Richard Guay
Déclaration du Président de l'Assemblée nationale,
Richard Guay, le 7 juin 1983, sur ce qui constitue une question de
privilège.
Contexte : Le 17 mars 1983, La Presse affirmait que le premier ministre du
Québec, M. René Lévesque, avait trompé l'Assemblée nationale en répondant à des
questions de l'opposition sur le règlement hors cour des poursuites civiles
intentées à la suite du saccage du chantier LG2 à la Baie James. Dès l'ouverture
de la nouvelle session, le 23 mars 1983, l'opposition libérale exigea une
enquête sur cette affaire. Le premier ministre promit la tenue d'une commission
parlementaire sur le sujet. Cet examen fut confié à la Commission permanente de
l'énergie et des ressources qui y consacra 24 séances, du 30 mars au 3
juin 1983.
Le 6 juin, le président de l'Assemblée nationale annonçait
qu'il avait reçu, de la part du leader parlementaire de l'opposition
et de sept autres députés, un avis de question de privilège. Ils prétendaient qu'après vérification et examen, il s'avère
que certaines parties des réponses étaient incomplètes et inexactes et ont, de
toute évidence, induit l'Assemblée en erreur.
Décision du Président Richard
Guay : Comme je l'ai indiqué hier, il existait
un sérieux doute quant à la nature même du privilège invoqué. Ce doute m'était
d'abord venu de la formulation même du deuxième paragraphe de la lettre reçue.
On lisait en effet : « Après vérification et examen, il s'avère que certaines
parties des réponses étaient incomplètes et inexactes et ont, de toute évidence
induit l'Assemblée en erreur. » Il m'a semblé qu'on cherchait là à invoquer un
privilège que je croyais exister, tout comme les auteurs de la lettre. La
rédaction du paragraphe cité semblait indiquer un privilège plus vaste, soit le
droit à une réponse complète et exacte à tous égards et la déduction automatique
qu'à défaut d'une réponse jugée complète et exacte, l'Assemblée avait été
induite en erreur et que l'on pouvait, ce faisant, mettre en cause la conduite
d'un député et proposer une motion pouvant le rendre indigne à
siéger.
Depuis hier après-midi, j'ai fouillé la
Loi de l'Assemblée nationale, l'ancienne Loi de la Législature, l'actuel Règlement de l'Assemblée,
son ancien règlement, la jurisprudence et tous les auteurs connus de droit
parlementaire britannique, Beauchesne, Cushing, Bourinot et May. J'y ai cherché
la moindre référence concernant un parlementaire qui donne une réponse
incomplète, inexacte et qui induit l'Assemblée en
erreur, commet un viol ou bris d'un privilège qu'aurait l'Assemblée ou chaque
membre individuellement.
Nous avons tellement pris l'habitude, dans cette Assemblée,
d'abuser de la question de privilège lors d'un désaccord avec les propos d'un
intervenant que nous avons tous tenu pour acquis qu'il y a, malgré tout, en
toile de fond, quelque part, un privilège pertinent. Je n'ai rien trouvé de tel.
J'en ai été quelque peu surpris, comme vous sans doute, à l'heure actuelle.
Aussi me suis-je penché sur ce qu'est un privilège, sur la notion même de cette
expression parfois mal définie.
Aux paragraphes 529 et suivants de la 9e édition de son
traité Elements of the Law and Practice of Legislative Assemblies in the United
States, Luther Cushing précise la notion de privilège. J'en ai fait une
traduction quelque peu libre, faute de temps, qui permet de saisir ce dont il
s'agit : Une assemblée législative ne peut exercer ses fonctions que lorsque ses
membres sont réunis ensemble en tant qu'organe législatif, c'est-à-dire en tant
qu'organe collectif et représentatif de toute la population, à l'endroit et au
lieu fixés et établis pour les fins d'une telle réunion. Il est conséquemment
essentiel, afin de permettre aux membres de se réunir et de demeurer ensemble
pour les fins pour lesquelles ils sont constitués, qu'ils ne puissent être
empêchés d'être présents pour une raison de moindre importance.
Qu'au contraire, au moins pour une certaine période de
temps, ils puissent être exemptés de répondre à tout autre appel qui n'est pas
aussi immédiatement nécessaire pour les fins supérieures de la nation et qu'en
conséquence, on a toujours reconnu que les membres d'une assemblée législative,
pendant leur mandat et leurs rencontres en cette capacité, étaient exempts d'un
certain nombre d'obligations et qu'ils n'étaient pas aussi soumis au processus
judiciaire que les autres citoyens.
La libre capacité de réunion n'est toutefois pas à elle
seule suffisante. Les membres doivent toujours jouir du libre exercice du droit
de parole, de débat et de décision en regard de toutes les questions au sujet
desquelles ils peuvent avoir, à bon droit, à délibérer et à agir.
De la sorte, un principe général bien établi de droit
parlementaire veut qu'aucun membre d'une assemblée législative ne puisse être
interrogé ou puni par quelque autre tribunal ou autorité que l'Assemblée même
dont il est membre, pour quoi que ce soit qu'il aurait fait ou déclaré en cette
capacité.
Les droits et immunités auxquels je viens de faire allusion
appartiennent principalement aux membres à titre individuel et
accessoirement et indirectement à l'Assemblée elle-même mais il existe également
d'autres droits et immunités législatifs aussi essentiels afin de permettre à
l'Assemblée de s'acquitter de ses tâches. Ceux-ci ayant d'abord et avant tout
rapport tant au maintien de l'autorité collective de l'Assemblée qu'à la
sécurité de ses membres pris individuellement, on peut affirmer qu'ils
appartiennent d'abord à l'Assemblée et accessoirement aux membres qui en font
partie. Tous ces droits et immunités, tant ceux des membres à titre individuel
que ceux collectifs de l'Assemblée, portent l'appellation générale de
privilège.
Voilà donc ce que sont ces fameux privilèges, ce que
Geoffrion résume à l'article 193 de l'ancien règlement comme étant toute
question qui concerne les droits de la Chambre prise comme corps, sa sécurité,
sa dignité ou la liberté de ses délibérations ou qui concernent les droits, la
sécurité, la conduite ou l'honneur des députés considérés individuellement, mais
en leur qualité de membres de la Chambre.
Les privilèges de la Chambre ou de ses membres sont donc des
notions précises enracinées dans les origines du droit parlementaire
britannique. Les privilèges de l'Assemblée nationale ou d'un membre de
l'Assemblée nationale sont des choses plus fondamentales que la notion de
privilège et la question qui l'accompagne que l'on retrouve dans le Code de
procédure Morin, par exemple, que nous avons probablement utilisé, tous et
chacun, un jour ou l'autre dans des assemblées délibérantes de moindre
importance que l'Assemblée nationale.
C'est la Loi sur l'Assemblée nationale qui nous indique
notamment les privilèges de cette institution et ceux dont nous bénéficions en
notre qualité de membres de l'Assemblée nationale. La section 1 du chapitre 111
de la Loi indique, des articles 42 à 56, ces droits, privilèges et immunités. La
section 111 de l'ancienne Loi de la Législature en traitait avant l'avènement de
la Loi 90.
L'article 99 de notre Règlement énonce d'autre part quelques
éléments qui, en cas de violation, permettent d'invoquer le Règlement. Ce ne
sont pas des privilèges à proprement parler, mais le paragraphe (9) de l'article 99
rejoint la question qui nous préoccupe. On lit en effet : Il est interdit à un
député qui a la parole d'imputer des motifs indignes à un député ou de refuser
d'accepter sa parole.
Cet article reprend en résumant l'article 285,
paragraphes (16) et (19) de l'ancien règlement, où l'on pouvait lire : « Il est
interdit à tout député qui a la parole-paragraphe (16)-d'interpeller
un député, de le défier de nier certaine faits, de le mettre en demeure de répéter
ou de nier certains propos, de se prévaloir de son silence pour tirer des
conclusions ou des déductions, de le menacer ou de menacer la
Chambre. »
Au paragraphe (19) : « D'imputer, directement ou indirectement,
des motifs indignes ou des intentions mauvaises à un député, ou de lui attribuer
des motifs, des intentions ou des propos inavoués. »
En annotation au bas de la page, Geoffnon précise quant au
paragraphe (19) et je cite : « Quand un député nie avoir tenu les propos ou avoir
entretenu les intentions qu'on lui prête, on doit accepter sa parole. » Ce qui
rejoint la rédaction du nouvel article 99.
Le paragraphe (9) de l'article 99 interdit donc à un député
qui a la parole d'imputer des motifs indignes à un autre député ou de refuser
d'accepter sa parole. Ce paragraphe ne fait aucune exception, contrairement au
paragraphe 7 du même article, qui interdit à un député qui a la parole
d'attaquer la conduite d'un membre de l'Assemblée, sauf à l'occasion d'une
motion mettant sa conduite en question. J'en déduis donc qu'en aucune
circonstance on n'a à mettre en doute la parole d'un député. Le faire constitue
un motif justifiant une question de Règlement. On peut attaquer la conduite d'un
député, c'est-à-dire l'accuser d'un acte qui le rend indigne à siéger, en vertu
de l'article 80 du Règlement, ou d'avoir porté atteinte aux droits de
l'Assemblée, article 55 de la Loi de l'Assemblée nationale, ou encore d'être
dans une situation de conflit d'intérêts ou d'incompatibilité de fonctions,
comme il est prévu aux sections 2 et 3 du chapitre 111 de la Loi de l'Assemblée
nationale, par une motion a cet effet. S'il nie l'accusation, la commission qui
examine l'affaire n'a pas à se demander s'il a menti ou non, mais s'il a bel et
bien commis l'acte qu'on lui reproche.
Nulle part ai je pu trouver un cas où la Commission de
l'Assemblée nationale ou l'ancien comité des privilèges et élections se serait
réuni pour se pencher uniquement sur une accusation de mensonge non reliée à un
acte posé en contravention avec les privilèges de l'Assemblée. Les précédents
manquent donc pour appuyer une telle démarche. Au contraire, les règlements
annotés indiquent bien que c'est le fait même de refuser d'accepter la parole
d'un député qui est une entorse au Règlement ...
Si on estime qu'un député s'est trompé, on peut corriger le
tout en le confrontant avec une autre version des faits. Mais tous les députés
de l'Assemblée nationale, mandatés à de graves responsabilités par le suffrage
du peuple, sont des personnes honorables siégeant ici
en vertu d'un serment d'office. Les citoyens ont le droit de s'attendre que leur
représentant, lorsqu'il s'exprime, le fasse avec sincérité et exactitude. Si les
élus y manquent, c'est aux citoyens qu'il revient de l'apprécier. S'il doit y
avoir sanction pour un tel geste, elle est politique et
appartient, en définitive, au peuple.
Dans toutes les recherches effectuées, j'ai trouvé un seul
cas qui permette de penser que, dans certaines circonstances exceptionnelles, il
peut y avoir bris de privilège. Dans sa 19e édition de son traite, Parliamentary Practice, Erskine May mentionne, au chapitre sur l'outrage et les
bris de privilège, un cas qui s'est produit en Angleterre il y a 20 ans. Sous la
rubrique « Mauvaise conduite des membres ou officiers de la Chambre en cette
capacité », et sous la mention « tromper délibérément la Chambre, on cite : « The
House may treat the making of a deliberately misleading statement as a contempt ».
En plus petits caractères, on fait la référence historique : En 1963, the House resolved that in making a
personal statement which contained words which he later admitted not to be true,
a former Member had been guilty of a grave contempt. » En
d'autres mots, la Chambre peut considérer comme outrage le fait de faire une
déclaration délibérément trompeuse...
Il ne s'agit pas ici de refaire le débat sur l'affaire
Profumo. Il a déjà été fait bien amphibie il y a 20 ans. Mais il y a eu un
précédent, et j'y réfère donc. Du fait que la déclaration de M. Profumo ait été
faite en vertu des questions de fait personnelles, ce qui prévaut à l'article 34
de notre Règlement, il s'agissait, si j'ai bien compris une lecture très rapide
du dossier, d'une question touchant les privilèges de la Chambre.
Le chef de l'opposition de l'époque, M. Harold Wilson, déclarait,
notamment, dans le journal des Débats de la Chambre des communes : « What concerns us directly is not the former
Secretary of State for War faced with rumors, and innuendoes that could not be
ignored, chose deliberately to lie to this House and in circumstances in which
this House allows freedom of personal statement without question or debate on
the premise that what is said is said in good faith ».
Trois jours plus tard, le leader parlementaire du gouvernement proposait à la Chambre la motion suivante : That Mr.
John Profumo in making a personal statement to this House, on the 22nd of March
1963, which contained words which he later admitted not to be true, was guilty
of a grave contempt to this House.
Après un court débat, la motion fut adoptée. C'est le seul
cas que j'ai pu retracer hier, entre 17 heures, au moment où j'ai' pris la
question en délibéré, et ce matin 10 h 30.
Il semble, pour autant que cela fasse jurisprudence et que
l'on puisse l'appliquer ici, qu'il faille certains éléments pour que l'on
considère le tout comme un outrage a la Chambre. D'abord, il y a eu déclaration
faite à la Chambre sur une question de fait personnelle. Cette déclaration était
délibérément trompeuse comme les faits devaient le démontrer hors de tout doute
et comme l'intéressé l'a reconnu. Enfin, la Chambre a jugé nécessaire, malgré la
démission de l'intéressé, d'adopter une motion disant qu'en faisant une
déclaration de fait personnelle à la Chambre, dont l'auteur a subséquemment
reconnu qu'elle contenait des paroles inexactes, celui-ci avait commis un grave
outrage à l'endroit de la Chambre.
Lors de sa décision du 20 décembre 1974, mon prédécesseur,
M. Jean-Noël Lavoie, affirmait au sujet des questions de privilège : « La
doctrine et les précédents veulent que le Président s'assure que la question en
est une qui, prima facie, concerne les privilèges de la Chambre et son
indépendance ». Quelle interprétation doit on donner à
l'assertion suivante : Le président doit s'assurer que, prima facie, la question
concerne les privilèges de la Chambre? Je cite toujours M. Lavoie : « En premier
lieu, le Président doit vérifier, si dans sa forme, elle est présentée selon le
Règlement. En second lieu, il doit s'assurer que le contenu de la question ou de
la motion a trait à une violation des privilèges de la Chambre et de son
indépendance ».
Quant à la forme, l'avis que j'ai
reçu hier est conforme au règlement. Je dois également m'assurer que, prima
facie, il s'agit d'une question qui concerne des
privilèges de l'Assemblée. À cet égard, je conclus en résumé que les doutes que
j’avais quant au libellé et à son rapport avec un privilège de l'Assemblée sont
fondés. Deuxièmement, qu'en fouillant la question plus à fond, je n'ai pas
réussi à établir quelque rapport que ce soit entre les privilèges de l'Assemblée
ou de l'un de ses membres et le sentiment d'avoir été induit en erreur.
Troisièmement, qu'il ne m'appartient pas de me prononcer sur l'à-propos et
l'opportunité qu'il aurait pu y avoir dans le passé d'instituer un privilège à
l'égard d'une question comme celle qui a été soulevée. Quatrièmement, que
l'article 80 du Règlement ne s'applique donc pas à ce genre de situation.
Cinquièmement, que notre Règlement prévoit que les députés disent la vérité
puisqu'on ne peut douter de leur parole ou leur imputer des motifs indignes.
Sixièmement, que l'ensemble des dispositions de notre Règlement touchant les
délibérations de l'Assemblée permettent, par le moyen des questions, des
discours, des échanges et des confrontations, de faire ressortir les diverses
facettes d'une question. Septièmement, que ces moyens permettent de confondre le
député qui abuserait de la présomption que lui accorde le Règlement à l'article
99. Huitièmement, qu'à la rigueur, en se basant sur le cas soulevé en Angleterre
en 1963, un député pourrait commettre un outrage à l'Assemblée si, lors d'une
déclaration de fait personnelle, il aurait délibérément trompé la Chambre et
l'aurait subséquemment reconnu, faisant ainsi sauter la présomption en sa faveur
de l'article 99, paragraphe (9).
Sous cette réserve et pour toutes ces raisons, je ne puis
accepter une question de privilège sur le sujet évoqué, car il n'y va justement
pas des privilèges de l'Assemblée nationale ou de ses membres au sens du droit
parlementaire.
Je réponds également par la négative à la demande qui m'a
été faite d'indiquer quelle serait, à défaut, la voie appropriée pour prendre
action. Il n'appartient pas au Président de suggérer aux membres de cette
Chambre une façon de procéder sur laquelle il aurait lui-même à se prononcer par
la suite quant à sa recevabilité. Je préfère m'en tenir à rendre des décisions
sur les questions qui me sont soumises; croyez moi,
cela m'occupe suffisamment.
|