenant
(pour la première fois depuis des lunes), les recueils de procédure et
le Règlement de la Chambre ont le pouvoir de transformer en des projets
évolutifs des idées et des concepts relégués au simple rang de la théorie.
Dans les premières semaines de la législature, par exemple, le Comité permanent
de la santé a adopté à lunanimité une motion proposant lindemnisation
de toutes les victimes de lhépatite C qui ont contracté la maladie à cause
du sang contaminé. Le rapport sur la question a été déposé à la Chambre,
où le débat sest poursuivi jusquà ce que le gouvernement ait recours
à une tactique procédurale pour empêcher une décision ou un vote. Au bout
de quelques heures, le Comité de la procédure et des affaires de la Chambre
avait reçu des propositions visant à changer (supprimer) la procédure,
et cette vague ne pourra vraisemblablement pas être endiguée. Des centaines
de millions de dollars sont en jeu. Finalement, les questions de procédure
sont importantes!
Les choses telles quelles sont, telles quon voudrait les voir et telles
quelles devraient être, voilà les enjeux dun parlement minoritaire. Il
est maintenant à la fois plus difficile (pour le gouvernement) et plus
facile (pour nimporte qui dautre) dobtenir des réalisations. Le mieux,
pour faire évoluer la situation dans un parlement aussi particulier, cest
de connaître les gens, les intentions et la procédure. Mais nattendez
pas trop longtemps avant de vous mouiller : vous avez peut-être une seule
année devant vous avant que quelquun ne prenne la décision ou ne fasse
lerreur damener le pays en élection.
|