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Entrevue : Les Canadiens ordinaires et le processus constitutionnel


En novembre 1991, le Comité spécial mixte sur le renouvellement du Canada aboutissait à une impasse sur le processus de consultation des Canadiens à propos des plans du gouvernement pour modifier la Constitution. Pour briser cette impasse, on s'entendit pour organiser cinq conférences spéciales sur la Constitution où les Canadiens ordinaires auraient la possibilité de faire connaître leur opinion. Ces conférences eurent lieu lors de fins de semaine consécutives en janvier et en février 1992. Qui étaient certains de ces « Canadiens ordinaires » sélectionnés pour participer aux conférences? Comment ont-ils été choisis? Qu'ont-il tiré de leur expérience? Nous avons posé ces questions et bien d'autres à cinq personnes qui ont assisté aux conférences. Roy Grinshpan est étudiant en génie informatique à l'Université Concordia de Montréal. Ron Markey est dentiste à Vancouver. Susan Crean est présidente de la Writers' Union of Canada et membre de l'Alliance pour un agenda commun. Penny Fancy, de Saskatoon, est membre du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme. Donald Scott est expert-conseil à Yellowknife et ancien député de l'Assemblée législative provinciale. Ces entrevues ont été réalisées en avril 1992 par Susan Allan et Paul Vieira.

Qu'est-ce qui vous a amenés à vous lancer dans ces conférences constitutionnelles?

Roy Grinshpan : Eh bien, je crois que c'est en premier lieu l'annonce qui m'a attiré. Je l'ai vue dès le premier jour et elle semblait intéressante. Je ne l'ai pas prise au sérieux jusqu'à ce que, une semaine ou deux plus tard, le journal The Montreal Gazette n'en fasse de nouveau état. C'est alors que je me rendis compte qu'il ne restait plus qu'une semaine. Je ne sais pas ce qui m'a frappé à ce moment-là, pour être tout à fait franc avec vous, mais quelque chose me poussait à le faire.

Ron Markey : J'essayais, avec l'Institut Niagara, de mettre sur pied un comité qui nous permettrait de savoir quel était le type de personnes qu'ils devraient inviter à la conférence et le genre de questions qu'il fallait aborder.

J'ai eu la chance que l'on me demande de participer à l'aventure et, par conséquent, je fus invité à la conférence. Je reçus un appel téléphonique au mois de décembre pour me demander si j'étais intéressé, ce à quoi je répondis que oui dès le lendemain. Je savais que ce serait une occasion excitante.

Susan Crean : Je suis présidente de la Writers' Union of Canada et membre également de l'Alliance pour un agenda commun. C'est à ce titre que mon syndicat a demandé que nous soyons invités à la conférence. Je ne suis donc pas, en ce sens, une Canadienne ordinaire.

Penny Fancy : Je suis membre du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme. Nous nous occupons des questions et des divers programmes gouvernementaux qui peuvent avoir une influence sur les femmes. Nous procédons à nos propres recherches et nous soumettons des recommandations au gouvernement. Voilà pourquoi la Constitution fait partie de nos priorités. Lorsqu'on a parlé de ces conférences, notre conseil a demandé que tous les groupes féminins nationaux soient invités ainsi que les membres de notre conseil. Nos noms ont donc été envoyés aux responsables.

Donald Scott : Je m'occupe de questions constitutionnelles depuis qu'on a ramené la Constitution au bercail. Depuis lors, j'ai réalisé à quel point des changements constitutionnels pouvaient changer la nature d'un pays. Rien n'a modifié aussi rapidement la nature de notre pays que les changements constitutionnels de la dernière décennie. Je désirais donc participer au processus et voir ce qu'il en était. J'ai participé aux négociations du lac Meech comme député et j'ai également joué un rôle mineur lorsqu'on a fait paraître la première version de ce que serait l'Accord du lac Meech. Je n'étais pas un ardent partisan de cet accord et, par conséquent, au moment de la ronde suivante, j'ai vu l'annonce dans le journal et j'y ai répondu.

A-t-on tenu compte de votre opinion lors des conférences?

Roy Grinshpan : Je ne crois pas que ma seule opinion ait pu avoir beaucoup d'influence sur l'ensemble des conférences. Cependant, dans l'ensemble des ateliers, je crois que mon opinion, comme celle des autres, a permis d'ouvrir différentes perspectives. Dans l'ensemble, je ne crois pas qu'une seule opinion ait pu faire une grande différence.

Ron Markey : Oui. Je pense que les sentiments exprimés à ces conférences, pris dans le sens de l'interaction entre les participants et les rapports qui en découlèrent finalement, furent réellement positifs. Je crois que le fait d'avoir participé à ces conférences m'a donné l'impression que la plupart des délégués estimaient que ces conférences étaient très positives.

Je ne pense pas que l'on ait toujours rapporté les faits précisément de cette façon, mais j'estime que, d'une façon générale, les participants aux conférences estimaient qu'il y avait un excellent consensus sur la plupart des questions dont nous devions discuter.

J'ai eu la chance inespérée d'être nommé rapporteur de l'un des groupes de travail dont je faisais partie. Ce fut une chance supplémentaire en ce sens que j'ai pu apporter ma modeste contribution une couple de fois au nom de mon groupe.

Susan Crean : Dans toutes ces conférences, je me suis sentie très mal à l'aise d'être là en ma qualité de soi-disant citoyenne ordinaire alors que ce n'était pas le cas. Par conséquent, lorsqu'on nous a demandé, dans certains ateliers, de donner notre opinion personnelle, j'ai toujours précisé que cela me mettait mal à l'aise. En réalité, je représentais les écrivains en particulier et la communauté des arts en général. Je crois que la démocratie a montré son museau ou, à tout le moins, a agité le bout de sa queue. Je pense que les gens présents, c'est-à-dire ceux qui n'étaient ni politiciens, ni bureaucrates, ni conseillers, ont abattu une somme considérable de travail.

On nous a entendus, mais les gens au pouvoir ne nous ont pas écoutés. Je dirais que nous avons laissé la trace de nos pas dans le sable, mais que la marée nous a déjà rattrapés.

Penny Fancy : À mon avis, les conférences étaient très ouvertes et les gens pouvaient donner leur avis, quel qu'il soit. Rien ne nous indiquait ce que nous devions dire et ce dont nous devions discuter. Nous disposions d'un cadre général et chacun était libre de donner son avis, certains n'ayant d'ailleurs aucun lien direct avec les propositions constitutionnelles sur la table. C'était donc très ouvert.

Donald Scott : Non. Ces conférences étaient avant tout un spectacle. Il y a un an, des gens parlaient d'une assemblée constituante et, à l'époque, le gouvernement avait fait peu de cas de cette idée comme possibilité d'organe de décision. Selon moi, le gouvernement a tourné casaque et dit maintenant : « nous n'appellerons pas cela une assemblée constituante, mais une conférence constitutionnelle et nous inviterons les Canadiens ordinaires à y participer. »

À votre avis, à quoi ont servi ces conférences, si tant est qu'elles ont servi à quelque chose?

Roy Grinshpan : Le point principal de ces conférences, à mon avis, était l'idée d'une assemblée constituante, dont je suis un ardent partisan. Comme étudiant en informatique, j'ai accès au courrier électronique. J'ai donc envoyé un message global dans lequel je disais que j'allais à la conférence et que, si quelqu'un avait une opinion sur la Constitution, je serais heureux de la transmettre au ministre, ce que j'ai fait pour les quelque 70 personnes qui m'ont répondu.

Je suis donc très partisan de donner aux gens qui le désirent la chance de parler. J'espère que ces conférences constitueront un exemple et, d'une certaine façon, pourront paver la voie à d'autres assemblées constituantes de ce type, car, à mon avis, elles sont excellentes.

Ron Markey : En dépit du fait qu'on les a souvent présentées comme des conférences destinées à aborder les problèmes de certains groupes d'intérêt, j'estime que, dans notre conférence, il y avait un nombre incroyable de Canadiens d'origines les plus diverses.

J'ai été éberlué de constater le nombre de Canadiens de différentes origines qui se dirigeaient vers le micro : groupes ethniques ou raciaux différents, âges différents, handicapés, gens prospères, et j'en passe. C'était une coupe remarquable de la mosaïque canadienne et c'est ce qui m'a le plus frappé.

Susan Crean : Je crois que nous avons pu prouver que les soi-disant Canadiens ordinaires sont mieux qu'on ne le pensait. Les gens qui sont en dehors du système, qui n'ont pas vraiment d'intérêt intellectuel ou politique pour le processus sont beaucoup moins gênés que nous devant les vieilles formules et les vieux bagages culturels.

Je crois que nous nous acheminions vers une vision de la Confédération basée sur trois communautés nationales, acceptée dans un certains sens ou du moins familière à des gens comme Gordon Robertson (l'ancien greffier du Conseil privé), mais étrangère à ceux qui faisaient véritablement le travail de réforme, les gens du gouvernement et ceux du Parlement.

Je suis, pour le moins, extrêmement déçue. On ne s'est pas contenté de ne pas nous écouter, on nous a ignorés.

Penny Fancy : Tout d'abord, je crois que le choix des gens était bien fait. Il me semble que l'on pouvait entendre s'exprimer certaines voix de la base et que certains des thèmes courants que nous côtoyons dans nos propres communautés se retrouvaient ici. Ils semblaient faire surface à ces conférences et c'était très positif.

Et puis, vous parlez de la question du Québec et vous entendez les médias raconter toutes sortes de choses sur l'animosité qui règne entre les francophones et les anglophones, mais je dois dire que, de façon générale, ce n'est pas comme cela que ça se passe et c'est ce qui semble être ressorti de ces conférences. Malgré tout, certaines personnes me donnaient l'impression de faire un effort spécial pendant la durée des conférences.

Donald Scott : Elles semblent avoir fait beaucoup pour le gouvernement. Je pense qu'elles ont donné une grande crédibilité à son ordre du jour et qu'il peut désormais proclamer publiquement que ses propositions sont basées sur les conférences. Et c'est tout à fait cela parce que beaucoup d'entre elles en découlent. Cependant, les conférences étaient grossièrement manipulées. Aux deux conférences auxquelles j'ai assisté (Toronto et Ottawa), il fallait se soumettre à d'assez fortes pressions. Cependant, mon atelier comptait un certain nombre de fortes personnalités. J'ai réellement apprécié la participation des délégués du Québec avec qui nous avons eu d'excellents débats animés dont le but était d'essayer de se comprendre les uns les autres. Ce fut donc, sous cet angle, un franc succès.

Votre opinion se reflète-t-elle dans le rapport Beaudoin-Dobbie?

Roy Grinshpan : Je ne sais pas dans quelle mesure nous avons contribué à l'orientation du rapport Beaudoin-Dobbie. De façon générale, je suis satisfait de ce rapport, mais je ne sais pas à quel point ils ont tenu compte des conférences.

Ron Markey : J'ai lu le rapport de notre conférence et je crois qu'il donnait une bonne idée de ce qui s'y était passé. J'ai lu le rapport Beaudoin-Dobbie sommaire et j'y ai vu un bon compte rendu. Oui, dans une certaine mesure, on en a certainement tenu compte.

Dans notre conférence, par exemple, nous avons appuyé très fermement le concept de la société distincte. Même si nous n'avions aucun mandat pour discuter de cette question. Nous avons également manifesté un fort appui aux problèmes soulevés par les Autochtones et à leur droit inhérent à l'autonomie gouvernementale. Je crois sincèrement que, de bien des façons, on a véritablement tenu compte de ce dont nous avions discuté et de notre attitude vis-à-vis de ces questions.

Susan Crean : Ils ont dû tenir compte de certaines des questions que nous avons soulevées, en particulier en ce qui concerne la première recommandation de la partie sur la culture qui parlait de consulter la communauté et non de procéder sous forme d'accords culturels bilatéraux proposés par le gouvernement. Cependant, dès la suivante, ils ont carrément ignoré toutes les consultations des trois mois précédents et suggéré d'aller de l'avant en faisant ce que le gouvernement proposait de toute façon. Nous ne sommes arrivés à rien.

En fin de compte, ces conférences ont été très importantes, ce fut une expérience historique et très exaltante. Cependant, les politiciens et les bureaucrates ne nous ont pas écoutés et n'en font qu'à leur tête.

Penny Fancy : Notre opinion semble avoir été prise en considération, mais je suis personnellement déçue par le rapport. Il ne me paraît pas refléter tout ce qui s'est dit. En fait, certains des points qui paraissent dans le rapport ne semblent même pas avoir fait surface lors des conférences.

Personnellement, je suis donc déçue, en particulier du point de vue des femmes. Les femmes, et j'insiste là-dessus, désiraient faire entendre leur voix. Par exemple, dans les débats sur la réforme du Sénat et de la Chambre des communes, elles disaient que nous voulions avoir notre propre représentation dans ces deux appareils gouvernementaux parce que, comme femmes, nous croyons que si nous n'y sommes pas représentées massivement, nous ne pourrons qu'être marginalisées. Cela ne se retrouvait pas dans le rapport Beaudoin-Dobbie et c'est ce qui m'a déçue.

Donald Scott : Oui, je crois que certains des points que nous avons soulevés se retrouvaient dans le rapport. Lors de la conférence de Toronto, j'ai présenté une proposition sur la notion de code des responsabilités du citoyen, c'est-à-dire le fait que nous avons des droits, mais que, parallèlement, nous avons également des responsabilités. Nous devrions retrouver quelque chose dans la Charte pour nous indiquer quelles sont ces responsabilités. Dans mon groupe de travail, j'avais réuni pas mal d'appui et d'acceptation de ce code, mais, étrangement, je n'ai pu en retrouver ne fût-ce qu'une vague mention dans le rapport final de la conférence. Amener une question comme celle-là dans la discussion d'ensemble ne les intéressait tout simplement pas. En parlant aux gens, j'ai obtenu de bonnes réponses, mais il s'est avéré impossible de le faire inscrire à l'ordre du jour ou même d'en discuter.

Estimez-vous, a posteriori, que les négociations constitutionnelles devraient se dérouler à huis clos?

Roy Grinshpan : Certainement pas. Je pense que c'est vraiment la seule façon de procéder. De fait, s'il ne s'agissait que de moi, il y aurait une conférence tous les ans.

Roy Markey : Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre. Lorsque vous en venez aux détails pratiques permettant de finaliser les articles et les projets de phrases et au moment où il faut prendre une décision sur ce que vous préférez, j'aimerais que le processus soit ouvert, mais c'est certainement irréaliste. Un petit groupe devra, pour finir, mettre la dernière main à l'affaire.

Je pense qu'il faut tout façonner en public. Il ne sert à rien de courir dans tout le pays et de demander à des milliers de gens différents de rédiger un projet de constitution. À mon avis, le type de conférences, de groupes de discussion et de travail et tout ce qui a permis d'obtenir l'apport des gens auprès du Comité, c'est en définitive la façon dont les citoyens veulent participer au processus.

J'aimerais que le processus reste ouvert, mais je crois que, tôt ou tard, quelqu'un devra rédiger le projet final et prendre une décision. J'aimerais que les premiers ministres n'abdiquent pas leur responsabilité à cet égard.

Susan Crean : Non, j'estime qu'une partie du travail doit se faire à huis clos. Ces conférences ont été, de loin, les plus réussies parce que nous avons pu y entendre des gens s'exprimer sans contraintes et, d'une certaine façon, c'est ce qui était très important. Nous avons fait la preuve que nous pouvons faire des choses. Les gens de bonne volonté dans ce pays sont capables de surmonter les différences, de faire réellement preuve de générosité et de devenir réellement créatifs. Je crois que nous avons été lâchement abandonnés par ceux-là même qui représentaient l'aspect Chambre des communes du groupe Beaudoin-Dobbie.

Penny Fancy : S'ils parlent toujours de la même chose, s'ils ne font pas sortir autre chose de leur chapeau, je crois que tout est sur la place publique aujourd'hui, aux niveaux local, provincial et national. S'ils se rencontrent maintenant derrière des portes closes, je crois que c'est pour un bien. Tant qu'ils n'en ressortent pas avec quelque chose d'entièrement neuf auquel on n'a jamais touché, auquel cas il s'agirait d'une négation de tout le processus public. Je crois que les sentiments des gens seraient plutôt négatifs parce qu'ils font preuve aujourd'hui de cynisme, d'un grand cynisme, envers la politique et les politiciens.

Donald Scott : Je crois qu'il y a certainement place pour cela. Il y a place pour un processus public, cela ne fait aucun doute. Cependant, vous ne pouvez demander aux chefs politiques d'être tout ce qu'ils vous disent qu'ils sont devant les caméras. Ils ne vous disent jamais ce qu'ils pensent sur le coup; tout ce que vous obtenez d'eux, c'est la crème sur le gâteau, voilà ce qui se passe. Nous obtenons des documents constitutionnels qui ne pourraient même pas convenir à une loi ordinaire, encore moins à une constitution. Nous essayons de mettre tant de choses dans ce document que nous détruisons ce qui fait l'essence même d'une constitution.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 15 no 2
1992






Dernière mise à jour : 2020-09-14