PDF
Lowell Murray
Robert Lorne Stanfield est
né le 11 avril 1914, à Truro, en Nouvelle-Écosse. Avocat, il est
devenu président du Parti progressiste-conservateur néo-écossais en 1947,
puis a accédé à sa direction en 1948. Il a été élu pour la première fois au
gouvernement provincial en 1949 et a gouverné la province de 1956
à 1967 à titre de premier ministre. En septembre 1967, il a gagné la
course à la direction du Parti progressiste-conservateur fédéral et a été élu à
la Chambre des communes en juin 1968. Il a tiré sa révérence comme chef du
parti en 1976, n’ayant réussi à mener son parti à la victoire à aucune des
trois élections générales. Il a abandonné son siège aux Communes en 1979.
Son décès est survenu en décembre 2003. Le présent article s’inspire d’un
éloge funèbre prononcé le 19 du même mois à l’église St. Bartholomew, à
Ottawa.
Nous ne le saurons jamais,
mais il se peut que la modestie attribuée à Robert Stanfield ait été quelque
peu exagérée. Par exemple, au moment de se retirer de la vie politique fédérale
et d’entendre ses adversaires comme ses alliés proclamer d’une seule voix et
avec effusion ses louanges, il aurait dit qu’en somme, il était probablement trop
bon pour ce pays. Une autre fois, alors que je lui avais rédigé quelques notes
qui contenaient une phrase débutant par « À mon humble avis,… », il
m’a remis mon ébauche, ayant effacé ce bout de phrase, et son épouse m’a dit —
sans qu’il proteste — « Jamais Bob Stanfield n’a eu un humble avis ».
Les témoignages qu’on lui a
rendus dans les jours qui ont suivi sa mort avaient quelque chose de
frappant : presque 30 années se sont écoulées depuis son départ de la vie
politique, une période qu’il a passée surtout dans l’ombre. Il n’a pas publié
ses mémoires et personne n’a cherché à perpétuer son souvenir ni à créer une
mythologie à son sujet. Et malgré tout cela, la conscience collective
canadienne a conservé un vif souvenir de Robert Stanfield, ce chef d’un grand
parti et cet homme courtois, humain et intègre qui a embelli notre vie
nationale.
Il y a près de 10 ans, lors
d’un dîner donné à Ottawa en l’honneur de ses 80 ans, M. Stanfield a expliqué à
quel point il avait été chanceux toute sa vie. Il a parlé en premier lieu de
ses parents, qui lui avaient laissé une sécurité financière lui ayant permis de
poursuivre une carrière politique alors qu’il était relativement jeune.
Ensuite, il a parlé de ses épouses, Joyce et Mary, qui l’ont prédécédé, ainsi
que de Anne, qui serait à ses côtés les 25 dernières années de sa vie; puis, de
ses enfants. Finalement, il s’est exprimé sur les horizons que lui avait
ouverts la politique : connaître un grand nombre de personnes différentes,
représentant toute la diversité de la vie canadienne, et travailler avec elles
pour le bien du pays. « Cette voie, a-t-il dit, a donné à ma vie une
profondeur et un sens auxquels je n’avais pas le droit de m’attendre, et cela
je le dois à mon parti. »
En Nouvelle-Écosse, où il a
entrepris sa carrière politique, il a dû commencer par bien faire comprendre à
ses partisans conservateurs qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour élire un
gouvernement. Cette confrontation avec la réalité, assortie de l’avertissement
de tempérer leur ardeur partisane, a été faite lors d’une assemblée générale du
parti qui s’est tenue à Halifax quelques semaines après qu’il est devenu
premier ministre à l’automne 1956. Ce message n’était pas tout à fait celui
qu’ils voulaient entendre après avoir été écartés du pouvoir pendant 23 ans.
Ils savaient, cependant, que Robert Stanfield parlait en connaissance de cause
et dans l’intérêt de leur parti. Grâce à lui, ils sont passés de zéro siège à
l’assemblée législative, au moment de son élection comme chef, à une majorité
huit années plus tard.
Une fois qu’ils ont pu
gouverner, lui et son parti ont gagné un appui croissant de la population, un
appui qui a augmenté de façon spectaculaire, d’année en année, d’élection en
élection, pendant les 11 années suivantes. Ce n’est certes pas une exagération,
ni une critique à l’endroit de ceux qui sont venus après lui, de dire que
nombre de Néo-Écossais considèrent que son ministère, malgré le passage des
années, est encore le modèle à suivre, le critère selon lequel on a évalué
l’action de ses successeurs.
Comme candidat, il menait des
campagnes électorales très efficaces, même si elles étaient quelque peu
singulières par rapport à celles d’aujourd’hui. Plutôt que de faire une entrée
remarquée dans un rassemblement politique à la suite d’un certain nombre de
manifestations préliminaires qui auraient échauffé l’enthousiasme de la foule,
il préférait arriver tôt, en fait, avant tout le monde. (S’il est possible
d’être ponctuel à l’excès, Stanfield l’était.) De cette manière, il disait
bonjour à tous les participants sans exception et leur serrait la main à mesure
qu’ils entraient dans la salle. Autrement, il se contentait de ce que les
organisateurs locaux avaient prévu. Une des seules consignes qu’il leur donnait
était de faire en sorte qu’il soit sorti du cap Breton avant la noirceur.
Pendant la plupart de ses 11
années comme premier ministre provincial, il a aussi été ministre de
l’Éducation. Il s’est acquitté de cette tâche avec un désintéressement total. Il
a augmenté la participation de son gouvernement à l’enseignement primaire,
secondaire, professionnel et universitaire, et a prolongé l’enseignement du
français jusqu’à la fin du secondaire.
Il a dirigé un gouvernement
dynamique et très progressiste pour l’époque en Nouvelle-Écosse. Ensuite,
lorsqu’il s’est présenté comme candidat à la direction du Parti
progressiste-conservateur national en 1967 et qu’on lui a demandé quel genre de
leader il serait, il a répondu en décrivant le genre de parti qu’il entendait
diriger : « […] un parti qui sera reconnu non pas simplement pour sa
richesse, son confort et son pouvoir, mais pour son humanité, sa compassion et
sa dignité ».
Son destin a été de défendre
ces valeurs non pas comme premier ministre, mais comme chef de l’opposition, et
c’est ce qu’il a fait, sans relâche, pendant toute la durée de son passage au
Parlement. Pour lui, la « société juste » de M. Trudeau tenait
davantage du juridisme que de la compassion, et c’est dans cette perspective
qu’il s’y attaquait.
Quand M. Trudeau a demandé,
pour faire de l’effet « où est le Biafra? » au moment d’un échange
sur la guerre civile du Nigéria, c’était sa façon de manifester sa répugnance à
dire ou à faire quoi que ce soit qui pût donner à penser qu’il reconnaissait ou
appuyait un état sécessionniste au sein d’une autre fédération. Cependant, M.
Stanfield était consterné par cette catastrophe humanitaire. De concert avec
David MacDonald, Gordon Fairweather et le néo-démocrate Andy Brewin, il a
contribué à alerter et à agiter l’opinion publique canadienne. Dès le premier
jour de la nouvelle législature en 1968, il a tenu le gouvernement sur la
sellette jusqu’à ce qu’il assouplisse sa position officielle intransigeante
dans ce dossier.
De même, M. Stanfield a
maintenu sa vive opposition aux conseillers économiques du gouvernement parce
qu’à son avis, ils acceptaient trop facilement qu’un taux de chômage élevé soit
le prix à payer pour réduire l’inflation. À la longue, cette vision — qui lui a
d’ailleurs été fatale sur le plan politique — l’a amené à préconiser un gel
temporaire des prix et des salaires, suivi d’une courte période de contrôle
obligatoire qui donnerait lieu à des restrictions volontaires, si tout allait
bien. Son argument était simple : quels que soient ses défauts, cette
solution était beaucoup mieux, selon lui, que la misère humaine causée par le
chômage élevé et persistant ou l’inflation galopante.
Plus tard, il aurait dit, et
il est tout à fait probable qu’il l’a fait, que sa solution s’était avérée un
peu prématurée. Rejeté lors de l’élection de 1974, le gel des prix et des
salaires a été adopté par le gouvernement l’année suivante.
Même s’il était un opposant
acharné à certaines politiques gouvernementales, il a appuyé sans réserve la Loi
sur les langues officielles de M. Trudeau. En dépit d’une révolte fomentée
par un groupe de députés dirigé par M. Diefenbaker, il a défendu cette
politique jusqu’à la fin de ses jours, parce qu’il la considérait noble et
nécessaire pour l’avenir du pays.
En 1974, il a même rejeté la
candidature de Leonard Jones, de Moncton, à cause de son opposition virulente à
la reconnaissance des droits des Acadiens au Nouveau-Brunswick. Comme leader
d’un parti national, M. Stanfield a appelé les Canadiens anglophones à appuyer
les mesures visant à protéger la langue et la culture françaises. Il leur a
demandé d’essayer de comprendre pourquoi les Québécois et leurs gouvernements
étaient si préoccupés par cette question.
Il a accueilli dans le Parti
conservateur un certain nombre de francophones éminents, comme Marcel
Faribault, Yves Ryan et Claude Wagner. À l’instar de Georges-Etienne Cartier,
il était convaincu que les Canadiens anglophones et francophones devaient unir
leurs efforts afin de bâtir le parti et le pays. Ce rêve ne s’est pas réalisé
avant les années 1980 et, même s’il était à la retraite depuis nombre d’années,
il s’est employé à défendre vigoureusement les accords du lac Meech et de
Charlottetown.
Au cours de ses dernières
années, il disait : « Je jouis de la vie en espérant réussir à faire
un certain nombre de choses utiles. » Cette activité « utile »
était considérable. Il était notamment président du conseil de l’Institut de
recherches en politiques publiques, directeur de l’Institut Nord-Sud,
vice-président de l’Association canadienne des libertés civiles, directeur du
Centre parlementaire pour les affaires étrangères et le commerce extérieur,
gouverneur de la Windsor Foundation, gouverneur associé de l’Université
Dalhousie, directeur honoraire de la Compagnie d’Assurance du Canada sur la
Vie, président de la Fondation du Commonwealth. En outre, il participait
régulièrement à un groupe de discussion sur le Moyen-Orient avec des
universitaires, des diplomates, des journalistes, des parlementaires et
d’autres personnes. Ceux qui le connaissaient dans le cadre de ces activités
savaient qu’il était loin de les prendre à la légère. Au fond, il était ravi de
pouvoir travailler sur des dossiers qu’il considérait importants en matière de
politique publique et pour l’avenir du pays.
Parfois, il acceptait de
prononcer un discours ou d’écrire un article. Lorsque je lisais ses textes,
parfois manuscrits ou abondamment annotés de son écriture inimitable, il était
évident qu’il cherchait à faire réfléchir son public, sinon à le mettre au défi.
Certains passages de sa prose revêtaient une belle vivacité et parfois même une
certaine espièglerie, peut-être parce qu’il était retiré de la vie politique et
éloigné de ses conseillers.
Devant l’Albany Club de
Toronto en 1979, il a déclaré qu’il trouvait l’Ontario « un peu
hypocrite » de critiquer la « méchante » Alberta qui défendait
ses droits provinciaux, alors que l’Ontario avait été la première province à
contester efficacement la puissance du gouvernement fédéral. Cela dit, il a
reconnu que la population et le gouvernement de cette province avaient
généreusement appuyé les politiques visant à améliorer les perspectives
d’avenir des habitants du Canada atlantique, et il a formulé le souhait que les
Albertains utilisent leur richesse avec le même sens de responsabilité
nationale que leurs homologues ontariens à son époque.
Avant le référendum de 1980 au
Québec, il a dit : « Le concept de la souveraineté-association semble
insensé aux Canadiens de langue anglaise. Cette option ne s’offre pas au Québec. »
En 1980, il a adressé la parole aux membres de la Canada West Foundation à
Banff pendant que régnait une furieuse controverse tant sur l’énergie que sur
la Constitution. Faisant observer qu’une certaine opinion
« nationaliste » était en porte-à-faux avec certains objectifs de
l’Ouest et qu’elle rappelait aux habitants de cette région leur devoir d’agir
dans l’intérêt de tout le pays, il a dit : « Maintenant, vous
comprenez ce que ressentent les Canadiens francophones. » Où étaient les
Canadiens de l’Ouest en 1970, a-t-il dit, lorsqu’on a invoqué la Loi sur les
mesures de guerre? Puis, il a ajouté : « Peut-être que leur
attitude aurait été différente si j’avais su leur donner un meilleur
exemple. »
Lors d’une conférence à
Halifax, il s’est demandé si les provinces de l’Atlantique élaboreraient
elles-mêmes une stratégie économique conjointe un jour ou s’il faudrait
qu’Ottawa intervienne et les force à le faire. « Il est peut-être terrible
de poser une question pareille, a-t-il conclu, mais n’avons-nous pas besoin
d’être secoués un peu? »
Il a déconseillé plusieurs
fois aux partisans de son parti d’essayer « d’ajouter la confrontation et
la polarisation idéologiques aux tensions inhérentes du pays ». Déjà, il y
a 25 ans, il s’inquiétait que le gouvernement fédéral et le Parlement
deviennent surchargés. Il en était venu à la conclusion suivante :
« Nous devons faire un choix entre un gouvernement qui se fait sentir
partout et un gouvernement responsable devant le Parlement; nous ne pouvons pas
avoir les deux. »
Peut-être devrions-nous
publier une anthologie de ces discours. Ils sont certes d’intérêt historique en
ce qui a trait aux questions qu’ils abordaient à l’époque, mais on devrait en
lire beaucoup comme des essais de philosophie publique.
Comme Robert Stanfield ne
s’est jamais beaucoup adonné à de longues péroraisons et qu’il les trouvait
souvent exagérées dans les discours des autres, permettez-moi de conclure en
vous faisant part d’une prédiction qu’a faite le grand premier ministre libéral
de la Nouvelle-Écosse, Angus L. Macdonald. « Robert Stanfield, a-t-il
dit, agira toujours pour le bien de la Nouvelle-Écosse. »
À la fin de sa longue vie, Bob
Stanfield, qui était un homme modeste dans sa vie privée, serait plus que
satisfait qu’on dise qu’il a toujours agi pour le bien de la Nouvelle-Écosse,
de son pays, le Canada, de son parti, le Parti progressiste- conservateur, de
sa famille, de ses amis et de ses associés. Nous savons qu’il était un grand
homme d’État et nous sommes chanceux de l’avoir connu.
|