PDF
Guy Tremblay
L’auteur soutient que,
malgré l’importante évolution de la société, les fonctions de base des
législateurs demeurent largement inchangées. Il s’interroge ensuite sur la
possibilité d’une transformation de ces fonctions dans les années à venir.
En 1965, M. Jean Charles Bonenfant a écrit un article sur
le rôle du député1. Je crois, en effet, que le rôle du député est
resté essentiellement le même jusqu’à aujourd’hui et qu’il est destiné à le
rester dans l’avenir.
Les universitaires qui ont le
loisir de réfléchir sur la charge de député ont pu la décortiquer de diverses
façons. On a dit par exemple des députés qu’ils jouent chez nous « cinq
rôles principaux et distincts : représentants, législateurs, contrôleurs,
intercesseurs et fiduciaires de l’intérêt public national »2.
Je vais m’en tenir à une répartition plus simple et plus classique, qui fait
ressortir un rôle à trois axes : le député est à la fois législateur,
contrôleur du gouvernement et défenseur des intérêts de ses commettants. Dans
le titre d’une de ses chroniques, M. Bonenfant a utilisé les termes de législateur,
contrôleur et intermédiaire3. Les deux premières de ces fonctions
s’exercent collectivement, dans le cadre de l’Assemblée nationale et de ses
commissions; la troisième relève du député individuellement. Chacun de ces
trois pôles a subi une évolution marquée depuis le milieu du XXe
siècle.
Esquisse de l’évolution passée
L’Assemblée nationale adopte
de nos jours beaucoup plus de lois qu’au milieu du siècle dernier. La
réglementation gouvernementale a proliféré de la même manière. Et
l’intervention de l’État s’est accentuée dans tous les secteurs de la vie en
société. C’est dire que la dimension collective ou institutionnelle du rôle du
député aurait dû s’alourdir considérablement. Cependant, l’essentiel du travail
proprement législatif, qui est souvent fort technique, s’accomplit au niveau de
l’administration publique et au niveau gouvernemental. Le rôle du député comme
législateur est donc resté limité, fort mince. Du coup, son rôle de
surveillance de l’exécutif s’est développé et renforcé.
Mais l’évolution cruciale, à
mon point de vue, qui s’est faite dans cette dimension institutionnelle du
travail des députés porte sur ses conditions d’exercice. D’abord, l’époque du
silence imposé à la Maurice Duplessis est, depuis longtemps, révolue et, au
moins dans ce sens, la discipline de parti s’est estompée. Ensuite, les députés
ont joui peu à peu d’une plus grande indépendance par rapport au gouvernement.
L’amélioration périodique du Règlement de l’Assemblée nationale y a contribué
de façon non négligeable. Jean-Charles Bonenfant fut, d’ailleurs, le maître
d’œuvre de la réforme de 1971 et 1972, dont l’esprit était de servir le
législatif plutôt que l’exécutif. À l’époque, ce sont les changements aux
règles concernant les commissions parlementaires et la présidence de
l’Assemblée qui ont le plus contribué à atteindre ce résultat. Pour M.
Bonenfant, le salut du parlementarisme reposait dans les commissions
parlementaires. « Ces dernières années », a-t-il écrit avec
satisfaction,
à Québec aussi bien qu’à
Ottawa, les commissions parlementaires ont connu un développement qu’elles
n’avaient jamais eu dans le passé. On les a multipliées, on les a rendues plus
fonctionnelles, on les a fait siéger pendant les vacances parlementaires et on
prit l’habitude d’y faire discuter le détail des lois et des crédits3.
Par ailleurs, M. Bonenfant a
souligné en 1973 que le nouveau règlement permanent de l’Assemblée nationale
donnait au président plus de discrétion, « plus d’autorité et, par
conséquent, plus d’indépendance, ce qui a beaucoup d’importance »; par
exemple, on ne pouvait plus faire appel de ses décisions à l’Assemblée.
Par la suite, le système des
commissions ainsi que la présidence ont continué d’évoluer dans le même sens.
La réforme de 1984 a réduit de 24 à 9 le nombre de commissions permanentes,
tout en augmentant leurs pouvoirs et leur autonomie. La répartition entre les
partis de la présidence et de la vice-présidence des commissions, le rôle plus
actif associé à ces fonctions et les mandats que chaque commission peut se donner
de sa propre initiative ont accru davantage l’autonomie de l’Assemblée
nationale. De même, la présidence de l’Assemblée a encore été renforcée en
1999, par l’élection de son titulaire au scrutin secret.
Comment a évolué, pour sa
part, le rôle du député dans sa dimension individuelle, son rôle
d’intermédiaire, ou, pour reprendre une expression de M. Bonenfant, « son
rôle habituel de commissionnaire des électeurs auprès du gouvernement »?
Je crois qu’il s’est tout simplement consolidé. Grâce au nombre de sièges
relativement élevé à l’Assemblée nationale et au maintien de circonscriptions
éloignées moins populeuses, le député peut, encore de nos jours, agir
efficacement comme intermédiaire entre ses commettants et l’appareil
gouvernemental. Et il dispose à cet égard d’outils améliorés, pouvant varier en
fonction de l’étendue de la circonscription, dont des fonds pour l’ouverture
d’un bureau de circonscription et l’engagement de personnel, et le
remboursement de frais de déplacement et de communication.
L’évolution prochaine
Qu’adviendra-t-il de ces
fonctions de base dans l’avenir? Les facteurs qui peuvent changer, voire
transformer, le rôle du député sont divers et, dans certains cas,
hypothétiques. Par exemple, l’adoption du nouveau mode de scrutin proposé en mars
dernier par le Comité directeur sur la réforme des institutions démocratiques,
présidé par M. Claude Béland, aurait un impact certain sur chacune des trois
facettes du rôle du député4. D’abord, la représentation
proportionnelle régionale en question ferait apparaître des circonscriptions
comprenant jusqu’à 8 députés. Parce que ces députés seraient élus à partir
de listes de candidats, ils auraient souvent plus de chances d’être réélus. Ils
pourraient donc avoir moins d’intérêt ou d’incitation qu’actuellement à jouer
leur rôle d’intermédiaire, à prendre à cœur les griefs individuels de leurs
commettants, d’ailleurs plus nombreux. Pour reprendre une autre expression
colorée de M. Bonenfant, les députés risqueraient de ne plus être « le
groupe de pression de ceux qui n’en ont pas ».
Mais la proportionnelle
régionale proposée par le rapport Béland aurait surtout pour effet de renforcer
la position du député à titre de législateur et de contrôleur du gouvernement.
Contrairement au mode de scrutin actuel, qui a invariablement engendré des
gouvernements majoritaires au Québec depuis 1867, la représentation
proportionnelle ferait souvent apparaître des gouvernements minoritaires ou de
coalition. Les parlementaires auraient alors plus de chances de faire adopter des
projets de loi ou des amendements aux projets de loi que le gouvernement
n’aurait autrement pas acceptés; et ils seraient davantage en mesure de
critiquer le gouvernement et d’exercer un contrôle efficace de son action. Si,
au lieu d’adopter la représentation proportionnelle proposée par le rapport
Béland, le Québec se rabat sur un mode de scrutin mixte, les conséquences que
j’ai évoquées devraient se faire sentir moins radicalement. Pour ma part,
toutefois, j’estime que le choix d’un mode de scrutin ne doit pas dépendre de
ses conséquences sur le rôle du député, mais bien de sa capacité à concilier la
démocratie et l’efficacité de l’État. De ce point de vue, l’idéal consisterait
à adopter un mode aussi proportionnel que possible qui permettrait tout de même
que se dégagent régulièrement des gouvernements homogènes majoritaires. Il
reste que le mode de scrutin traditionnel n’est pas si mauvais qu’on le dit. Il
engendre des gouvernements majoritaires, il assure l’efficacité de l’État et,
comme Georges Burdeau l’a expliqué dans des pages classiques, il permet de
dégager une « volonté nationale » et reflète avec exactitude les
choix exprimés par la population, s’agissant en l’occurrence d’une
« exactitude par alternance » au pouvoir5.
Outre le changement du mode de
scrutin, d’autres propositions du Comité Béland pourraient avoir une influence
encore plus marquée sur le rôle du député québécois. Je ne les évoquerai que
rapidement, puisqu’ils ne semblent pas recueillir l’adhésion du gouvernement
actuel. Il s’agit de la tenue des élections à date fixe et d’étudier
l’opportunité de faire élire le premier ministre au suffrage universel direct
ainsi que d’adopter une séparation des pouvoirs à l’américaine. Aller dans
cette voie renforcerait certes de beaucoup la position des députés québécois,
puisqu’ils feraient partie d’une institution désormais indépendante du
gouvernement. Mais outre qu’elle serait clairement inconstitutionnelle, une
telle réforme n’est pas souhaitable parce qu’elle affaiblirait trop le Québec.
Comme société distincte, fragile et enclavée en Amérique du Nord, le Québec n’a
pas d’intérêt à imiter l’ordonnancement constitutionnel dont se sont dotés nos
voisins du sud, pour qui le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le
moins, comme l’ont souligné un grand nombre d’auteurs.
Mis à part les facteurs
d’évolution qui sont hypothétiques ou virtuels, il s’en trouve un autre qui est
d’ores et déjà en vigueur, qui est proprement juridique et qui est destiné à
influencer l’évolution du rôle du député dans l’avenir prochain. Il s’agit de
l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés et de
l’application qui en est faite par les tribunaux. Cet article est tout simple
et il se lit comme suit : « Tout citoyen canadien a le droit de vote
et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. » Le
droit de voter et de poser sa candidature est, comme tous les autres droits de
la Charte, assujetti à des limites dont le gouvernement est chargé, en
cas de contestation, de démontrer le caractère raisonnable. Mais, contrairement
à la majorité des droits de la Charte, l’article 3 n’est pas sujet à une
dérogation expresse renouvelable de 5 ans en 5 ans aux termes de l’article 33.
À cet égard, permettez-moi
d’ouvrir une parenthèse à propos de l’utilisation étonnante que fait la Cour
suprême de cette « clause nonobstant », c’est-à-dire de cet article
33 qui permet au Parlement fédéral ou au parlement d’une province de déroger
aux articles 2 et 7 à 15 (et qui ne permet donc pas de déroger aux articles 3 à
6 ni 16 et suivants). Dans des affaires où est en cause un droit sujet à
dérogation, la Cour se permet parfois de l’appliquer généreusement à l’encontre
d’une loi, en disant que, si le législateur n’est pas d’accord, il pourra
toujours recourir à la dérogation expresse6. À l’inverse, dans la
jurisprudence qui justement porte sur l’article 3 (c’est-à-dire sur le droit de
voter et de se porter candidat), la Cour a justifié sa sévérité envers les
choix législatifs en soulignant l’importance que le constituant prêtait au
droit en cause du fait de l’avoir soustrait de la clause nonobstant7.
La présence dans la Charte canadienne d’une disposition permettant la
dérogation expresse à certains droits a donc servi à renforcer l’activisme
judiciaire, autant à l’égard des droits sujets à dérogation qu’à l’égard des
droits non sujets à dérogation. À cette constatation, il faut en ajouter une
autre : si on fait exception du Québec, seule la Saskatchewan a eu recours
à la dérogation expresse, une fois seulement, en 1986. En fin de compte, une
disposition qui visait à donner le dernier mot aux élus et à contrer le
gouvernement des juges semble avoir contribué à provoquer le résultat inverse.
Toujours est-il que dans la Charte
canadienne, le droit de voter et de poser sa candidature a reçu et recevra
une interprétation large de la part des tribunaux et que les limites que le
législateur lui appliquera seront sévèrement circonscrites. Pour ce qui nous
concerne ici, cette jurisprudence a pour effet de favoriser les petits partis
politiques et les nouveaux partis politiques. En effet, les avantages dont
jouissent, en vertu de la législation électorale, les partis politiques
dominants devront être étendus à tous les partis, même marginaux ou régionaux.
C’est ce qui se dégage d’une décision de la Cour suprême du 27 juin dernier
concernant le Parti communiste du Canada (l’affaire Figueroa). À
l’unanimité, la Cour a déclaré invalides les dispositions de la Loi
électorale fédérale qui exigeaient la présentation d’au moins 50 candidats
pour obtenir le statut de parti enregistré. Trois des avantages dont
bénéficiaient les partis enregistrés ont, par la même occasion, été déclarés
contraires à la Charte canadienne parce qu’ils n’étaient pas accordés aux
autres partis. Il s’agit premièrement du droit d’un parti politique d’émettre
des reçus fiscaux pour les dons reçus en dehors des campagnes électorales;
deuxièmement, du droit d’un candidat de remettre à son parti plutôt qu’au
gouvernement les fonds non dépensés durant la campagne; et, troisièmement, du
droit d’un candidat de voir son appartenance politique inscrite sur le bulletin
de vote.
Une majorité de six juges a
donné une interprétation individualiste de l’article 3 de la Charte
canadienne et elle a expressément rejeté l’approche concurrente prônée par
les trois autres juges et par la Cour d’appel de l’Ontario, approche qui aurait
pris en compte des intérêts collectifs, comme celui de rechercher, par
l’intermédiaire de grands partis nationaux, la cohésion ou l’agrégation de la
volonté politique. Selon la majorité, le droit de vote et le droit de se porter
candidat impliquent que chaque citoyen a le droit « de jouer un rôle
significatif dans le processus électoral » – et ce droit de participation
comprend un droit à l’information. Dans les motifs de ces juges, les mots
« tout citoyen » apparaissent comme un leitmotiv. À leurs yeux, le
législateur ne peut pas renforcer la capacité de participation de certains au
détriment des autres, dont les partis marginaux ou régionaux. Et les droits de
l’article 3 ne sauraient être assujettis à d’autres limites que celles qui
seraient justifiées par une preuve présentée dans le cadre strict de l’article
premier de la Charte.
La décision de la Cour suprême
dans l’affaire Figueroa a une incidence sur les avantages qui n’étaient
pas contestés en l’espèce et dont bénéficiaient les partis enregistrés. Il
s’agit du droit d’obtenir du temps d’antenne gratuit, du droit d’acheter du
temps d’antenne réservé et du droit au remboursement partiel des dépenses
électorales si le parti recueille un pourcentage donné de votes. En effet, les
dispositions relatives à l’enregistrement des partis qui présentent au moins 50
candidats ayant été déclarées inconstitutionnelles, toutes les conséquences de
l’enregistrement doivent tomber avec elles. La Cour déclare aussi qu’aucun
seuil moindre que celui de 50 candidats n’est acceptable pour refuser les trois
avantages discutés en l’espèce, alors que les juges minoritaires accepteraient
l’obligation de présenter au moins un candidat, et peut-être plus. Le projet de
loi C-51 déposé aux Communes le mois dernier réduit de fait à un seul le nombre
de candidats que doit présenter un parti pour avoir droit à l’enregistrement,
ce qui sera vraisemblablement accepté comme une limite raisonnable du droit en
cause. La décision de la Cour suprême obligera aussi à modifier l’exigence
québécoise de présenter au moins 20 candidats pour bénéficier des avantages
d’un parti autorisé.
La conception individualiste
du droit de participation au processus électoral qui résulte de l’article 3 de
la Charte canadienne devrait se perpétuer et s’étendre, parce qu’elle
peut être renforcée par d’autres dispositions de la Charte, dont la
liberté d’expression, la liberté d’association et le droit à l’égalité.
On se rappellera que la Cour
supérieure du Québec était elle-même parvenue à une conclusion favorable aux
petits partis et aux nouveaux partis dans une affaire lancée par l’Action
démocratique et qui a entraîné une révision de la Loi électorale québécoise.
Elle a en effet jugé en 1999 que le droit à l’éligibilité comprend le
« droit de se porter candidat dans de mêmes conditions » et elle a
déclaré inconstitutionnels certains avantages financiers qui étaient consentis
aux partis qui se sont le mieux classés lors des élections qui ont précédé les
élections en cours, soit la rémunération par l’État, pour chaque bureau de
vote, de deux représentants de candidats, le remboursement pour moitié des dépenses
électorales de leurs candidats et une avance sur ce remboursement8.
Or, on ne voit pas pourquoi
les avantages consentis en fonction des résultats des élections en cours ne
violeraient pas, eux aussi, ce « droit de se porter candidat dans de mêmes
conditions ». Accrédite ce point de vue l’une des deux déclarations
d’inconstitutionnalité qui ont été émises en première instance dans l’affaire
Figueroa sans qu’elles ne soient contestées en appel : il s’agit de la
disposition prévoyant que la moitié du dépôt de 1 000 $ exigé d’un
candidat n’était remboursée que s’il avait obtenu au moins 15 % des voix.
On peut donc se demander si
vaut toujours la décision de 1994 de la Cour d’appel du Québec voulant que le
remboursement prévu dans la Loi électorale du Canada de la moitié des
dépenses des candidats ayant obtenu au moins 15 des voix soit conforme à
la Charte canadienne9. (Désormais, 60 % des dépenses
seront remboursées aux candidats ayant obtenu 10 % des voix10.)
Les articles 457 et 457.1 de la Loi électorale du Québec accordent un
remboursement semblable de la part de l’État aux candidats qui ont obtenu au
moins 15 % des votes, ainsi qu’aux partis politiques ayant obtenu au moins
1 % des votes. Et la Loi prévoit une avance sur ce remboursement.
Le financement des partis par
l’État, régi par les articles 81 et suivants de la Loi électorale du Québec,
semble moins vulnérable. Selon ces dispositions, chaque parti autorisé a droit
annuellement à une fraction d’un montant d’environ deux millions et demi qui
est proportionnelle au pourcentage des votes qu’il a reçus aux dernières
élections – et aucun seuil minimal n’est établi. Des dispositions analogues ont
été adoptées au fédéral une semaine avant que la Cour suprême ne rende sa
décision dans Figueroa, mais elles défavorisent les petits partis et les
nouveaux partis : en effet, un minimum de votes obtenus lors de la
dernière élection générale est requis pour avoir droit au financement public,
soit 2 % dans tout le pays ou 5 % dans les circonscriptions dans
lesquelles le parti a soutenu un candidat.
Le caractère
« compétitif » des élections a été souligné dans l’affaire Figueroa,
tant par les juges minoritaires de la Cour suprême que par les juges
majoritaires. La jurisprudence tendra donc à exiger pour tous les mêmes règles
du jeu électoral.
Conséquences concrètes
Des conséquences concrètes en
résultent, mais j’aimerais d’abord en exclure deux.
Premièrement, la jurisprudence
favorable aux partis marginaux et aux nouveaux partis vaut pour le processus
électoral et non pas pour les fins des travaux de la chambre, une fois le
processus électoral complété. Il n’est pas exclu toutefois que la Charte
canadienne oblige les assemblées législatives à reconnaître officiellement
tous les partis qui y sont représentés. La Charte, en effet, s’applique
aux assemblées législatives, mais sans leur enlever les privilèges nécessaires
à l’exécution de leurs tâches11. Or, l’article 3 de la Charte
donne à chaque citoyen le droit à une « représentation effective »,
voire le droit « à un représentant efficace » au sein de l’assemblée
législative. Je ne crois pas, toutefois, que les tribunaux en viendront à
régenter le fonctionnement interne des assemblées législatives afin d’assurer
le droit à un représentant efficace.
En second lieu, contrairement
à ce qui a été suggéré dans certains milieux, il faut aussi exclure, à mon
avis, l’idée que la Charte canadienne puisse rendre inconstitutionnel le mode
de scrutin actuel. Voici d’ailleurs ce qu’écrivent à cet égard les juges
majoritaires dans l’affaire du Parti communiste du Canada :
Après tout, la Charte ne
précise aucunement le type de système électoral dans le cadre duquel doit être
exercé le droit de voter ou de briguer les suffrages des électeurs. Ce fait
tend à indiquer que l’art. 3 n’a pas pour objet de protéger les valeurs ou
objectifs que pourrait comporter notre système électoral actuel, mais bien de
protéger le droit de tout citoyen de jouer un rôle significatif dans le
processus électoral, quel que soit ce processus.
Il reste que, même si le
système électoral majoritaire n’est pas changé, le Québec (comme d’ailleurs les
autres provinces et l’État fédéral) est destiné à voir davantage de partis
présenter des candidats ayant de bonnes chances d’être élus et à voir davantage
de députés représentant des tiers partis à l’Assemblée nationale. Le mode de
scrutin majoritaire qui s’est appliqué au Québec depuis 1867 a favorisé le
bipartisme. Mais il n’a pas empêché des tiers partis de tirer leur épingle du
jeu à certaines époques, même de remplacer un parti traditionnel, comme le
Parti conservateur et l’Union nationale. À plus forte raison, une certaine
diversification de la composition partisane de l’Assemblée nationale (et des
autres assemblées législatives au Canada) devrait résulter de l’égalisation
obligée des règles du jeu applicables tant en dehors des campagnes électorales
que pendant celles-ci. Or, une telle diversification ferait évoluer le rôle du
député. Si elle contribue à générer de temps à autre des gouvernements
minoritaires ou des gouvernements moins fortement majoritaires, elle renforcera
la position du député à titre de législateur et de contrôleur du gouvernement,
comme on l’a vu à propos du mode de scrutin. Par ailleurs, l’augmentation du
nombre de partis à l’Assemblée aurait des conséquences sur la charge de travail
des députés et sur la discipline de parti.
Lorsque deux partis sont
représentés chacun par plusieurs députés, ils peuvent répartir entre leurs
membres les responsabilités, les dossiers et les fonctions. Cette opération est
plus ardue pour les partis disposant de peu de députés. Ils doivent renoncer à
intervenir dans certains domaines ou à participer aux travaux de certaines
commissions. La multiplication des partis d’opposition a de même un impact sur
la capacité de l’opposition officielle à assumer pleinement toutes ses tâches.
La situation qui prévaut actuellement à la Chambre des communes à Ottawa
illustre bien la problématique que pose le multipartisme en rapport avec la
charge de travail. Je prends comme exemple les travaux qu’a effectués pendant
six mois en 2001 le Comité permanent de la santé à propos de l’avant-projet de
loi sur l’assistance à la procréation que le gouvernement fédéral avait déposé
aux Communes. (Cet avant-projet de loi est devenu par la suite un projet de
loi, mais il n’est pas encore adopté par le Parlement fédéral). Le Comité
parlementaire en question a produit un rapport qui reflétait la position du
Parti libéral au pouvoir. Ce document reproduit ensuite le rapport minoritaire
de l’Alliance canadienne, qui est l’Opposition officielle. Puis le rapport du
Comité présente l’opinion dissidente du Bloc Québécois, puis l’opinion
dissidente du Nouveau Parti démocratique, puis l’opinion dissidente du député
André Bachand, porte-parole du Parti progressiste-conservateur. On voit qu’une
telle surenchère, multipliée par le nombre de dossiers à traiter, alourdit
fortement la charge des députés des divers partis d’opposition. Même là où la
collaboration entre les partis se concrétise, le travail nécessaire pour parvenir
au consensus s’accroît. Cette situation est susceptible de réduire l’efficacité
des volets collectifs du rôle du député, c’est-à-dire de son travail comme
législateur et comme contrôleur de l’action gouvernementale.
Pour sa part, la discipline de
parti, qui est déjà contestée par certains, devrait s’assouplir davantage si se
réalise l’augmentation du nombre de partis représentés à l’Assemblée nationale.
Ici encore, divers événements survenus aux Communes ces dernières années
tendent à le confirmer. Le modèle de la cohésion obligée de deux armées qui se
font face a moins de pertinence dans une assemblée multipartisane. Aussi, les
députés d’un parti qui n’a pas de chances de prendre le pouvoir à court terme
peuvent marcher en rangs moins serrés. Il reste que la discipline de parti, si
elle est suivie et imposée avec circonspection, s’avère une qualité ou un
avantage. Elle ne se distingue alors pas vraiment du sentiment normal de
loyauté qu’entretiennent les membres de toute institution sociale envers les
décisions et les stratégies qu’elle adopte.
C’est donc dans son rôle de
législateur et de contrôleur du gouvernement que le député devra surtout
s’ajuster aux conditions nouvelles dans lesquelles il évoluera. Les députés des
partis d’opposition, en particulier, pourront s’essouffler et perdre de
l’efficacité. Indépendamment même des facteurs qui pourraient conduire à
l’augmentation du nombre de partis à l’Assemblée nationale, les outils mis à la
disposition des députés devront être renforcés. En effet, la prédominance de
l’exécutif dans notre régime parlementaire, qui est une marque à la fois de son
efficacité et de son caractère démocratique, est souvent vue, par l’autre bout
de la lorgnette, comme une « dévalorisation » de la fonction législative12.
Toutes les mesures qui peuvent contribuer à corriger cette perception, qui
correspond, il faut bien l’admettre, à une certaine réalité, seront donc les
bienvenues. En plus de continuer d’ajuster à la hausse les budgets et les
personnels mis à la disposition des partis et des députés, il faudrait
favoriser la présentation et la discussion de projets de loi émanant des
députés. Aussi, les commissions parlementaires devraient être habilitées par
une loi formelle à prendre l’initiative d’une procédure d’annulation de tout ou
partie d’un règlement, comme cela peut se faire depuis peu à Ottawa13. Par
ailleurs, on pourrait augmenter le nombre d’officiers qui, comme le
vérificateur général, relèvent de l’Assemblée nationale et sont chargés de lui
faire rapport. Et il faudrait que les commissions parlementaires concernées
étudient systématiquement leurs rapports. L’expérience démontre que ces
personnages ne craignent pas de critiquer le gouvernement et la Cour suprême a
bien fait ressortir l’intérêt que présente le dépôt de leur rapport même dans
une assemblée dominée par le parti ministériel14 : en critiquant le
gouvernement dans son rapport, le mandataire du parlement porte l’affaire à
l’attention du public; l’opposition au parlement est alors libre d’en faire un
objet de débat; la critique à l’endroit du gouvernement « peut influer sur
l’évaluation que l’opinion publique fait de la performance de ce
gouvernement »; le dépôt d’un rapport à la chambre joue donc « un
rôle important » en renforçant le contrôle parlementaire de l’exécutif.
Une autre façon de valoriser
le rôle du député consisterait à préciser noir sur blanc qu’un vote adverse à
l’Assemblée nationale ne constitue pas un vote de non-confiance à l’endroit du
gouvernement, à moins que la question de confiance n’ait été posée
explicitement au préalable. Une mesure de ce genre a été suggérée à diverses
reprises ces dernières années. Comme l’a écrit le professeur Jacques-Yvan
Morin15, en précisant
dans quelles conditions la
mise en minorité en Chambre entraîne la chute du gouvernement, [on] permettrait
de favoriser le nombre d’occasions où les députés seraient libres de voter
selon leur conscience ou leur opinion individuelle.
Une telle mesure libérerait en
effet les députés de la préoccupation d’assurer la survie du gouvernement (et
leur propre survie) à l’occasion des travaux ordinaires de l’Assemblée
nationale.
En définitive, il me semble
que l’application de la Charte canadienne des droits et libertés tendra, à
moyen terme, à accroître le multipartisme au sein de l’Assemblée nationale. Les
réformes éventuelles du mode de scrutin et du régime parlementaire devraient
tenir compte de cette nouvelle donne, afin d’éviter d’affaiblir indûment les
capacités d’action tant du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif. L’objectif
ultime des règles d’organisation et de fonctionnement de l’État québécois n’est
pas d’assurer l’expression parfaite de la volonté populaire ni, au contraire,
d’assurer l’omnipotence des organes représentatifs, qu’ils œuvrent au niveau
exécutif ou législatif. Comme il a été écrit à propos de notre régime
parlementaire, il faut rechercher « une démocratie qui ne tue pas la
démocratie », c’est-à-dire que nous devons réussir à concilier la
souveraineté collective avec l’efficacité étatique.
Notes
1. Jean-Charles Bonenfant, « L’évolution
de la fonction parlementaire », 16 septembre 1965, dans Derrière les
faits : les institutions, Chroniques parus dans L’Action de
1962 à 1973, Québec, 1976 (ci-après citées Chroniques).
2. Jacques Bourgault, « Les rapports
entre parlementaires et fonctionnaires » dans Manon Tremblay et al.
(dir.), Le parlementarisme canadien, Québec, P.U.L., 2000, 313, p. 315.
3. Jean-Charles Bonenfant,
« Innovation dans le droit parlementaire », Cahiers de droit,
vol. 11 (1970), p. 533. Voir aussi « Le pouvoir des commissions
législatives », 24 septembre 1970, et « Les commissions
parlementaires », 4 décembre 1971, dans Chroniques.
4. Voir le rapport du Comité directeur
sur la réforme des institutions démocratiques, La participation citoyenne au
cœur des institutions démocratiques québécoises, Québec, Gouvernement du
Québec, mars 2003, p. 31-35.
5. Georges Burdeau, Traité de science
politique, 3e éd., tome V, Les régimes politiques, Paris,
L.G.D.J., 1985, p. 277-287.
6. Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.),
[1985] 2 R.C.S. 486, 498; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493,
565-566 et 578. Voir aussi EGALE Canada Inc. c. Canada (Attorney
General), [2003] B.C.J. No. 994 (C.A. C.-B.), par. 157.
7. Sauvé c. Canada (Directeur général des
élections), 2002 CSC 68, par. 11 et 14; Figueroa c. Canada (Procureur
général), 2003 CSC 37, par. 60.
8. Hébert c. Procureur général
du Québec, [1999] R.J.Q. 267 (C.S.).
9. Canada (Procureure générale) c. Barrette,
[1994] R.J.Q. 671 (C.A.).
10. L.C. 2003, c. 19, art. 48 (1) et 49
(2.1), remplaçant les al. 464 (1) b) et 465 (2) a) et b)
de la Loi électorale du Canada. Les partis enregistrés ont aussi droit
au remboursement de la moitié de leurs dépenses électorales si leurs candidats
ont obtenu au moins 2 % des votes valides ou au moins 5 % des votes
exprimés dans les circonscriptions dans lesquelles ils ont soutenu un candidat
(art. 435).
11. New Brunswick Broadcasting Co. c.
Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S.
319, House of Commons et al. v. Vaid et al., (2002) 296 N.R. 305
(C.A.F.).
12. Voir, par exemple, Benoît Pelletier
(dir.), Un projet pour le Québec. Affirmation, autonomie et
leadership, Rapport final du Comité spécial du Parti libéral du Québec sur
l’avenir politique et constitutionnel de la société québécoise, octobre 2001,
p. 122-123 et 154. Voir aussi, de manière générale, le rapport Béland.
13. Loi modifiant la Loi sur les textes
réglementaires (procédure de désaveu des règlements), L.C. 2003, c. 18.
Cette loi résulte d’un projet de loi émanant d’un député et non du
gouvernement. En 1986, une procédure de désaveu des règlements avait été
établie à l’article 123 du Règlement de la Chambre des communes :
Paul Salembier et Peter Bernhardt, « Comprendre le processus de
réglementation », Revue parlementaire canadienne, vol. 25, no
1 (printemps 2002), p. 18-19.
14. Canada (Vérificateur général) c. Canada
(Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49,
104.
15. Jacques-Yvan Morin, « Une
Constitution dans un Québec souverain ou autonome », Le Devoir,
25 avril 2000, p. A7.
|