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Hugh Segal
Le processus parlementaire
canadien subit des pressions qui menacent notre système démocratique même. La
participation électorale n’a jamais été aussi faible en temps de paix. Le
présent article traite de certaines des causes de notre apparente désaffection
à l’égard de la politique.
Nous vivons à une époque où « la démocratie est en
grave compression ». J’entends par là que les citoyens perçoivent une trop
grande distance entre les décisions du gouvernement, d’une part, et leurs
préoccupations personnelles ou collectives, d’autre part. Ils réclament une
réduction de cet écart. Ils en viennent à croire que l’usage de la technologie
pourrait les dispenser, dans une certaine mesure, des intermédiaires qu’ils
délèguent pour les représenter, que ce soit dans le monde de la finance ou dans
celui de la politique démocratique.
Selon cette idée, la
technologie pourrait permettre un exercice plus direct de la démocratie, en ce
sens que le gouvernement pourrait consulter directement les citoyens sans avoir
besoin de parlementaires élus pour « traduire », voire
« interpréter » leurs opinions, tout comme la technologie et les
communications numériques permettent à des personnes disséminées dans le monde
entier de prendre contact entre elles plus rapidement et en investissant moins
que jamais d’argent et de ce qu’il est convenu d’appeler le « temps
réel ».
Selon une recherche menée en
2000 par Paul Howe, de l’IRPP, dans le cadre de notre série de documents de
recherche sur le thème « Renforcer la démocratie canadienne », les
opinions exprimées par les Canadiens à l’égard du processus électoral révèlent
qu’ils approuvent généralement le fonctionnement du système, mais qu’ils jugent
sensiblement moins avantageux ou utile de participer à la vie électorale,
c.-à-d. de voter et d’appartenir à un parti politique. Moins de 2 p. 100 des
Canadiens ont déjà possédé une carte de membre d’un parti. Aux dernières
élections générales, le groupe le plus nombreux de votants admissibles a choisi
de ne pas voter.
Si on fait le compte à la
canadienne, c.-à-d. si on compare le nombre de ceux qui ont voté et le nombre
de votants inscrits sur la liste électorale permanente, on voit que près de
62 p. 100 des électeurs ont voté, ce qui est le taux le plus bas jamais
enregistré. Mais si on compte à la manière de nos cousins américains, qui
consiste à comparer le nombre de ceux qui ont voté et le nombre de ceux qui
avaient le droit de vote, le taux de participation a été d’à peine 57 p.
100. Les Canadiens n’ont aucune raison de se croire supérieurs à leurs voisins
américains du fait de leur taux de participation d’environ 50 p. 100 aux
élections présidentielles.
Chez les jeunes, plus
particulièrement, cela ne traduit pas une perte d’intérêt à l’égard des
affaires publiques ou des dossiers d’intérêt public, mais plutôt la perception
répandue que l’activité politique au sein d’un parti ou la participation
électorale ne comptent pas parmi les moyens les plus efficaces de faire changer
les choses, d’améliorer le niveau de vie, de mieux protéger l’environnement ou
de lutter contre la pauvreté, la fiscalité écrasante ou l’analphabétisme.
Rallier et soutenir des
groupes de pression ou de revendication particulière à but unique ou des
associations communautaires bénévoles, comme le Sierra Fund, la Croix-Rouge,
Greenpeace, la Fédération des contribuables, etc., est perçu comme plus
efficace et plus susceptible d’influer sur les résultats obtenus dans la vie
publique et la vie de tous les jours.
Il est tout à l’honneur des
jeunes Canadiens — et de beaucoup d’autres dans le monde —qu’ils aient
visiblement capté et compris les messages voulant que le marché soit au moins
aussi important que la scène politique ou que la résolution des véritables
problèmes et défis mondiaux dépende moins des partis politiques et de
l’exercice du droit de vote que des efforts déployés par les populations du
monde entier pour prévenir la propagation du sida, créer des possibilités
économiques et sociales, protéger l’environnement et défendre d’autres enjeux du
même ordre. Les législatures canadiennes et les partis qui se concurrencent aux
élections fédérales ou provinciales ont souvent l’esprit moins ouvert que les
jeunes à l’égard de ces questions.
Le défi que doivent relever
les parlementaires tient en partie au fait que le système parlementaire, même
s’il repose dans une forte mesure sur le débat contradictoire entre le
gouvernement et l’opposition, implique aussi, au sein des groupes
parlementaires des divers partis politiques, l’exercice constant et dynamique
du compromis. Ces compromis sont faits pour des raisons très importantes — soit
concilier des intérêts régionaux divergents et rapprocher le monde rural du
monde urbain, la gauche de la droite, les travailleurs des investisseurs et le
secteur public du secteur privé. Le compromis constitue l’essence même des
partis politiques démocratiques, qui s’efforcent d’élargir leur programme pour
gagner le plus grand nombre possible d’adhésions. Et pourtant, ce compromis,
qui permet de concilier préoccupations environnementales et intérêts
industriels, ou de modérer les exigences militaires en fonction de celles du
programme social, incite ceux à qui tel dossier tient passionnément à cœur à
éviter cet élément du processus politique, dont il est la base.
Maintenir sa légitimité
constitue un défi très réel pour le parlementaire élu, qu’il l’ait été à la
suite de l’application d’un système uninominal majoritaire à un tour permettant
d’élire un seul député par circonscription ou d’un système basé sur la représentation
proportionnelle fondée sur une liste électorale publique ou d’un hybride des
deux.
S’il peut sembler étrange a
priori qu’un jeune préfère se renseigner en visitant le site Web d’une ONG
étrangère ou celui d’un groupe de revendication local plutôt que de s’adresser
ou de se rendre au bureau de son député, il faudrait être absolument aveugles
aux préjugés de la culture moderne et sourd aux critiques du processus
politique qui la caractérisent pour ne pas comprendre la méfiance de ce jeune.
Le gouvernement parlementaire
repose sur un processus et une procédure qui sont équitables, qui permettent de
consacrer du temps aux débats et qui sont le fruit des délibérations de
fonctionnaires, des groupes parlementaires et des cabinets. La vie, elle, se
déroule — et exige des résultats — en temps réel. Soutenir qu’une assemblée
législative doit mettre des mois, voire des années à étudier un problème qui
sévit « ici et maintenant », c’est faire preuve d’un manque de
réalisme et d’une indifférence qui ont de quoi démobiliser tous les citoyens,
et non seulement les jeunes.
Les gouvernements élus par
40 p. 100 des 61 p. 100 des votants admissibles qui ont voté,
c.-à-d., en fait, par 24 p. 100 des votants admissibles, contribuent à
créer un écart démobilisant entre les processus officiels de notre démocratie
parlementaire et les aspirations terre à terre des citoyens.
La technologie de
l’information et le monde surpeuplé des groupes de pression à but unique sont
constamment branchés sur la réalité. Si l’Accord multilatéral sur
l’investissement a été mis sur la touche, c’est dans une très grande mesure
parce que des groupes du monde entier ont usé de la technologie cybernétique
pour s’unir et donner aux États activement engagés dans la négociation de
sérieuses raisons de ne pas aller plus loin. La motivation de groupes
multinationaux et très nombreux de protestataires manifestant à plusieurs
endroits en même temps — notamment à Seattle, à Québec et à Gênes — témoigne
d’une convergence du même ordre de la culture antimondialiste et de celle de la
technologie de l’information.
Faire participer les citoyens à la démocratie
Quelles possibilités
prometteuses cette « désintermédiation technologique »
présente-t-elle pour le processus parlementaire?
Il est parfaitement compréhensible
qu’une passion à l’égard du parlementarisme et du rôle historique qu’il a joué
dans nos sociétés rende l’innovation difficile. Il en va de même du contexte
concurrentiel et contradictoire dans lequel évoluent les partis politiques
représentés au Parlement. Mais une multiplication des parlements-jeunesse
organisés dans les écoles secondaires et les centres de loisirs de jeunes ainsi
que des cyberparlements, où les citoyens puissent consulter et étudier des
débats parlementaires et des délibérations de comités sur des sites Web
conviviaux, contribuerait à abattre les idées fausses et les préjugés culturels
qui prévalent à l’égard du système parlementaire. Les parlements et leurs
présidents et organismes auxiliaires devraient mettre ces projets en chantier
de leur propre initiative. Gagner la population à la démocratie parlementaire
permettrait d’améliorer et de renforcer l’image de marque du parlementarisme.
Nous avons tort de compter uniquement sur la chance ou les bénévoles pour
remplir cette mission.
Même s’il constitue un sujet
toujours délicat en démocratie, le financement électoral doit absolument être
réformé pour être mieux perçu des citoyens. Et quand il est très mal perçu en
raison des circonstances, la personne qui cause le moindre scandale, même
allégué, n’en subit pas seule le contrecoup. Chaque fois que la provenance des
fonds est soupçonnée d’exercer une influence indue sur le processus
d’élaboration des politiques publiques, tous les acteurs qui composent le
système en paient le prix.
Les réformes qu’on fait sans
attendre un scandale résistent très bien au cynisme du public.
Le mode de scrutin doit aussi
entrer dans le XXIe siècle. Je ne veux pas dire qu’il faut
absolument employer des ordinateurs ou des « machines à voter à la Rube
Goldberg » — des innovations qui ne passeraient pas le test de la
simplicité de compréhension ou de la sécurité essentielles à la démocratie
moderne. Le papier et le crayon donnent d’excellents résultats. Mais les
endroits où les citoyens votent, les heures dont ils disposent pour le faire,
l’élaboration des règles qui régissent le vote des électeurs absents,
l’organisation du vote pour les personnes handicapées et la préparation de la
liste électorale sont autant de facteurs qui incitent les électeurs à voter ou qui
les en dissuadent, même si ce n’est pas voulu. Si la démocratie parlementaire
était une entreprise commerciale, ce qu’elle n’est pas, ou même un organisme de
services communautaires, ce qu’elle devrait être, et qu’elle avait de plus en
plus de mal à susciter l’intérêt populaire et à conserver sa légitimité aux
yeux du public, les parlementaires s’empresseraient d’évaluer les facteurs de
non-participation et de désintéressement des citoyens afin de maintenir leur
part du marché dans la guerre que se livreraient les concurrents pour gagner
les cœurs et les esprits des électeurs. Il ne suffit pas de comprendre pourquoi
les processus électoral et parlementaire sont importants, il faut aussi être
conscients de ce qui risque d’arriver lorsque les citoyens ne participent plus
au processus démocratique — on obtient des résultats à l’image de petites
minorités, les parlements restent sourds et aveugles aux opinions de pans
entiers de la population.
Les gouvernements sont élus et
sont défaits, mais l’institution qu’est le parlement est un de ces cadres qui
doivent absolument subsister et qu’on ne doit jamais tenir pour immuables.
Beaucoup d’organismes
d’envergure mondiale — l’OTAN, l’ONU, la Croix-Rouge — ont confié une partie du
travail essentiel pour garantir que le public comprenne leurs buts et leurs
objectifs à des organisations civiques indépendantes — comme les diverses
associations créées par les Nations Unies dans le monde entier ou par le
Conseil de l’Atlantique dans les pays membres de l’OTAN. Il serait peut-être
fort utile que voie le jour une Organisation civique pour la démocratie
parlementaire qui soit présente dans l’ensemble des pays du Commonwealth, qui
ait des sections locales fortes et qui soit vouée à la promotion et à la
connaissance des avantages que procure le gouvernement parlementaire. Elle
serait par définition apolitique, et il y aurait un rapport constructif entre
son travail et le vôtre. Une telle organisation pourrait s’atteler à la tâche
de populariser la formule parlementaire et de promouvoir le dialogue, le débat
et l’engagement envers la cause du parlementarisme dans toutes les strates de
la société.
Conclusion
À l’époque où je travaillais
pour le gouvernement, tant au niveau provincial que fédéral, j’ai toujours été
surpris de voir la diversité des nouveaux points de référence dont tous les
mémoires au Cabinet devaient tenir compte. Quelles répercussions une mesure
proposée aurait-elle sur les droits de la femme, sur les personnes handicapées,
sur les petites entreprises, sur d’éventuelles règles commerciales, sur les
relations fédérales-provinciales, sur la politique étrangère, et que sais-je
d’autre.
Il faudrait peut-être adopter
un nouveau point de référence — soit l’effet des mesures proposées sur la santé
et la vitalité de la démocratie parlementaire — afin de protéger la volonté
démocratiquement exprimée par une pluralité ou une majorité de citoyens et les
droits légitimes de tous ceux qui auraient voté contre le parti au pouvoir.
C’est à notre péril collectif
que nous refusons d’appliquer ce critère. Les élus au parlement sont l’essence
d’une institution démocratique pluraliste qui représente ou devrait représenter
la totalité de la société au service de laquelle ils se vouent. Les citoyens
démocrates voient dans le parlement le creuset du débat national, le porte-voix
d’opinions légitimes et profondément ancrées et le cadre de la réconciliation
nationale, pour peu qu’elle soit possible.
Le parlement est une
institution humaine qui cherche, par le travail acharné de ses membres, à
servir les véritables intérêts des citoyens de l’ensemble du royaume. Il mérite
de ne pas s’atrophier ou de ne pas souffrir de la
« désintermédiation » au point d’en perdre toute raison d’être.
Et ceux qui chérissent le
parlement et la démocratie parlementaire doivent répondre sans hésitation à
ceux qui remettraient en cause la pertinence de ces institutions ou qui
nieraient leur importance vitale.
Nous devrions signaler à ceux
qui préfèrent « naviguer sur l’océan numérique » pour se renseigner
que les débats parlementaires sont truffés de références croisées, qu’ils sont
indexés par sujet, heure et intervenant et qu’on peut les trouver en de
nombreuses langues grâce à des moteurs de recherche indépendants et universels.
Quant à ceux qui privilégient les ONG et le débat cybernétique, nous devons
leur rappeler constamment qu’il y a, entre les ONG et les comités
parlementaires, une interaction positive qui entraîne une action parlementaire
éclairée et opportune. À ceux pour qui la partisanerie est toujours intéressée
et corrompue, nous devrions faire comprendre le rôle vital que jouent tous les
partis politiques lorsqu’il s’agit de concrétiser l’action collective et la
participation à la vie politique. Et à ceux qui préfèrent la
« désintermédiation » par la dilution ou la réduction de l’action
parlementaire, nous devrions faire l’éloge de la tribune publique qu’est le
parlement, une tribune où toutes les opinions sont exprimées ouvertement pour
qui veut les entendre.
Ce risque d’atrophie n’est pas
un sujet d’inquiétude universelle dans le monde des affaires, la fonction
publique, le monde universitaire ou le secteur de l’action communautaire, où
tout le monde ne réfléchit pas aux conséquences que sa concrétisation aurait
pour la société civile.
Et c’est justement pour cela
que ceux qui ont à cœur ce que la démocratie parlementaire permet d’espérer
devraient s’en préoccuper.
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