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Paul Benoit

The Spirit of the Laws: Republicanism and the Unfinished Project of Modernity, par Andrew Fraser, (Toronto : University of Toronto Press, 1990)

Il est regrettable qu'Andrew Fraser n'ait pu participer au débat constitutionnel qui a suivi l'échec de l'Accord du lac Meech. Ce Canadien, qui enseigne le droit constitutionnel à l'Université Macquarie, à Sydney en Australie, aurait fourni un cadre historique et idéologique fort nécessaire aux revendications et aux opinions des nombreux Canadiens ordinaires intéressés par la question qui ont participé au débat. Au lieu de cela, tous ceux qui s'adonnent à notre passe-temps national devront se contenter de lire son livre remarquable sur la question. Il s'agit là d'une étude de la pensée constitutionnelle britannique au XVIIIe siècle et de la façon dont elle s'est transplantée aux États-Unis et dans les dominions du Canada et de l'Australie. Cela nous permet de beaucoup mieux comprendre les termes qui reviennent dans le cadre du débat actuel, comme « souveraineté », « droits », « égalité », « développement économique », « association », et le reste.

Grâce à ses connaissances en matière de jurisprudence, de philosophie politique, d'histoire et de culture contemporaine, Fraser nous permet de voir ce qui se cache derrière la lettre de la loi et derrière les termes utilisés par les politiques, les journalistes, les juges et les experts constitutionnels et il nous invite à explorer avec lui l'esprit de la Constitution afin de découvrir dans quelle voie nous nous dirigeons. À l'heure actuelle, nous semblons être à la dérive.

Après avoir examiné d'importantes décisions de la Cour suprême au Canada et en Australie, Fraser s'est aperçu que les juges étaient incapables collectivement de donner un sens aux événements qui se déroulent dans ces deux pays. (À cet égard, Fraser a l'appui de William Conklin, qui a défendu la même thèse dans son livre intitulé Images of a Constitution publié par la University of Toronto Press en 1989). Les courants de jurisprudence dans les domaines du droit civil et de la common law qui existent au Canada à l'heure actuelle ne permettent pas de bien comprendre ce qui se passe. Fraser pose la question suivante : En quoi consiste le bien commun recherché?

Pour répondre à cette question, il se reporte à trois courants philosophiques, opposés à juridiques, en matière de jurisprudence : 1) le courant conservateur et monarchique caractérisé par la royauté (majestas); 2) le courant de jurisprudence naturelle de liberté négative (« le fait de ne pas être astreint à ») caractérisé par le droit (jus); et 3) le courant d'humanisme civique, de liberté positive (« la liberté de ») caractérisé par la vertu (virtus). Ces trois courants ont leurs sources dans la civilisation occidentale : Athènes, Jérusalem et Rome, et portent en eux de riches thèmes culturels qui ont incité les êtres humains à réfléchir et à agir au fil des temps. Cependant, et c'est là la thèse de Fraser, seul le courant humaniste civique est en mesure de transcender les impératifs du développement économique moderne sans succomber au despotisme éclairé de la technocratie.

Un des mérites du livre de Fraser – et c'est ce qui le rend particulièrement utile et opportun – c'est que l'auteur a basé toute son entreprise philosophique sur la reconnaissance des impératifs de la société commerciale moderne. À partir d'études effectuées dernièrement sur les moralistes écossais du XVIIIe siècle, Fraser tient pour acquis ce que, selon moi, les gens à l'esprit pratique du monde entier prennent désormais comme allant de soi, à savoir qu'un régime politique ne peut plus ignorer l'économie de marché ni la dénigrer. David Hume, Adam Smith et d'autres philosophes moraux écossais ont été les premiers à faire du commerce (ou de l'utilisation de biens à des fins productives) une fin en soi, une chose profitable à moyen et à long termes. Jusque-là, le commerce était considéré au mieux comme un moyen nécessaire d'offrir à ceux qui n'étaient pas des propriétaires fonciers les moyens de mener une existence indépendante et de participer ainsi à la vie culturelle et politique de leur temps. L'accumulation de capitaux dans les centres métropolitains, la croissance des sociétés commerciales, la division progressive du travail à l'intérieur des pays et d'un pays à un autre, et le rôle du crédit public, sont devenus des facteurs dont on a dû tenir compte. De ce point de vue économique, le rôle de l'État consistait à veiller à ce que les forces du marché qui s'autoréglementent ne soient pas utilisées pour parvenir à une fin non naturelle, à ce que toutes les couches de la société profitent de l'évolution en question et à ce qu'on réponde à leurs besoins au point de permettre, comme le dit le dicton, au plus humble salarié dans une société commerciale en pleine expansion de vivre mieux que le chef ou le roi d'autrefois qui avait droit de vie ou de mort sur des milliers de vies.

Après avoir accepté les impératifs du développement économique moderne, Fraser examine ensuite les trois courants de pensée politique déjà relevés pour voir si l'un d'eux peut être en mesure non pas de contrôler ou de freiner le développement économique ni même d'intervenir directement dans ce dernier, mais plutôt de transcender l'activité en question, d'établir des cadres constitutionnels permettant à l'homme moderne de faire plus que satisfaire ses besoins. Fraser ne veut dénigrer en rien le besoin qu'ont les gens de se nourrir, de se loger, de se faire soigner, mais, même prises ensembles, toutes ces choses ne donnent pas un but ou, pour reprendre les termes de Fraser, « un sens justificatif » à la vie en société. Une préoccupation exclusive pour les besoins de la société entraîne le sentiment d'aliénation et d'anomie que les arts et la littérature du XXe siècle décrivent si bien. Cela conduit également à un despotisme éclairé nouveau genre qui, par l'entremise d'une administration rationnelle, peut, en fait, répondre aux besoins fondamentaux de l'être humain. C'est là le danger de la technocratie qui peut s'ingérer encore davantage dans la vie et l'évolution naturelle de la société et les diriger comme bon lui semble.

La doctrine monarchique conservatrice du pouvoir héritée de la Grande-Bretagne a servi de base au Canada. Dans son esprit, ce pouvoir est unitaire, indivisible et hiératique et englobe la notion d'un pouvoir supérieur, la croyance selon laquelle l'autorité légitime est d'origine surnaturelle. Le monarchisme conservateur, qu'on ne doit pas confondre avec la tyrannie ou le despotisme, obéit à des conventions bien établies qui sont jugées exécutoires sur le plan éthique. Il est basé sur le pouvoir de décisions. On laisse au souverain le soin de prendre la décision finale pour le bien du pays. Il peut y avoir une délégation plus ou moins grande de ce pouvoir indivisible. On peut assister à plus ou moins de consultations effectuées à titre plus ou moins privé, avant que la décision ne soit prise, mais, en définitive, il revient au souverain de prendre cette décision. C'est là un courant qui attache une importance spéciale au maintien et au renforcement de l'État, dont l'élément central est le souverain. La tradition en question a été maintenue au fil des siècles par une classe patricienne qui a fait partie des diverses institutions interdépendantes de l'État.

Bien entendu, ce pouvoir indivisible du souverain est tempéré depuis longtemps par le Parlement, où des éléments des deux autres courants ont réussi à s'implanter à des degrés divers. Ainsi, c'est l'idéal républicain d'un gouvernement équilibré composé à la fois du souverain et du peuple, d'une constitution établie par les différents secteurs de la société, qu'on retrouvait au XVIIe siècle dans la notion de commonwealth. Cependant, comme Fraser le signale, même si le souverain ne semble, à l'heure actuelle, détenir aucun pouvoir politique, on aurait tort de croire que l'institution en question n'est qu'un anachronisme ou un symbole de continuité historique. En ce qui concerne les décisions officielles, le souverain et ses conseillers conservent un pouvoir considérable.

Les révolutions américaine et française ont menacé cette forme de gouvernement. Elles ont entraîné toutes les deux la résurrection d'un humanisme civique. Cependant, en définitive, selon Fraser, les régimes établis dans ces deux pays ne différaient pas beaucoup dans la pratique des monarchies qu'ils ont remplacées. Au lieu de voir la source du pouvoir en Dieu, dans la Providence ou la Nature, on a dorénavant considéré que le pouvoir venait du peuple. Le pouvoir a encore été laissé à une institution abstraite; le peuple a remplacé la Couronne. La prise de décisions était encore unitaire et elle était caractérisée par le pouvoir exécutoire relié à une volonté souveraine. Pour Fraser, les démocrates radicaux ou ceux qui prônent la souveraineté du peuple ne doivent pas être pris très au sérieux, du moins du point de vue théorique. Ils sont simplement la contrepartie des monarchistes conservateurs. Il convient ici de signaler que Fraser s'étend longuement dans son livre sur la façon dont la révolution américaine s'est égarée, et sur les effets du capitalisme qui, joints à ceux du protestantisme évangélique, ont englouti les tentatives nobles des politiques fédéralistes qui ont essayé d'institutionnaliser les idéaux civiques du républicanisme classique.

Au Canada, à l'instar de la classe gouvernante qui les avait précédés pendant un siècle, Sir John A. Macdonald et les autres Pères de la Confédération ont fait tout en leur pouvoir pour que leur colonie grandisse dans la tradition conservatrice. Cependant, deux facteurs devaient rendre cette tâche difficile, sinon impossible : le processus rapide de développement économique et l'adoption du fédéralisme qui, selon Fraser, est l'essence même du républicanisme.

Fraser reconnaît que la tradition monarchiste britannique est en mesure de répondre aux besoins dans un sens socio-économique moderne, d'assurer l'abondance matérielle tant souhaitée par l'homme moderne, mais il lui reproche d'encourager des habitudes d'obéissance dans la population, une lassitude politique, une dépendance qui empêche la majorité des hommes et des femmes de devenir des êtres humains complets. Elle se prête trop facilement à un despotisme éclairé de l'ancien ou du nouveau type.

À l'instar de la doctrine monarchique, celle de jurisprudence naturelle peut également être fière de ses racines chrétienne et classique. À partir des travaux d'érudits du moyen-âge, Grotius, Pufendorf et Locke ont à leur tour approfondi la question. Ce courant prend comme point de départ ce qui est « propre » à l'être humain. Ce qui appartient à l'homme devrait être son bien. Il devrait être en mesure d'en profiter en privé sans ingérence de la part d'autres personnes ou de l'État. Bien entendu, les limites de ce qui lui appartient feront toujours l'objet d'un débat. Dans le passé, le débat pouvait porter, par exemple, sur le droit d'un être humain à posséder un autre être humain (l'esclavage). De nos jours, il touche au droit qu'a une femme de contrôler son propre système de reproduction (l'avortement). Avec le temps, les droits de la personne se sont accrus, car l'homme, au sens général du terme, a eu droit progressivement à de plus en plus. Les droits qui étaient auparavant seulement juridiques – c'est-à-dire garantis par l'État et appliqués par les tribunaux – sont désormais des droits civils qui s'étendent à la société par l'entremise de programmes administratifs comme ceux de promotion sociale.

Fraser reproche à ce courant d'avoir aidé l'économique, peut-être sans le vouloir, à devenir le mode de pensée paradigmatique dans la société moderne. Le recours au droit à la propriété – et tous les droits de la personne sont essentiellement de tels droits – empêche l'État d'agir dans bien des cas pour le bien de la grande majorité des citoyens, sinon de tous. Étant donné que l'économie de marché prévaut dans la société, les limites du domaine public ne cessent de diminuer. Les villes modernes et leur absence relative d'équipements collectifs reflètent la domination de ce courant de la jurisprudence civile. Sur le plan des principes, Fraser s'attaque à ce courant, car il donne au secteur privé en question le droit de tout dominer et de contrôler entièrement ce qui lui appartient. (L'image qui nous vient à l'esprit, celle d'un seigneur médiéval dont le domaine comprenait non seulement ses terres, mais également les femmes, les serviteurs, les animaux qui vivaient sur ces dernières, n'est vraie qu'à moitié, car les droits à l'époque n'étaient pas absolus, mais découlaient plutôt d'une conception prioritaire du devoir.) Comme Fraser l'explique, la notion moderne de droits fait fi en grande partie des relations réciproques et mutuelles qui existent ou qui devraient exister entre les gens.

Selon Fraser, la liberté ne doit pas se limiter à préserver les droits de la personne; il faut adopter une notion plus positive. Les êtres humains ne sont pas simplement des gens qui possèdent une chose; ce sont surtout des citoyens d'un État : c'est-à-dire des participants ou des acteurs sur la scène publique, dans leur collectivité. S'inspirant fortement du travail de John Pocock, Machiavellian Moment, et Hannah Arendt Condition de l'homme moderne, Fraser nous donne un aperçu du courant de l'humanisme civique, de ses conceptions classique et florentine ainsi que de ses conceptions anglaise et américaine au XVIIIe siècle.

Le courant civique se caractérise au départ par son pluralisme. Non seulement il le permet, mais il garantit que le pouvoir est distribué dans toute la société, qu'il existe de nombreux foyers de prise de décisions. En outre, ces nombreuses étapes de délibération et de prise de décisions peuvent être examinées par la population – c'est ce que nous appelons de nos jours la transparence. Enfin, tous les participants sur la scène publique en question sont traités de façon égale. Il n'est pas donné à tout le monde de participer au processus, mais ceux qui le font devraient avoir droit à une voix et à un vote égaux. Ce n'est qu'en ayant la chance de participer au débat public et en étant traités tous de la même façon que les êtres humains peuvent développer les vertus classiques associées traditionnellement aux meilleurs côtés de notre patrimoine occidental.

Un chapitre intéressant du livre de Fraser est consacré aux efforts que les fédéralistes américains ont déployés au début du XIXe siècle pour établir dans la société commerciale les idéaux républicains qu'ils n'avaient pas réussi à incorporer dans les institutions de l'État. Chose surprenante, selon Fraser, les dominions britanniques de l'Australie et du Canada sont mieux placés pour devenir de véritables républiques à cause de leur nature fédéraliste très forte qui leur donne au moins une compréhension latente des vertus des associations politiques, de la façon dont ensemble des personnes peuvent collaborer en vue du bien commun. Cela ne veut pas dire que Fraser pense que les gouvernements provinciaux au Canada, par exemple, sont sur le point d'annoncer une nouvelle ère de civisme républicain. En fait, ils constituent probablement davantage un obstacle sur les plans économique et politique. Par contre, le renouveau, inspiré peut-être par les discussions incessantes de ministres fédéraux et provinciaux en quête d'un objectif constitutionnel à atteindre, devra avoir lieu, en fait, dans les sociétés commerciales, les syndicats, les associations bénévoles, les églises, les écoles, les universités, les municipalités, bref, dans toutes les institutions établies dans une société civile, car cette société est le terrain d'où émergeront peut-être de petites républiques, avec les vertus humaines qu'elles supposent.

En conclusion, les monarchistes conservateurs et les partisans libéraux des droits de la personne auront peut-être le sentiment que Fraser minimise les avantages de leur doctrine et idéalise le civisme républicain. Tous doivent reconnaître cependant que The Spirit of the Laws les aide à réfléchir aux conséquences plus profondes de nos discussions constitutionnelles courantes. De prime abord, on peut juger présomptueux de la part de Fraser de reprendre le titre de l'oeuvre célèbre de Montesquieu De l'esprit des lois, mais ce titre reflète de façon très concise l'essence même du livre. En outre, ce faisant, Fraser rend hommage à Montesquieu, autre spécialiste pluridisciplinaire qui a cherché à aborder délicatement ce domaine ténu de la pensée humaine, à la fois pratique et théorique, connu sous le vocable ancien et vénérable de jurisprudence, qui convient parfaitement pour décrire la tâche difficile que constitue l'établissement de lignes directrices.

Paul Benoit
Ottawa (Ontario)


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 15 no 3
1992






Dernière mise à jour : 2020-09-14