Guy Charbonneau; John Fraser
Relations entre les deux
chambres du Parlement : décisions des Présidents Guy Charbonneau (7 juin 1988) et
John Fraser (11 juillet 1988).
Contexte :Le projet de la loi C-103, Loi
visant à favoriser les possibilités de développement économique du Canada
atlantique, a été présenté par le gouvernement conservateur au printemps de
1988. Le projet de loi a passé par toutes les étapes normales du processus
législatif, y compris la troisième lecture, et a été envoyé au Sénat. La
majorité libérale de la Chambre haute a demandé au Comité des finances de
scinder le projet de loi C-103. La recevabilité de la motion a été contestée et
le Président Charbonneau a rendu la décision suivante :
Décision du Président Guy
Charbonneau : Le
mercredi 1er juin, la Présidence avait été priée de statuer sur la recevabilité
de la motion du sénateur Graham énoncée comme suit :
Que ce soit une instruction de
cette Chambre au Comité permanent des finances nationales de diviser le projet
de loi C-103, Loi visant à favoriser les possibilités de développement
économique du Canada atlantique, portant création de l'Agence de promotion
économique du Canada atlantique ainsi que de la Société d'expansion du
Cap–Breton et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, en deux
projets de loi, afin que l'un de ces projets porte en particulier sur la Partie
I, intitulée : Agence de promotion économique du Canada atlantique, et
l'autre sur la Partie II intitulée : Société d'expansion du Cap–Breton.
Au cours de la discussion qui
s'ensuivit, tous les sénateurs avaient convenu que cette motion était quelque
peu inhabituelle en ce qui concerne la procédure au Sénat. C'est pour cette
raison que la présidence a préféré retarder sa décision qu'elle avait promise
pour jeudi dernier. Je désire présenter mes excuses à tous les sénateurs pour
les inconvénients que ce retard aura pu leur causer, mais la question en cause
était d'une importance telle qu'il nous a fallu du temps pour examiner à fond le
rappel au Règlement soulevé par le sénateur Flynn ainsi que les commentaires
formulés par les sénateurs MacEachen, Stewart et Molgat.
Dans la question qui nous occupe,
il s'agit d'établir s'il convient, compte tenu de la procédure du Sénat, de
présenter une motion contenant une instruction impérative à un comité voulant
que le projet de loi C-103, un projet de loi adopté par la Chambre des communes
et soumis à l'approbation du Sénat, soit scindé en deux projets de loi
distincts.
Comme le sénateur Stewart l'a si
bien fait remarquer mercredi dernier, les sénateurs doivent se demander quels
motifs peuvent bien empêcher l'adoption d'une telle motion.
Pour rendre une décision sur
pareille question, il est normal d'examiner les précédents entourant des motions
semblables. Les recherches effectuées dans les Journaux du Sénat n'ont révélé
aucun précédent. En ce qui concerne les précédents à la Chambre des communes, il
ne semble pas que cette Chambre ait jamais scindé un projet de loi du Sénat.
Pour ce qui est de la Chambre des Lords, Erskine May déclare à la page
502 :
Une seule tentative a été faite
pour scinder un projet de loi émanant de la Chambre des communes [...] et elle a
échoué. Mais l'instruction a été repoussée sur ses propres mérites ainsi qu'en
raison de sa nature inédite et des difficultés techniques qu'elle soulèverait,
de sorte que le bien-fondé de scinder des projets de loi émanant des Communes
n'a pas fait l'objet d'une décision.
En ce qui concerne la procédure
australienne, la troisième édition du « Odger's Australian Senate
Practice » stipule à la page 214 que « les ouvrages ne contiennent
aucun précédent relativement à une disjonction ou à un regroupement de projets
de loi ... ».
La présidence estime que la
recherche de précédents, dans ce cas, n'est pas particulièrement utile. Pour ce
qui est de la motion présentée à la Chambre des Lords le 29 juillet 1919, Erskine May affirme que la question de savoir s'il convient à une Chambre haute
de scinder un projet de loi de la Chambre basse n'a pas été établie. La motion
de 1919 aurait constitué un précédent plus utile si le Président y avait rendu
une décision. Qu'une telle décision n'ait pas été rendue ne prouve pas, à mon
avis, que la motion fut acceptable au plan de la procédure. Erskine May fait
observer :
« qu'en ce qui concerne
l'application du Règlement, en vue de maintenir l'ordre, le Président de la
Chambre des Lords n'a pas plus d'autorité qu'un autre lord, à l'exception, bien
entendu, de son autorité personnelle et de la dignité de ses fonctions qui
peuvent donner du poids à ses opinions et lui permettre d'obtenir l'assentiment
de la Chambre. Par conséquent, la responsabilité en ce qui concerne le maintien
de l'ordre durant les débats incombe à la Chambre toute entière. Le leader de la
Chambre a un rôle spécial à assumer lorsqu'il doit traduire le sentiment de la
Chambre et attirer l'attention sur des cas où les règles de procédure ont été
transgressées ou font l'objet d'abus ».
La Présidence a consulté les
débats qui ont eu lieu à la Chambre des Lords en 1919 et constate que le Lord de
l'Amirauté de l'époque (Earl of Lytton) avait soulevé certains problèmes de
procédure qui se poseraient si une telle motion était adoptée. De toute manière,
le précédent de 1919, à mon avis, peut à peine être considéré comme
tel.
L'absence de précédents n'empêche
pas, en soi, la recevabilité de la motion du sénateur Graham. Lorsque des
précédents n'existent pas, les sénateurs doivent quand même examiner la motion
qui nous est présentée et décider si elle contrevient aux règles qui régissent
cette Chambre.
La présidence constate qu'à bien
des égards, la motion ne pose aucun problème sur le plan de la procédure. L'avis
préalable à la présentation de la motion a été donné selon les
règles.
La présidence estime, qu'en
principe, les instructions visant à scinder des projets de loi peuvent être
déposées au Sénat lorsque les projets de loi émanent du Sénat comme elles
peuvent l'être à la Chambre des communes lorsqu'ils émanent de cette Chambre. En
ce qui concerne la citation 76 2) dans Beauchesne selon laquelle « Cette
instruction ne serait en outre recevable que si le projet de loi lui-même était
divisé en deux parties distinctes ou plus, ou s'il visait plus d'un objet
[...] », la présidence se rend à l'opinion du leader de l'opposition selon
laquelle le projet de loi C-103, au point de vue de la rédaction, peut
facilement faire l'objet d'une disjonction.
Néanmoins, la présidence estime
que le problème, au point de vue de la procédure, réside surtout dans la nature
même du projet de loi C-103. Il s'agit d'un projet de loi du gouvernement et en
même temps d'un projet de loi financier qui a été recommandé par Son Excellence
le gouverneur général. La motion du sénateur Graham indique clairement que le
Comité des finances nationales recevra instruction de scinder le projet de loi
C-103 en deux autres projets de loi. Erskine May indique, à la page 564, que
lorsqu'une instruction a été donnée au comité qu'un projet de loi peut être
scindé en deux projets de loi ou plus « les projets de loi ainsi disjoints,
ont été rapportés séparément ».
S'il est scindé, le projet de loi
C-103 ne figurera plus au Feuilleton du Sénat ; il sera plutôt remplacé par
deux projets de loi distincts. La présidence fait remarquer que le numérotage de
ces projets de loi peut poser un problème technique, mais elle estime que ces
difficultés techniques ne sont pas insolubles. La présidence éprouve néanmoins
de la difficulté à accepter que ces deux projets de loi distincts soient
toujours des projets de loi émanant du gouvernement. Il n'est pas question dans
l'instruction du sénateur Graham d'amender un projet de loi du gouvernement,
mais de disjoindre un projet de loi du gouvernement en deux projets de loi. Ces
deux projets de loi se seraient donc retrouvés devant le Parlement, non pas à la
Chambre des communes, mais au Sénat. Puisqu'il s'agirait de deux projets de loi
financiers, la présidence considère qu'une telle action serait contraire à
l'article 53 de l'Acte constitutionnel de 1867 qui stipule que, et je
cite :
« Tout projet ayant pour objet
l'affectation d'une portion quelconque du revenu public, ou la création de taxes
ou d'impôts, devra prendre naissance à la Chambre des communes ».
Pour cette raison très
importante, je dois conclure que la motion de l'honorable sénateur Graham n'est
pas recevable.
La décision du Président du Sénat
a été contestée et renversée, et le projet de loi a été scindé. Une partie a été
envoyée au Comité sénatorial des finances, l'autre partie a fait l'objet d'un
rapport à la Chambre des communes le 8 juillet 1988. Le Président de la Chambre
a dû établir la recevabilité de la motion et a rendu la décision suivante le 11
juillet.
Le Président John
Fraser : ... Je
dois également souligner que ce cas de procédure est sans précédent aucun. Je
n'ai pu trouver aucun exemple dans nos usages où le Sénat a divisé un projet de
loi des Communes, ni où les Communes ont divisé un projet de loi du Sénat. À
plusieurs reprises, il est arrivé que le Président de la Chambre des communes
déclare irrecevables des projets de loi émanant du Sénat, au motif qu'ils
empiétaient sur les privilèges financiers de la Chambre qui sont consacrés par
la Constitution du Canada. Les députés trouveront deux exemples de ce genre aux
Journaux du 12 novembre 1969 et du 12 juin 1973.
Je renvoie les honorables députés
à la page 502 de la 20e du Erskine May. Il s'agit d'un incident de
procédure survenu au Parlement britannique, où l'on avait tenté de scinder, à la
Chambre des Lords, un projet de loi des Communes, mais cette tentative avait
échoué par suite du rejet de la motion présentée à cet effet. Cet incident est
relaté, mais l'auteur s'abstient prudemment d'indiquer comment la Chambre basse
aurait pu réagir si la motion avait été adoptée. Cet incident a eu lieu en 1852
et je n'ai pu trouver nulle part d'autres incidents similaires jusqu'à ce
jour.
Il existe un précédent de fusion
par le Sénat de deux projets de loi des Communes en un même texte législatif.
Cela a eu lieu le 11 juin 1941 avec accompagnement d'un message de Leurs
Honneurs, du Sénat, demandant l'agrément de cette Chambre. Les Communes ont
agréé la proposition du Sénat, celle de fondre en un seul deux projets de loi
émanant de cet endroit. Les Communes ont acquiescé à la demande du Sénat, par
dérogation à leur privilège traditionnel, et c'est un seul projet de loi qui a
finalement reçu la sanction royale. Je souligne que c'était par le fait de cette
Chambre, qui avait renoncé à son traditionnel privilège et fait droit à
l'invitation du Sénat de joindre deux projets de loi.
S'il est admis que le Sénat
puisse fondre deux projets de loi, pour quelles raisons ne lui est-il pas
loisible d'en diviser un en deux ou plusieurs textes législatifs? La
réponse se trouve en partie dans le message. Dans l'affaire de 1941 que je viens
de mentionner, le Sénat avait demandé l'accord de la Chambre. Cette dernière
semblait alors disposée à le lui donner. Dans le message sur le projet de loi
C-103 reçu vendredi dernier, le Sénat ne demande pas l'accord de la Chambre sur
la division du projet de loi, mais l'informe plutôt de ce qu'il a fait et ne
renvoie que la moitié de la mesure [...].
La tradition veut que le
Président de la Chambre ne se prononce pas en matière constitutionnelle. Il ne
m'appartient pas de décider si le Sénat pouvait, en vertu de la Constitution,
faire ce qu'il a fait du projet de loi C-103. Nul doute que le Sénat peut
modifier un projet de loi ou le rejeter en tout ou en partie. Mais il est fort
douteux, du moins à mon avis, qu'il puisse réécrire ou reformuler un projet de
loi émanant de la Chambre des communes jusqu'à en modifier son principe adopté à
la Chambre, sans en demander d'abord à celle-ci son accord. Il s'agit, en
l'occurrence, d'une question de privilège qui n'a rien à voir avec la
Constitution.
En ce qui concerne le projet de
loi C-103, j'estime en toute déférence, bien sûr, que le Sénat aurait dû
demander l'accord de la Chambre afin de diviser cette mesure, et qu'en ne
renvoyant qu'une partie du projet de loi comme un fait accompli, il a porté
atteinte aux privilèges des députés.
En outre, conformément à notre
Règlement et à l'article 54 de la Constitution, le projet de loi C-103
comporte une recommandation financière de Son Excellence le gouverneur général.
Pour la gouverne, encore une fois, de ceux qui nous écoutent et ne sont pas au
courant de notre terminologie, tout projet de loi qui entraînera des dépenses
doit être accompagné d'une recommandation financière de Son Excellence le
gouverneur général. La mesure en question est donc véritablement un projet de
loi de finances. Le Sénat est limité en ce qui concerne l'étude des projets de
loi de finances. L'article 87 du Règlement, qui existe toujours après des
décennies, est très clair. Il dit :
« Il appartient à la Chambre des
communes seule d'attribuer des subsides et crédits parlementaires au Souverain.
Les projets de loi portant ouverture de ces subsides et crédits doivent prendre
naissance à la Chambre des communes, qui a indiscutablement le droit d'y
déterminer et désigner les objets, destinations, motifs, conditions, limitations
et emplois de ces allocations législatives, sans que le Sénat puisse y apporter
des modifications ».
Il reste à répondre à certaines
questions : Si le projet de loi est scindé, la recommandation royale
s'applique-t-elle toujours? Est-ce que l'on porte ainsi atteinte aux
privilèges de la Chambre des communes en matière financière? La Couronne
approuvera-t-elle deux projets de loi alors qu'elle n'a accepté que la
présentation d'un seul? En tant que Président de la Chambre des communes,
je n'essaierai pas de répondre à ces questions constitutionnelles, mais il est
clair que cette Chambre a toujours considéré que l'article 87 du Règlement,
que je viens de lire, fixe les relations spéciales qui existent entre la
Chambres des communes et le Souverain.
J'ai décidé que l'on avait porté
atteinte aux privilèges de la Chambre des communes. Toutefois, et il faut bien
le comprendre, je n'ai pas le pouvoir de faire appliquer directement ma
décision. Je ne peux déclarer le message du Sénat irrecevable, car cela
placerait le projet de loi C-103 dans un vide juridique. Il ne serait nulle
part. La solution, c'est que la Chambre affirme ses privilèges et les fasse
connaître, si elle le désire, à Leurs Honneurs, c'est-à-dire au
Sénat.
En conclusion, je dirais que,
même si le projet de loi C-103 est un projet de loi gouvernemental, la même
situation pourrait se présenter, en vertu du nouveau Règlement, pour un projet
de loi d'initiative parlementaire. Il est dans l'intérêt de cet endroit de
demander à Leurs Honneurs au Sénat de consulter la Chambre avant de nous
informer d'une mesure unilatérale comme celle-ci. En tant que Président de la
Chambre des communes, je me dois de défendre ses privilèges et de les affirmer
avec vigueur, en privé et en public. Cela dit, si la Chambre désire renoncer à
ses droits pour une question importante, il est certain que le Président
n'argumentera pas, mais suivra les directives de la
Chambre.
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