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M. Gordon Taylor représente depuis 1940 des circonscriptions électorales rurales de
l'Alberta aux paliers provincial et fédéral. Après avoir été whip du Parti
créditiste à l'Assemblée législative de l'Alberta de 1943 à 1950, il est nommé
ministre des Téléphones, poste qu'il conservera jusqu'en 1959. En 1951, il
accepte également le portefeuille de la
Voirie et des Transports, dont il s'occupera jusqu'en 1971. Élu pour la
première fois à la Chambre des communes en septembre 1979, M. Taylor représente
la circonscription de Bow River, dans le sud est de l'Alberta. Dans cette
entrevue accordée à Nancy Pawelek, M. Taylor évoque certains souvenirs de sa
carrière politique et nous offre un aperçu historique et comparatif des divers
parlements canadiens tels qu'il a eu l'occasion de les connaître.
M. Taylor, vous avez été élu à l'Assemblée
législative de l'Alberta en 1940 et vous y avez siégé pendant près de quarante
ans. Pourriez-vous nous décrire les années que vous y avez passées?
J'ai été simple député pendant les dix premières années; au cours de cette période, j'ai
été whip du Parti et j'ai présidé deux ou trois comités, dont un sur la
rémunération des salariés. Une fois la guerre déclarée, je me suis engagé dans
l'aviation; j'ai donc servi dans l'aviation tout en continuant à exercer mes
fonctions de député.
Cela n'a-t-il pas nuit votre rôle de député?
J'avais pris les dispositions nécessaires auprès de mes commettants pour m'absenter de
la circonscription pendant la durée du conflit. De ce côté, aucune difficulté,
ils m'ont assuré qu'ils se débrouilleraient sans moi. À l'époque, les gens
étaient disposés à donner un coup de main à quiconque voulait faire sa part
pour la cause des Alliés.
Je me suis donc engagé dans l'aviation et je suivais un cours de navigateur à Portage
la Prairie lorsque vint le moment de la reprise parlementaire. Le commandant de
la base m'a alors convoqué à son bureau pour me signifier que je devais rentrer
chez moi. J'ai eu beau lui expliquer que j'avais pris des dispositions à cet
effet auprès de mes commettants, rien n'y fit. Il me répondit : je me fiche de
ce que vos commettants pensent (il a utilisé des termes un peu plus crus), vous
allez rentrer chez vous, et c'est un ordre. Je suis donc retourné à l'Assemblée
pour la durée de la session de fait, je
n'ai pas manqué une seule session. Dès que les travaux de l'Assemblée devaient reprendre,
PARC m'obligeait à rentrer chez moi.
Après avoir terminé le stage de formation à Portage la Prairie, j'ai été promu
officier pilote. J'ai ensuite suivi des cours dans une école de commandos à
Calgary avant d'être muté outremer. Le sort a voulu que je ne rate pas une
seule session pendant les années où j'ai servi dans l'Aviation; lorsque les
élections ont été déclenchées, je me trouvais à l'école de commandos et j'ai
été réélu pendant que j'étais dans l'aviation.
Est-ce que les sessions étaient plus courtes à
l'époque?
Oui, beaucoup plus courtes. Du reste, elles sont encore relativement courtes, vous
savez. À l'époque, elles duraient entre six et huit semaines. Avant de
m'engager dans l'aviation, j'étais instituteur; je me faisais donc remplacer pendant
les six ou huit semaines où j'étais absent. En ce temps là, le traitement
annuel d'un député était de 1800 $; il fallait par conséquent avoir une
autre source de revenus, ce n'était pas suffisant pour vivre. De plus, nous
n'avions pas de compte de dépenses; nous devions payer de notre poche les
dépenses engagées à titre de député. J'ai donc conservé mon emploi
d'instituteur. La plupart de mes collègues de ]'Assemblée
faisaient de même et continuaient à pratiquer le droit ou à s'occuper de leurs
terres, selon le cas. C'était chose courante à l'époque.
Vous avez longtemps appartenu au Crédit social
en Alberta. Pouvez-vous nous expliquer ce que représentait ce parti à cette
époque?
Mon père était conservateur pendant les années de R. B. Bennett; sous le règne de
William Aberhart, qui lui-même avait déjà été un fervent conservateur, le Parti
créditiste était largement composé d'anciens conservateurs. Pendant de
nombreuses années, plus précisément jusqu'à l'avènement de M. Lougheed, qui
devait faire renaître le Parti conservateur, le Crédit social a dominé la scène
politique en Alberta. Et plusieurs des membres actuels du Parti conservateur de
l'Alberta sont d'anciens partisans créditistes.
Le Crédit social a été fondé pendant la Crise. M. Aberhart éprouvait beaucoup de
compassion envers les pauvres, et l'idée lui est venue d'utiliser le crédit
pour les aider. Il a donc commencé à prononcer des discours afin d'expliquer
aux gens comment les banques pouvaient prêter treize fois la valeur de la masse
monétaire qui se trouvait dans leurs coffres. Selon lui, l'élargissement du
crédit, pourvu qu'il ne cause pas d'inflation, devait profiter à l'ensemble de
la société et non pas seulement aux banquiers.
Cette théorie reçut un accueil favorable à une époque où l'on tentait par tous les
moyens de sortir de la Crise. M. Aberhart avait aussi expliqué qu'en
élargissant le crédit, il serait peut-être même possible de verser des
dividendes, évalués à 25 $ par mois (une somme coquette à l'époque), à la
population, ce qui avait bien sûr retenu l'attention de tous. M. Aberhart avait
cependant pris soin de bien préciser que le montant de ces dividendes serait
éventuellement fonction de l'élargissement du crédit autorisé par le produit
national. Lors du scrutin de 1935, le parti dirigé par M. Aberhart a remporté
une victoire écrasante sur le gouvernement sortant, l’union des agriculteurs de
l'Alberta.
Une fois élu, M. Aberhart a tenté d'apporter des réformes en vue d'élargir le crédit,
mais il s'est heurté à un obstacle de taille : le crédit relève du gouvernement
fédéral Après deux ou trois batailles devant les tribunaux, la cause a été
portée devant le Comité judiciaire du Conseil privé, en Grande-Bretagne, qui à
cette époque était la plus haute cour d'appel. Les Créditistes ont donc dû
abandonner ce point de leur théorie, mais ils ont néanmoins continué à offrir
un bon gouvernement, d'esprit nettement conservateur par ailleurs.
Comment compareriez-vous les deux premiers
ministres créditistes, MM. Aberhart et Manning?
M. Aberhart était un homme imposant, tant sur le plan physique que sur le plan
intellectuel. C'était aussi un homme de compassion et un chef exceptionnel. En
tant qu'orateur, il n'avait pas son pareil. Il m'est arrivé à de nombreuses
reprises de le voir à l’œuvre : il pouvait faire rire aux éclats des foules de
deux à cinq mille personnes et les amener au bord des larmes en l'espace de
quelques minutes. C'était un conférencier et un orateur extrêmement doué, et
aussi un bon chrétien qui s'efforçait toujours de donner l'exemple. Il n'avait
rien d'autoritaire, mais les jeunes n'avaient qu'une seule ambition, celle de
parvenir à l'imiter.
Ernest C. Manning était d'une toute autre trempe. C'était un penseur éclairé et un bon conférencier,
mais il n'avait pas le talent d'orateur de M. Aberhart. On doit cependant lui
reconnaître ses qualités d'administrateur. Pendant toutes les années où j'ai
fait partie de son cabinet, il ne m'a convoqué à son bureau qu'une seule fois,
lorsqu'un entrepreneur est venu lui réclamer des sommes supplémentaires pour
l'enlèvement de roches lors de travaux de construction d'une route. Or, nous
avions prévenu les soumissionnaires de la présence de roche le long du tracé,
et la plupart d'entre eux en avaient tenu compte dans leurs calculs. Sauf notre
homme. Comme sa soumission était la plus basse, le contrat lui avait été
octroyé. C'est alors seulement qu'il a demandé plus d'argent.
J'ai refusé, car cela eût été malhonnête envers le deuxième plus bas soumissionnaire,
qui autrement aurait fort bien pu obtenir le contrat. L'intéressé s'est donc
tourné vers le Premier ministre, qui m'a convoqué car il s'agissait en
l'occurrence d'un militant important du Parti. J'ai expliqué au Premier
ministre pourquoi je ne pouvais donner suite à sa demande. Il m'a prié
d'examiner de nouveau le dossier pour voir s'il n'y avait pas moyen d'aider
notre homme s'en sortir. J'y ai travaillé jusqu'à trois heures du matin avant
de parvenir à la conclusion qu'il était impossible, en toute justice,
d'accorder un montant supplémentaire pour l'enlèvement des roches. C’eût été
malhonnête à l'égard des autres soumissionnaires, et c'était là une chose que
je n'aurais pas pu me pardonner. J'ai donc fait part de ma décision au Premier
ministre. S'il avait insisté, j'aurais démissionné. Mais il n'en a rien été,
car M. Manning a accepté ma décision.
Vous avez été ministre de la Voirie pendant
vingt ans en Alberta. Croyez-vous que ce soit une bonne idée de conserver un
portefeuille pendant aussi longtemps?
La chose présente beaucoup d'avantages, vous savez. Lorsque j'ai pris la direction du
ministère, les routes étaient très mal pavées, c’est-à-dire qu'on se contentait
d'étendre une couche d'asphalte sur la surface existante, quel que fût l'état de
celle-ci. Bien sûr, ça ne durait jamais, et les routes se crevassaient chaque
printemps. J'ai donc élaboré un programme qui visait à refaire tout le réseau
routier de la province et qui prévoyait la mise en place d'une couche de base
et d'une couche de surface liées l'une à l'autre par un produit de scellage
approprié. Je savais qu'il s'agissait d'une entreprise hardie et de longue
haleine.
J'ai soumis mon projet au cabinet; mes collègues m'ont donné le feu vert à condition
que j'obtienne l'appui de la population. Ils craignaient cependant qu'il fallût
trop longtemps pour construire des routes jusque dans les régions de l'Est et
du Nord de la province. je leur ai répondu que je
voulais néanmoins essayer, qu'il ne rimait à rien de construire des routes pour
les réparer dès l'année suivante, et que ce n'était pas ainsi que nous pouvions
espérer créer un réseau routier convenable. J'ai donc organisé une série de 15
ou 20 réunions dans toute la province, depuis la rivière La Paix jusqu'à la
frontière américaine. Les réunions attiraient toujours entre deux et trois
cents personnes.
J'ai organisé des réunions dans les régions pour expliquer aux gens ce que nous
étions en train de faire, pour éviter ainsi tout tollé de protestations
ultérieur et pour accélérer le processus d'approbation. Si je ne réussissais
pas à obtenir l'approbation de l'assistance, nous en restions là. Ma tactique
consistait à décrire mes plans à l'assistance et à lui demander son appui; le
programme a reçu un appui à peu près unanime dans toute la province. Les
plaintes étaient partout les mêmes : Nous sommes fatigués de réparer les routes
sitôt celle-ci construites. J'ai toujours pris soin d'expliquer aux gens qu'il
serait plus long de construire les routes de cette façon, mais que nous étions
déterminés à avancer aussi rapidement que possible et à bien faire notre
travail.
Nous nous sommes donc attelés à la tâche. Comme il s'agissait d'un projet à long terme,
il eût été malheureux qu'un autre prenne ma place au bout de cinq ans pour y
mettre fin. Le destin a voulu que j'aie vingt ans pour mener le programme à
terme, et l'Alberta dispose aujourd'hui d'un réseau routier dont chacun peut
s'enorgueillir. Lorsque M. Lougheed a pris le pouvoir en 1971, j'ai été très
heureux de voir son gouvernement prendre la relève et poursuivre les travaux.
Je n'ai jamais eu d'entretien avec M. Manning au sujet de ma présence à la tête du
ministère. Son principe était le suivant : si un ministre s'acquittait bien de
son travail, il restait à son poste lorsqu'il était réélu. Il n'a donc jamais
été question pour moi de passer à un autre ministère pendant ces quelque vingt
ans.
Au fil des ans, un certain nombre de ministres ont bien sûr changé. Quelques uns
d'entre eux avaient l'habitude de passer à un ministère différent à la faveur
de chaque élection. Le premier ministre les déplaçait à sa guise. Quant à moi,
je n'ai pas bougé. De toutes les années que j'ai passées à l'Assemblée
législative, celles dont je conserve le meilleur souvenir sont celles où j'ai
été ministre de la Voirie, car nous avons réussi à construire un bon réseau
routier.
À l'époque où vous faisiez partie du cabinet,
vos bureaux n'étaient pas situés dans l'édifice de l'Assemblée législative.
Pourquoi?
Lorsque j'ai été nommé ministre pour la première fois, mes bureaux étaient
effectivement situés dans l'édifice de l'Assemblée législative. Par la suite,
j'ai reçu le portefeuille de la Voirie; le ministère a pris suffisamment
d'ampleur pour exiger ses propres locaux, qui ont été aménagés sur la partie
est des terrains de l'Assemblée législative. Le Premier ministre estimait pour
sa part que ma place était dans l'édifice de l’Assemblée législative, mais je
lui ai expliqué, qu'il était préférable que je suive le ministère. je n'aurais qu'un saut à faire pour assister aux réunions du
cabinet et le reste du temps, je serais entouré de mes fonctionnaires. Je me
suis donc installé dans l’édifie de la Voirie et j'y suis demeuré jusqu'à la
fin de mon mandat.
Comment vos collègues du cabinet ont-ils
accueilli ce geste?
Je ne crois pas qu'ils aient fait de commentaires à ce sujet. À l'époque, plusieurs
ministres n'avaient pas de bureaux dans l'édifice de l'Assemblée législative.
Aujourd'hui, c'est différent; tous les ministres sans exception y sont logés.
S'il n'en tenait qu'à moi, les ministres suivraient leur ministère respectif,
étant donné que le cabinet ne se réunit qu'une fois ou deux par semaine. Sinon,
vos sous-ministres et vos ingénieurs sont constamment à votre poursuite, ou
vice-versa, ce qui fait perdre du temps à tout le monde.
Pourquoi avez-vous quitté le Crédit social?
A l'époque où j'étais ministre de la Voirie, j'ai tenté d'amener le gouvernement
créditiste à mettre sur pied un réseau de distribution du gaz dans les régions
rurales. La province était sillonnée par des pipelines acheminant du gaz vers
les marches d'exportation, mais nos propres agriculteurs ne pouvaient en
bénéficier. Cette situation n'était pas sans causer de mécontentement. Puis,
l'une des municipalités de ma circonscription a proposé de mettre sur pied une
coopérative agricole de distribution du gaz. Des représentants de cette
localité ont donc sollicité mon appui, et je les ai accompagnés devant le
ministre responsable afin de plaider leur cause. Devant son refus, je lui ai
demandé de soumettre le projet au cabinet. Or, le cabinet n'était pas davantage
dispose a aller de l'avant. Ils ont répondu qu'on ne
pouvait approvisionner en gaz toutes les fermes de la province, que c'était
impossible. Je ne partageais pas cet avis.
Après la démission de M. Manning, Harry Strom lui a succédé comme premier ministre. M.
Strom n'était pas plus favorable à notre projet, préférant se ranger à
l'opinion du ministre responsable. Le sort a voulu qu'à l'issue des élections
de 1971, nous nous soyons retrouvés dans l'opposition, avec environ 25 membres.
Notre caucus a décidé de s'opposer systématiquement à tout ce que faisait M.
Lougheed. Or, mes commettants avaient réclamé certaines des mesures proposées
par ce dernier; ils étaient par conséquent d'accord avec celle-ci. Par la
suite, M. Lougheed a confié à un certain Roy Ferran la tâche de veiller à ce
que les agriculteurs de la province soient approvisionnés en gaz. Il a fait
exactement ce que j'avais proposé à mes collègues. Inutile de dire que le
programme s'est avéré très populaire. Aujourd'hui, à peu près toutes les fermes
albertaines sont approvisionnées en gaz. La tâche n'avait donc rien
d'impossible.
Mais, les Créditistes voulaient s'opposer à cette mesure. je
leur ai rétorqué que, quant à moi, il n'en était pas question. Ils savaient
très bien que j'étais en faveur de ce programme et que je leur avais demandé de
l'adopter. je leur ai clairement laissé entendre que
je n'allais pas voter contre cette mesure et que je resterais inébranlable sur
ce point. Les prises de bec se sont répétées. Par ailleurs, le Parti a commencé
à pencher vers la gauche, et plusieurs députés appuyaient discrètement les
Libéraux au fédéral. Comme je suis partisan de la libre entreprise, j'ai
finalement pris la décision de quitter le caucus.
C'est alors que vous avez siégé comme
indépendant?
Non, je suis demeuré dans l'opposition officielle, même si je n'appartenais plus au
Parti pendant les deux ou trois dernières années qui ont précédé le scrutin de
1975. Lorsque les élections ont été déclenchées, j'ai pris la décision de me
présenter comme indépendant, favorable aux politiques de M. Lougheed. Le fait
est, voyez-vous, que le PC avait déjà son propre candidat dans la région de
Drumheller. Il travaillait depuis deux ou trois ans à s'attirer l'appui de la
population, et je crois que c'eût été peu équitable que de tenter de l'évincer.
C eût aussi été manquer d'égards envers la
population les gens ont le droit de
choisir et c'est pourquoi je me suis
présenté comme indépendant, favorable à M. Lougheed.
M. Lougheed s'est abstenu de venir dans la circonscription pendant la campagne, ce que son candidat n'a
guère apprécié. Mais je ne lui ai jamais demandé de se tenir à distance. J'ai
été réélu avec une importante majorité. J'étais donc dans l'opposition en tant
qu'indépendant favorable au gouvernement, situation pour le moins étrange. Il
ne restait plus que quatre députés créditistes et un député NPD après le
scrutin de 1975.
Ma qualité d'indépendant n'était pas sans embêter les députés de l'opposition :
dès qu'ils se levaient pour critiquer les politiques du gouvernement, je me
levais à mon tour depuis les mêmes
bancs pour défendre la position du
gouvernement lorsqu'elle me semblait fondée et pour montrer aux députés de
l'opposition là où ils avaient tort.
Les choses ont continué ainsi jusqu'en 1979. J'avais convenu d'attendre jusqu'au
tout dernier moment pour m'inscrire au Parti conservateur. On m'a demandé
pourquoi je ne l'avais pas fait plus tôt. J'ai toujours répondu qu'ayant été
élu comme indépendant, je ne m'estimais pas le droit, eu égard à mes électeurs,
de changer de camp. Je prévoyais néanmoins adhérer au Parti conservateur le
tout dernier jour de la session et me présenter sous la bannière de ce parti
aux élections de 1979. Cet arrangement convenait également à M. Lougheed.
Vous envisagiez de vous présenter pour le Parti
conservateur aux élections provinciales de 1979?
Oui, je comptais demeurer à l'Assemblée législative. Quelques mois avant la fin de la
session cependant, j'ai été invité par l'association progressiste-conservatrice
du comté de Bow River à tenter ma chance aux élections fédérales de 1979. Le
tout s'est déroulé environ trois semaines avant l'assemblée des mises en
candidature.
Ma première réaction a été de répondre que nous n'avions pas suffisamment de
temps, qu'il n'était pas question d'être candidat pour la forme, et que si je
me présentais, c'était uniquement pour gagner. L'association m'a assure ne pas
vouloir autre chose. J'ai eu beau lui faire valoir que nous n'avions pas
suffisamment de temps, que la circonscription était trop vaste, rien n'y fit.
Elle m'a finalement demandé de venir rencontrer ses membres le dimanche de
Pâques pour en discuter. je m'y suis donc rendu en
compagnie de mon assistant; en chemin, nous avons étudié la question sous tous
ses rapports et nous pensions tous deux que c'était peine perdue.
Une fois sur place, nous avons été surpris de voir que la pièce était pleine de gens,
tous prêts à se mettre au travail. Après discussion, j'ai fini par me rendre à
leurs arguments, mais a trois conditions : d'abord que je puisse annoncer
moi-même la nouvelle a l'autre candidat, M. Stan Schumacher, qui était un vieil
ami, pour ne pas qu'il l'apprît par les journaux; puis, que tout se déroulât
conformément à la Constitution, au vu et au su de tous. Les organisateurs m'ont
assure que c'était exactement ce qu'ils désiraient. Nous nous sommes donc mis
au travail; après m’être assuré la candidature, j'ai remporté le siège.
Comment s'est faite la transition du provincial
au fédéral?
Eh bien, j'ai dû changer entièrement de tactique; comme député provincial, j'avais
l'habitude d'organiser des réunions publiques avant et après chaque
session environ 25 réunions suffisaient
pour faire le tour de la circonscription de Drumheller. Désormais, ma
circonscription comptait près de 70 villes et villages; je ne pouvais donc plus
tenir des réunions avec la même fréquence. J'ai donc décidé de modifier mes
plans et de me rendre dans chaque région une ou deux fois par an pour rencontrer
mes commettants. Ce fut tout un changement. Je préfère de loin l'ancienne
méthode, c'est-à-dire les réunions publiques. Certes, nous en tenons encore à
l'occasion, mais nous faisons surtout des tournées. Je fais annoncer, par
exemple, que je me trouverai dans les rues d'une ville donnée entre 13 h et 14
h. Au début, je me contentais d'arpenter les rues de la ville. Par la suite,
j'ai raffiné mes tactiques; désormais, je me tiens au bureau de poste pendant
la moitié du temps, puis je fais la tournée des commerces. Je dialogue avec les
gens, je prends connaissance de leur point de vue, et cela m'aide à réfléchir
sur mon rôle à la Chambre des communes.
Quel est l'effet de la discipline de parti sur
un député qui cherche sincèrement a représenter les
intérêts de sa circonscription ?
Aux dires de mon prédécesseur, le caucus fédéral était très autoritaire et ne vous
donnait aucun choix quant à la démarche à suivre, ce qui n'était pas sans
m'inquiéter.
En Alberta, nous veillions à ce que tout projet de loi, toute politique et tout principe
soumis à l'Assemblée législative eût d'abord reçu l'assentiment du caucus ou du
premier ministre. Nous attachions énormément d'importance à ce principe, car
cela nous évitait beaucoup d'ennuis en chambre lors des débats, puisque nous
avions déjà discuté de tous les aspects de la question et que nous nous étions
entendus sur une position précise. Nous faisons de même à Ottawa; mais comme le
caucus est beaucoup plus nombreux, on ne peut s'arrêter à tous les détails. Le
caucus fédéral cherche surtout à parvenir à un consensus; dans de nombreux cas,
il ne se préoccupe pas des principes sous jacents des projets de loi. Je
suppose que c'est essentiellement faute de temps. Lorsque j'étais ministre de
la Voirie, il ne me serait jamais venu à l'idée de déposer un projet de loi en
chambre avant de l'avoir soumis à l'approbation du caucus. Et si mes collègues
n'étaient pas d'accord avec certaines mesures proposées, je les éliminais tout
simplement.
J'avais l'espoir de procéder de la même façon à Ottawa. Dès la première réunion du
caucus à laquelle j'ai assisté en 1979, M. Clark a indiqué qu'il s'attendait à
ce que nous représentions, en notre qualité de députés, ceux qui nous avaient
élus. C'était exactement ce que je voulais entendre; nous avions un endroit où
exprimer nos vues.
J'ai toujours pris soin d'expliquer à mes commettants que si le gouvernement dont je
fais partie perdait le pouvoir à la suite d'un vote de blâme, je continuerais
de l'appuyer. En revanche, si mes commettants me demandaient de les représenter
sur une question donnée, je m'en tiendrais strictement à leurs désirs. J'ai
réglé certains points avec mes commettants, par exemple, la peine de mort et
l'avortement. J'ai pensé que je devais leur faire connaître ma position là
dessus. J'ai bien précisé au cours de la campagne électorale que si j'étais
élu, aucun d'entre eux ne pourrait exiger de moi que je me dise en faveur de
l'avortement. je n'aurais pu que leur répondre :
Impossible, le mandat qui m'a été confié m'empêche précisément de le faire.
Vous êtes-vous jamais trouvé seul face au caucus ?
Oui bien sûr. Par exemple, quand nous étions dans l'opposition, on a proposé une
augmentation du traitement des députés. Le régime (le
pension proposé me semblait trop généreux, et j'ai voté contre. Trois ou quatre
d'entre nous ont d'ailleurs fait de même. Certains se sont abstenus et d'autres
ne se sont pas présentés au vote. Quant à moi, il me semble que mes commettants
sont en droit de connaître ma position sur tout point précis. Je ne serais pas
à la hauteur de la situation si j'avais peur de voter à la Chambre des
communes.
Au sein du caucus, vous savez, nous avons notre franc-parler. Nous exprimons librement
nos opinions, et chacun sait à quoi s'en tenir quant aux autres. Notre caucus
est très démocratique. Notre chef actuel, M. Mulroney, partage également l'avis
selon lequel « notre principale tâche consiste à représenter ceux qui nous
ont élus ». Je crois que c'est la bonne façon de voir les choses et que
c'est ce qu'on entend par « démocratie ».
Parlez-nous un peu de votre expérience comme
député indépendant. Quelle est la différence entre le fait d'être indépendant
et celui d'appartenir à un parti, quant à ce qu'il est possible d'accomplir ?
J'ai bien aimé siéger comme député indépendant en Alberta, car je faisais pratiquement
partie de l'équipe du gouvernement. Dès que l'opposition faisait des siennes,
mon rôle consistait à me lever depuis les mêmes bancs, en ma qualité de membre
de l'opposition, pour démontrer jusqu'à quel point ses propos étaient futiles
et dénués de bon sens. Mes collègues de l'opposition n'appréciaient pas
beaucoup, mais ceux du gouvernement en étaient ravis.
A Ottawa, par contre, il me semble qu'un indépendant est une voix perdue dans le désert.
Noyé dans une masse de 282 membres, il a peu de chances de se faire entendre;
son rôle s'en trouve par conséquent fortement diminué, ce qui rend son travail
très difficile et son existence très solitaire. Cela dit, un indépendant n'en
demeure pas moins bien placé pour entrer en contact avec différents ministres
et ministères afin de représenter les intérêts de ses commettants à cet égard.
À la Chambre des communes, cependant, où l'on élabore les politiques et où l'on
adopte les projets de loi, son rôle est ingrat, c'est le moins qu'on puisse
dire.
Vous avez fondé le camp Gordon il y a plus de 50
ans. Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet?
Dans ma jeunesse, je n'ai jamais eu le loisir de prendre des vacances. Nous passions
nos étés à Red Deer River et dans les environs. En septembre, il m'arrivait de
me sentir quelque peu isolé lorsque j'entendais mes copains raconter les
voyages qu'ils avaient faits à San Francisco, Vancouver et Calgary. Quand je
suis devenu instituteur, je me suis aperçu qu'il en était de même pour bon
nombre de mes élèves.
Enfant, j'ai fait beaucoup de camping et j'y ai pris fortement goût. En 1931-1932,
j'enseignais à l'école Church Hill; Earl Maynard, un compagnon de classe, qui
est aujourd'hui le révérend Earl Maynard de l'église de Nazaréen, enseignait à
l'école voisine et il avait l'habitude de venir prendre le café le vendredi
soir. Un jour, il a mentionné qu'aucun de ses élèves n'allait partir en
vacances. Comme nous n'avions ni l'un ni l'autre l'habitude de prendre des
vacances l'un d'entre nous a proposé d'amener les enfants en camping.
C'était au début de la Crise, et l'argent était rare. Nous avons eu l'idée de créer un
camp mixte, en logeant les garçons à une extrémité du terrain et camarades de
l'école secondaire pourraient s'occuper e celles-ci. Chaque enfant apporterait
son écot. Dans le cas de ceux dont les parents avaient un jardin, par exemple,
il pourrait s'agir d'un sac de pommes de terre; s'agir d'un poulailler, un coq
ferait l'affaire; à défaut de mieux, un enfant pourrait toujours apporter une
miche de pain. Pour tout dire, nous avons surtout mangé du coq.
Une dame a offert ses services pour la cuisine. Avec ce qui se trouvait dans le
garde-manger, il nous semblait à peu près impossible de préparer des repas
normaux. Mais c'était compter sans les talents de Mme Vogen. Elle a fait flèche
de tout bois, et nous avons eu d'excellents repas pendant les cinq ou six jours
que nous avons passés sous la tente.
Restait l'achat du sucre, du café et du cacao – denrées que les parents ne pouvaient
fournir. Ce problème a été résolu le jour où l'un des agriculteurs les mieux
nantis du district est venu me demander d'accepter à notre camp ses trois
filles qui allaient à l'école à Calgary. Le seul ennui, c'est qu'elles allaient
partir en vacances de toute façon. Comme vous le savez, la raison d'être du
camp Gordon était de permettre aux enfants qui n'en avaient pas les moyens, de
prendre des vacances. Je lui ai néanmoins répondu que je ne voyais pas
d'inconvénient à ce qu'elles viennent au camp. Pour me remercier, il m'a offert
10 $. Nous avons donc eu 10 $ pour acheter les denrées que nous ne
pouvions nous procurer autrement.
Nous avons procédé de cette façon pendant de nombreuses années. Le camp existe
toujours, mais peu d'enfants apportent encore de la nourriture. Cette année,
cependant, une maman avait écrit sur la formule de demande : Nous ne
pouvons envoyer de l'argent, car nous sommes sur le bien-être. Je lui ai fait
parvenir par retour du courrier une carte d'acceptation, en précisant que son
petit garçon n'avait qu'à apporter une boîte de sardines, un pain ou une boîte
de fèves au lard; ainsi, on pourrait dire que chaque enfant avait apporté sa
part.
Le camp a accueilli jusqu'à 170 enfants par année dans le passé. Aujourd'hui, il reçoit
de 140 à 150 campeurs par année. Tous les moniteurs sont bénévoles. Personne
n'est rémunéré – ni les cuissots qui travaillent comme des bœufs, ni les
moniteurs qui sacrifient une semaine de leurs vacances, ni les camionneurs qui
fournissent leur véhicule, en assument les frais d'entretient et paient
eux-mêmes le carburant qu'ils consomment. C'est donc devenu une importante
entreprise communautaire.
Et d'où vient le nom?
En 1942,Charles Burnham, aujourd'hui échevin de la ville de
Drumheller, s'est levé au cours d'une réunion pour déclarer, sans m'en avoir
parlé : Je crois que le camp devrait porter un nom, et je propose de l'appeler
camp Gordon. Après un moment de silence, les garçons se sont mis à applaudir,
et le nom est resté. Je n'ai pas cherché à le baptiser, mais ce nom a collé et
aujourd'hui tout le monde parle du camp Gordon. Pour marquer le 50e
anniversaire du camp, que nous célébrons cette année, la Chambre de commerce de
Drumheller en a fait le thème du défilé du 1er juillet. Pour leur
part, les organisateurs du Stampede de Drumheller ont fait frapper l'une des
faces de la pièce commémorative de l'événement à l'effigie du camp Gordon et
ils ont invité les particpants au Stampede à prendre part aux festivités du
camp.
Le camp n'a jamais refusé un seul garçon de 9 à 16 ans sont admissibles. Nous avons
accepté des filles jusqu'en 1940. Nous nous sommes alors aperçu
des difficultés que l'organisation d'un camp mixte représentait, et pendant les
deux années qui ont suivi, nous avons accueilli les garçons pendant une
semaine, et les filles la semaine suivante. Après la guerre, je n'ai pas pu
m'attacher le concours de monitrices, et nous avons dû abandonner le camp pour
les filles. Le camp est donc exclusivement ouvert aux garçons depuis 1946.
Vous arrive-t-il encore de vous rendre au camp?
Je ne me contente pas de m'y rendre une fois par année. J'y vais pour u séjourner.
J'estime que cela fait partie de mes seules vacances depuis de nombreuses
années.
Vous ne vous êtes jamais marié. Croyez-vous que
cela ait aidé ou nui à votre carrière politique?
J'ai failli vous répondre que je ne me suis jamais marié parce ce que je n'avais pas
de voiture lorsque j'étais étudiant. J'avais bien une bicyclette, mais ce n'était
pas un tandem. Je me serais probablement marié si la jeune femme à laquelle je
me destinais n'avait pas perdu la vie dans un accident. Je n'aime pas les
substituts. Je prends rarement de la tarte aux pommes au restaurant, car celles
qu'on y sert sont loin d'avoir la qualité de celles que ma mère faisait,
c'était une excellente cuisinière. Bref, voilà pourquoi je ne me suis jamais
marié.
Je ne vois vraiment pas comment j'aurais pu effectuer le travail que j'ai abattu au
fil des ans si je m'était marié. C'eût été assez
injuste pour une épouse, car à l'époque où j'étais ministre de la Voirie, je me
levais a 7 heures, même les fins de semaine. Je
passais la moitié de mon temps dans mon bureau, sauf lorsque l'assemblée était
en session. Encore aujourd'hui, je m'efforce de me rendre dans mon comté chaque
fin de semaine, ce qui serait bien sûr plus difficile se j'étais marié. À la
Chambre des communes à 8 heures, ou même avant, et e termine ver 11 heures du
soir.
D'un autre côté, je suppose que la vie de célibataire n'est pas sans quelques
inconvénients. Dans mon cas cependant, les avantages l'ont largement emporté,
puisque j'ai pu aider de nombreuses familles qui, sait-on jamais, auraient pu
être brisées n'eût été l'intervention d'une personne qui était en mesure de
faire le geste approprié au bon moment.
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