Anthony Wright
A Public Purpose, Tom Kent, McGill-Queen's University Press, Kingston
et Montréal, 1988, 433 pages.
Après une éminente carrière de journaliste au Guardian et à l'Économiste en
Grande-Bretagne et comme rédacteur en chef du Winnipeg Free Press, Tom Kent
entra au début de 1958 au cabinet du nouveau chef du Parti libéral, Mike
Pearson. Dans ce livre, il relate avec simplicité et franchise les années qu'il
a vécues au cœur d'un parti vaincu qui luttait pour reconquérir le pouvoir.
Ni ouvrage historique ni biographie, A Public Purpose décrit avec perspicacité la
vie et les personnalités politiques des années comprises entre 1954 et 1971.
Kent passe en revue les principales réalisations de l'ère Pearson -- le
Régime de pensions du Canada, l'assurance-maladie, le fédéralisme coopératif,
etc. Ses confidences constituent une lecture instructive pour ceux qui étudient
ou pratiquent la politique. Par exemple :
(Leadership) « Abbott était l'homme fort parmi les jeunes ministres [...] un excellent
ministre des Finances [...] doué de sagacité et de sens politique. S'il était
resté, c'est lui que j'aurais voulu voir accéder à la direction du parti, de
préférence à Pearson. Il ne jouissait pas d'appuis aussi larges que Pearson
mais possédait un esprit encore plus clair, une meilleure connaissance de la
plupart des dossiers et, par-dessus tout, une plus grande capacité à prendre
des décisions fermes et une vision plus perspicace de la manière de les
exécuter.
Le fait de laisser partir Abbott et Claxton fut la première manifestation -- et à
mon sens l'une des plus graves conséquences -- des accès répétitifs de
passivité qui marquèrent le comportement de M. St-Laurent à partir de
1954. »
(Programme politique) « L'État moderne est beaucoup trop complexe pour qu'un premier
ministre et des ministres puissent sérieusement réfléchir aux orientations
politiques en cours de mandat. Ils sont toujours trop accaparés par les
problèmes immédiats. S'ils n'arrivent pas au pouvoir avec des objectifs clairs,
globaux et réalistes, ils n'en formuleront pas par après. Dans maints domaines,
ils seront esclaves des événements, des groupes de pression, des hauts
fonctionnaires qui en savent tellement plus qu'eux, des sondages d'opinion, des
calculs à courte vue. »
(La préparation à la charge de premier ministre) « Mike Pearson n'était
certainement ni le premier ni le dernier homme politique à aborder le pouvoir
avec un style de gouvernement réservant la part du pauvre à la gestion. De
fait, si les raisons individuelles en ont varié, le résultat a été le même pour
tous nos gouvernements fédéraux depuis 1953 : face à la complexité des
affaires publiques dans un État moderne, aucun n'a réussi à organiser ses
rouages centraux d'une manière propre à promouvoir la raison et la
clairvoyance, la cohérence et l'efficacité, attributs essentiels d'une bonne
gestion dans toutes les activités collectives [...] »
(L'influence des hauts fonctionnaires) « Le rôle que les fonctionnaires jouent dans la
formulation des politiques est largement méconnu. La notion qu'ils devraient se
contenter de mettre en œuvre des décisions, exclusivement fondées sur les idées
politiques des élus, ne tient pas debout. L'administration publique n'a jamais
été si simple qu'elle puisse fonctionner de cette manière, et ce n'est
certainement pas le cas aujourd'hui. Nous payons les hauts fonctionnaires afin
qu'ils soient des professionnels de la chose publique et ils feraient bien mal
leur travail s'ils n'influençaient pas sensiblement les politiques du
gouvernement.
Ce qui n'est pas souhaitable, c'est qu'ils aient une influence décisive; d'après
ce que j'ai constaté, les bureaucrates ne possèdent pas cette influence
décisive quand les hommes politiques font leur travail. Mais, pour cela, les
élus doivent être d'accord sur des objectifs clairs. »
(La presse dans la vie politique) « La plupart des hommes politiques
exagèrent, à mon sens, l'influence de la presse sur l'opinion publique. Ils
sont eux-mêmes les plus avides lecteurs de journaux et, de nos jours, les
spectateurs les plus assidus des journaux télévisés et des émissions
d'information. Il en résulte une relation de considération réciproque entre les
médias et les personnalités politiques. Les journalistes se sentent importants
car ils constatent sans cesse combien leurs sujets attachent de prix à leurs
propos, tandis que la vanité des sujets leur fait accorder aux médias beaucoup
plus d'importance que les autres lecteurs, auditeurs et
téléspectateurs [...] En dehors de ce petit monde, on constate à maintes
et maintes reprises que le public nourrit une méfiance salutaire à l'égard des
propos des journalistes et que les citoyens forment leur propre opinion des
gens et des choses, fondée sur le bon sens. »
En passant, Tom Kent torpille quelques idées fausses. Il qualifie la notion qui
voudrait qu'un gouvernement minoritaire soit nécessairement faible de
« mythe engendré par les hommes politiques dans un but intéressé ». A
son sens, un gouvernement minoritaire se trouve peut-être placé dans une
situation plus inconfortable mais « n'est pas nécessairement moins à même
de gouverner ».
En cette ère de l'informatique, où chacun possède un numéro d'assurance sociale, Kent ne
voit pas pourquoi le Canada n'abandonnerait pas le « mécanisme encombrant
de l'inscription des électeurs à chaque scrutin, qui constitue aujourd'hui la
seule excuse pour une campagne de longue durée ». « Il serait facile
d'avoir des listes électorales sous une forme qui puisse être rapidement mise à
jour », ce qui permettrait au Canada d'avoir des campagnes de trois
semaines seulement « comme on le voit couramment dans les pays plus
densément peuplés ». Il estime que les seuls bénéficiaires de nos longues
campagnes sont les partis politiques qui cherchent chacun à « se réfugier
derrière un écran de fumée plus dense que les autres ».
Le livre offre une analyse intéressante du caractère de Pearson et de la rivalité entre
celui-ci et Diefenbaker. Par exemple :
« L'histoire reconnaîtra en Pearson un premier ministre qui a relativement bien réussi et en
Diefenbaker un chef de gouvernement tout à fait inefficace. Mais c'est à
Diefenbaker que l'on attribuait les bonnes intentions. La facette de sa personnalité
qui restait toujours la mieux connue en 1964 était celle qu'exprimait son
attitude débonnaire à l'égard de ses compatriotes : son style oratoire
fait de phrases sans début ni fin logique, d'une enfilade de mots sans
signification claire mais qui débordaient de bons sentiments. Ce flou savant
masquait souvent la clarté d'esprit dont Diefenbaker faisait preuve dans les
débats. Il était matador dans une joute où Pearson faisait souvent figure de
victime, blessé, lent et trébuchant. Diefenbaker ne connaissait pas le
scrupule, il pouvait ignorer les faits ou en inventer selon les besoins du
moment. Et il maniait la cruauté, maîtrisait l'insinuation avec un instinct
infaillible pour ce qui ferait le plus de mal à son adversaire.
La joute oratoire contre Diefenbaker était, par conséquent, un jeu que Pearson était
parfaitement incapable de remporter. Pour Diefenbaker, un homme politique
devait être un harangueur de foule, un tribun, et c'est pourquoi il méprisait
Pearson qui se sentait si mal à l'aise dans ce rôle. Néanmoins, Pearson lui
ravit le pouvoir, ce que Diefenbaker ressentit comme tellement scandaleux que
le mépris se teinta de haine. Pearson, pour sa part, se ressentit tellement des
attaques de Diefenbaker qu'il en vint à le haïr, lui aussi. Et il méprisa
Diefenbaker pour sa malhonnêteté intellectuelle, ses tergiversations et son
indécision à la tête du gouvernement. Mais, par-dessus tout, Pearson craignait
Diefenbaker à la Chambre des communes. Ce mélange de sentiments paraissait
paralyser le cerveau normalement agile de Pearson. Ses interventions au
Parlement, chaque fois qu'il ne disposait pas d'un discours préparé,
trahissaient une vacillation et une indécision croissantes. »
Le style vivant de l'auteur fait passer allègrement le contenu austère de ces mémoires,
dont l'humour n'est pas absent. Par exemple, lorsque Kent se présenta aux
élections à Burnaby-Coquitlam contre Tommy Douglas en 1963, il n'ignorait pas
que ses origines britanniques risquaient de lui faire du tort. Imaginez le
ravissement de M. Douglas lorsqu'un fort parti de militants du NPD
« s'étant préparé pour l'occasion à grand renfort de bière »
couvrirent la voix de Kent en scandant « Yankee Go Home ».
Tony Wright
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