Gil Molgat
L’application de la recommandation royale, Président Gildas Molgat, le Sénat, le
4 février 1997.
Contexte: Lorsque, le 4 février 1997, le Sénat a repris ses travaux après l’ajournement de
Noël, le Président Molgat a rendu une importante décision au sujet du rappel au
Règlement concernant le projet de loi S-12, Loi prévoyant l’autonomie
gouvernementale des premières nations du Canada. Le rappel au Règlement
mettait en doute l’opportunité de procéder à l’étude du projet de loi du fait
qu’il n’était pas accompagné d’une recommandation royale.
Le Président a rejeté les arguments en faveur du rappel au Règlement. En s’appuyant
sur le Rapport Ross de 1918 ainsi que sur le rapport de 1990 du Comité des finances
nationales sur les recommandations royales, il a statué qu’il n’y avait pas lieu
de déclarer le projet de loi irrecevable. Il s’agit d’une décision importante
parce qu’elle porte sur des questions fondamentales liées aux « mesures
financières » et, en particulier, à l’étude des projets de loi de finances. La
décision fait ressortir combien le recours à la recommandation royale moderne
est difficile et parfois déroutant du fait que la recommandation royale ne
précise plus les articles d’un projet de loi qui portent affectation des crédits
ou les montants en cause. Le Président a passé en revue diverses dispositions du
projet de loi à la lumière des critères qui servent à déterminer si une
recommandation royale est ou non nécessaire.
Décision du Président Gildas L. Molgat : Honorables sénateurs, vous
vous souviendrez, lorsque le sénateur Tkachuk a voulu proposer la deuxième
lecture du projet de loi S-12, Loi prévoyant l’autonomie gouvernementale des
premières nations du Canada, que le sénateur Stanbury a soulevé une
objection, en invoquant le Règlement, tenant au fait que le projet de loi
n’était pas accompagné d’une recommandation royale. Plus le débat sur le rappel
au Règlement progressait et plus il devenait manifeste que les points soulevés
étaient effectivement importants, car ils portent sur le droit du Sénat
d’étudier des projets de loi. En préparant ma décision, j’ai passé beaucoup de
temps à compulser les sources au sujet des mesures financières en général et des
pratiques du Sénat en particulier relativement aux lois de finances.
Pour mieux expliquer les questions en jeu, je passerai brièvement en revue les
arguments présentés par les sénateurs à propos de ce rappel au Règlement.
Invoquant l’article 81 du Règlement du Sénat, le sénateur Richard
Stanbury m’a demandé de décider de la recevabilité du projet de loi S-12 étant
donné qu’il peut être considéré comme une mesure financière et qu’il n’est pas
accompagné d’une recommandation royale. Le sénateur Stanbury a soutenu que les
projets de loi qui portent affectation de fonds publics ne pouvaient pas être
déposés au Sénat. À mon avis, le S-12 entraîne la dépense de crédits fédéraux
puisque, pour transférer des terres de réserve aux premières nations, il est
nécessaire de procéder à des levés et à des vérifications environnementales. Il
a soutenu en outre que, en étendant à des sociétés indiennes l’exonération
fiscale dont bénéficient les Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens,
le S-12 risquait d’entraîner la perte de recettes fiscales substantielles. Il
estime que, comme le S-12 semble occasionner des frais, il constitue une mesure
financière et que, à ce titre, il doit être accompagné d’une recommandation
royale. Il a rappelé qu’un autre projet de loi sur le même sujet, le S-18, a été
déclaré irrecevable le 27 février 1991 parce que le Président estimait qu’il
s’agissait d’une mesure financière à laquelle manquait la recommandation royale.
Le sénateur Tkachuk a soutenu que le Sénat devait procéder à l’étude du projet de
loi S-12. Selon lui, le Sénat doit se garder de restreindre constamment sa
sphère de compétence, car il risque ainsi de devenir inutile. En fait, les
sénateurs doivent pouvoir déposer tous les projets de loi auxquels ils croient
pourvu qu’ils n’outrepassent pas leurs compétences constitutionnelles. Le
sénateur Tkachuk a soutenu que le S-12 devait être déclaré recevable puisqu’il
n’a pas d’incidence sur le trésor public.
Le sénateur Cools a cité deux rapports du Sénat qui sont d’une grande pertinence
dans le débat. Le plus récent, le Neuvième rapport du Comité sénatorial
permanent des finances nationales sur la recommandation royale, a été adopté
par le Sénat le 29 mai 1990. Le deuxième, le rapport du comité spécial sur les
droits du Sénat en matière de lois de finances, souvent appelé le Rapport
Ross, a été adopté par le Sénat le 22 mai 1918. Le sénateur Cools a exprimé
ses préoccupations concernant les mesures financières. Elle s’est aussi
interrogée sur le droit et le privilège qu’ont les sénateurs et les députés de
piloter des initiatives chacun de leur côté et sur le contrôle qu’exerce le
gouvernement sur le programme législatif. Elle a déclaré qu’il incombait au
Président de défendre les droits et les privilèges des parlementaires et, en
particulier, des sénateurs.
Le sénateur Kinsella s’est demandé si l’article 12 du projet de loi ne visait pas à
conférer le pouvoir d’imposition. Si oui, a-t-il déclaré, il s’agirait d’un
projet de loi portant affectation de fonds publics. Le sénateur Stanbury est
alors intervenu pour faire remarquer que cet argument allait dans le sens des
arguments qu’il a lui-même fait valoir. Le sénateur Tkachuk a répondu que le
S-12 n’avait pas de conséquences fiscales pour le gouvernement du Canada étant
donné qu’il ne créait pas de nouveaux impôts, mais qu’il ne faisait que
reconnaître « le pouvoir législatif des communautés indiennes de percevoir de
l’argent par le biais d’impôts et d’autres mesures fiscales. Le pouvoir
d’imposition découle de la Loi sur les Indiens et c’est une action déjà
autorisée par le Parlement. Le projet de loi ne fait que reconnaître ce pouvoir
et le transférer de la Loi sur les Indiens au projet de loi S-12 ».
Enfin, les sénateurs Twinn et Marchand ont parlé de l’importance du projet de loi, le
sénateur Twinn ajoutant qu’il ne considérait pas que le projet de loi entraînait
des dépenses. Je tiens à remercier tous les sénateurs qui ont participé au débat
sur ce rappel au Règlement.
En tant que Président, j’ai l’obligation d’appliquer de mon mieux le Règlement du
Sénat. Il n’y a dans le Règlement que deux articles qui traitent directement
des mesures financières et un seul s’applique au débat actuel. L’article 81, qui
a été invoqué par le sénateur Stanbury, se lit comme suit :
Le Sénat ne doit pas procéder à l’étude d’un projet de loi comportant l’affectation
de fonds publics, sauf si, à la connaissance du Sénat, le représentant de la
Reine a recommandé cette affectation.
Cet article étend au Sénat l’obligation constitutionnelle qu’impose à la Chambre des
communes l’article 54 de la Loi constitutionnelle de 1867, dont voici le
libellé :
Il ne sera pas loisible à la Chambre des communes d’adopter aucune résolution, adresse
ou bill pour l’appropriation d’une partie quelconque du revenu public, ou
d’aucune taxe ou impôt, à un objet qui n’aura pas, au préalable, été recommandé
à la Chambre par un message du gouverneur général durant la session pendant
laquelle telle résolution, adresse ou bill est proposé.
En adoptant l’article 81, le Sénat s’est engagé à veiller à ce que les projets de
loi portant affectation de fonds publics soient initiés par la Couronne et
recommandés au Parlement. Les parlementaires qui ne sont pas ministres, y
compris les sénateurs, ne peuvent pas déposer de projets de loi qui affectent
une partie quelconque du revenu public ou d’une taxe ou d’un impôt.
La question qui se pose alors est de savoir si le projet de loi S-12 porte
affectation de fonds publics. Les interprétations qu’on a données de l’article
81 et de ce qui constitue une « affectation » ont parfois été très larges, par
exemple lorsque le projet de loi S-18 a été déclaré irrecevable en février 1991.
Dans ce cas, on s’en est remis aux lois et aux pratiques de la Chambre des
communes britannique qui, dans une certaine mesure, ont été adoptées par notre
Chambre des communes. Cependant, je tiens à rappeler aux sénateurs que, en ce
qui concerne les pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes en matière de
mesures financières, les deux chambres n’ont pas toujours été d’accord. En fait,
le Rapport Ross rejetait l’idée que les usages britanniques en
matière de mesures financières font partie de la Constitution canadienne et
déclarait que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de1867 ne
permettait pas à la Chambre des communes de prétendre que ses pouvoirs sont
identiques aux pouvoirs plus larges de la Chambre des communes britannique.
En outre, le Comité sénatorial des finances nationales a émis des doutes sur
l’utilisation de la formule actuelle de la recommandation royale. Comme il est
expliqué dans le rapport du Comité en 1990, avant 1968, tous les projets de loi
ou articles de projets de loi visant à autoriser une affectation de fonds
étaient précédés par l’adoption à la Chambre des communes d’une résolution
financière qui définissait le montant et la destination de l’affectation. Cette
résolution était recommandée aux Communes par le gouverneur général et formait
la base du projet de loi. En 1968, on a modifié le Règlement de la Chambre
des communes de manière que la recommandation royale soit donnée aux
Communes sous forme d’un avis imprimé plutôt que d’un projet de résolution.
Pendant plusieurs années, l’avis de la recommandation royale a continué de
fournir des détails suffisants sur le montant et le but de l’affectation.
Cependant, depuis 1976, la recommandation royale est devenue une formule qui
n’indique clairement ni le but ni le montant de l’affectation. En fait, il
ressort des témoignages reçus par le Comité des finances nationales que la
recommandation royale est parfois annexée à des projets de loi qui ne semblent
pas porter affectation de crédits. Le Comité a donc reconnu que les membres des
deux chambres, y compris leur Présidents, ne disposaient pas de déclaration
claire de la part de la Couronne quant aux affectations visées par une
recommandation. Sept ans après l’adoption du rapport, le problème reste entier.
Dans le cas du projet de loi S-12, il s’agit non pas de savoir ce que veut dire la
recommandation, mais s’il en faut bel et bien une. Après avoir examiné
soigneusement le S-12 à la lumière des arguments invoqués le 27 novembre, je n’y
trouve aucun article qui porte clairement affectation de crédits du Trésor. En
outre, bien que le sénateur Stanbury soutienne que les articles 16 à 24 risquent
peut-être d’obliger le gouvernement à engager des dépenses, on ne sait trop si
les opérations envisagées seraient financées par une nouvelle affectation
nécessitant une recommandation royale ou par des affectations déjà prévues par
d’autres lois. Il n’y a pas non plus dans le projet de loi de dispositions
portant de loin ou de près affectation de crédits. Or, ce sont là les conditions
à respecter lorsqu’on détermine si un projet de loi doit être accompagné d’une
recommandation royale.
Par ailleurs, au sujet de l’éventuelle perte de recettes fiscales, il n’y a rien qui
m’autorise à déclarer le projet de loi irrecevable. Le S-12 étendrait aux
sociétés indiennes l’exonération fiscale dont les Indiens bénéficient déjà en
vertu de la Loi sur les Indiens. Ce qu’on lui reproche, c’est que cette
exonération entraînerait la perte de recettes fiscales, ce qui revient à une
affectation de fonds publics. Cependant, la recommandation royale n’est pas
obligatoire dans le cas d’un projet de loi qui prévoit réduire une obligation
financière ou accorder une exonération fiscale.
En l’absence d’indication suffisante que, dans sa forme actuelle, le S-12 porte
affectation de crédits ou crée une nouvelle obligation financière, je n’ai pas
le pouvoir d’empêcher qu’il soit débattu. Sur la foi des arguments qui ont été
présentés, j’estime qu’on n’a pas démontré que le S-12 requérait une
recommandation royale. Au regard de l’article 81 du Règlement, le projet de loi
est recevable. Par conséquent, c’est au Sénat de décider de son sort.
J’ai mentionné tout à l’heure que j’avais passé beaucoup de temps à examiner la
question. Je reconnais que cela a pu causer des inconvénients à certains
sénateurs, mais il me fallait du temps pour examiner le débat sur le S-12 et
pour revoir l’historique enchevêtré des mesures financières et l’utilisation de
la recommandation royale. La tâche a été difficile. Elle m’a aussi fait voir
qu’il faudrait vraiment clarifier la position du Sénat concernant les mesures
financières et le bon usage de la recommandation royale. Le Rapport Ross
et le Rapport du Comité des finances nationales reconnaissent ces
problèmes et recommandent qu’ils soient étudiés. Peut-être le moment est-il
enfin venu pour le Sénat de donner suite à ces propositions.
L’honorable sénateur Tkachuk propose, appuyé par l’honorable sénateur Twinn, que
le projet de loi S-12, Loi prévoyant l’autonomie gouvernementale des
premières nations du Canada, soit lu la deuxième fois.
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