John Bosley
Projet de loi d'intérêt public ou d'intérêt privé?
La Chambre des communes, le 15 avril 1985.
Contexte : Les règles qui régissent la présentation et le débat des projets de
loi d'intérêt privé diffèrent sensiblement de celles qui s'appliquent aux
projets de loi d'intérêt public. La plupart du temps, la distinction est nette,
mais il arrive que le Président ait à statuer, à l'occasion, sur la nature d'un
projet de loi particulier.
Le mardi 2 avril, le ministre des Communications proposait
la deuxième lecture du projet de loi C-19, concernant la réorganisation de Bell
Canada. Le ministre expliqua en détail l'historique et les objectifs du projet
de loi. Puis, le député de Humboldt-Lake-Centre (M. Althouse) demanda à la présidence de vérifier si l'étude de ce projet de loi
était conforme au Règlement.
Décision du Président John Bosley : Voici en quels termes les projets de
loi d'intérêt privé sont définis à la page 891 de la 20e édition de Erskine May : « Les propositions de loi d'intérêt privé
servent l'intérêt ou le bien d'un ou plusieurs particuliers. Qu'elles soient
dans l'intérêt d'un particulier ou d'une société publique, d'un comté, d'un
district ou d'une autre localité, elles se distinguent également des mesures
d'intérêt public, et cette distinction se manifeste dans la manière même de les
présenter ».
Cette définition est confirmée par le commentaire 700 de la
5e édition de Beauchesne qui précise : « Le projet de toi d'intérêt public
intéresse les questions de politique générale; en revanche, le projet de loi
d'intérêt privé a pour effet de constituer un régime d'exception au bénéfice
d'un ou plusieurs particuliers ».
Le même commentaire signale que le projet de loi hybride,
tel qu'il existe en Grande-Bretagne, est inconnu chez nous. Il signale en outre
qu'un projet de loi renfermant des dispositions qui caractérisent
essentiellement un projet de loi d'intérêt privé ne peut être déposé à titre de
projet de loi d'intérêt public.
Le commentaire 836 de la 5e édition de Beauchesne dit ceci:
« La loi d'intérêt privé, d'une nature toute particulière, a pour objet de
conférer à certaines personnes ou personnes morales particuliers ou
sociétés des pouvoirs
exceptionnels, plus étendus que ceux dont elles seraient investies sous le
régime du droit commun, voire contraires à ceux-ci ».
Le commentaire 838 définit quatre considérations sur
lesquelles il faut s'arrêter avant de décider qu'une proposition a effectivement
le caractère d'un projet de loi d'intérêt public et doit, en conséquence, être
introduite comme telle, plutôt que comme projet de loi d'intérêt privé. Il
s'agit tout d'abord et surtout de déterminer si l'intérêt général est en
cause.
Étant donné ces définitions et principes, il doit être assez
simple de déterminer si un projet de loi est d'intérêt privé ou d'intérêt
public. Cependant, la pratique, tant au Parlement fédéral que dans les
assemblées législatives provinciales, n'est pas toujours uniforme. Je n'entends
pas m'étendre sur ces incohérences, car le devoir immédiat de la présidence est
de prendre une décision au sujet du projet de loi C-19, Loi concernant la
réorganisation de Bell Canada.
Ce projet de loi porte sur une entreprise qui a été
constituée en société en vertu de la Loi sur les sociétés commerciales
canadiennes en 1982, mais qui l'a d'abord été en 1880 en vertu d'une loi
d'intérêt privé. Le présent projet de loi énonce certains devoirs et obligations
de la société en cause et il impose à cette dernière certaines restrictions
qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. Ainsi, le projet de loi prévoit, d'une
part, des exceptions à la loi générale et il impose, d'autre part, certaines
obligations à la société. Il donne, en outre, au
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes certains
pouvoirs sur la société ainsi que le droit de rendre certaines ordonnances la
touchant et de lui réclamer certains renseignements.
Les dix premiers articles du projet de loi, notamment celui
qui prévoit que les ouvrages de la Compagnie sont déclarés à l'avantage général
du Canada sont, en fait, le fruit d'une reformulation des dispositions des
projets de loi ou lois d'intérêt privé en vertu desquels la société Bell a été
constituée et prorogée depuis 1880. La liste des lois en question figure à
l'article 14 du projet de loi. Même s'il n'arrive pas souvent que la présidence
ait à décider si un projet de loi est d'intérêt privé ou public, elle peut
s'inspirer de certains précédents. Après avoir examiné ces précédents, la
présidence juge qu'elle doit se baser sur la décision que le Président Lamoureux
a rendue le 22 février 1971.
La Chambre était alors saisie du projet de loi C-219,
Loi tendant à établir la Corporation de développement du Canada et MM. Baldwin et
Lambert, qui étaient alors les députés de Peace River et d'Edmonton-Ouest
respectivement, ont essayé par tous les moyens de faire déclarer ce projet de
loi irrecevable. Malgré toute leur expérience, ils n'ont pu réussir à convaincre
la présidence. En l'occurrence, le Président Lamoureux a mentionné une troisième
classe ou catégorie de projets de loi, à savoir les bills hybrides, une
catégorie qui, selon lui, n'existe pas au Canada.
Le Président Lamoureux a précisé clairement en 1971 que :...
pour avoir qualité de bill privé, une mesure ne doit comprendre aucune
particularité de la politique publique, car ces caractéristiques l'emporteront
sur sa nature privée.
Il a ajouté que lorsqu'un projet de loi n'était pas
entièrement privé et qu'il touchait également l'intérêt public, il devait être
traité comme un projet de loi d'intérêt public.
Il est clair, à mon avis, que même si ce projet de loi
touche des intérêts privés, il touche également et manifestement la politique
publique puisqu'il concerne un grand nombre d'intérêts publics.
L'argument décisif, à mon avis, figure à l'article 3 du
projet de loi qui se lit comme suit : « Les dispositions de la présente loi
l'emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi fédérale et
des textes pris ou établis ou des choses faites sous le régime de
celle-ci ».
Selon la présidence, une telle disposition ne pourrait être
incluse que dans un projet de loi public étant donné qu'une loi privée, étant
une exception à la loi générale, ne pourrait l'emporter sur toute autre loi
fédérale. La présidence juge donc que le projet de loi C-19 est bel et bien un
projet de loi d'intérêt public.
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