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David E. Smith
Le
présent article porte sur sept transformations qui ont caractérisé la politique
au Canada au cours des 40 dernières années et l’impact qu’elles ont eues sur le
Parlement et sur notre connaissance du rôle de ce dernier.
Depuis les années 1970, plusieurs changements importants
ont eu un impact sur notre connaissance de la politique canadienne. Le premier
changement touche le Québec; peu importe ce qu’on pense des événements qui se
sont déroulés dans cette province depuis la fin des années 1960, je crois
que personne ne soutiendrait aujourd’hui que la révolution tranquille visait
simplement à permettre à cette province de rattraper le reste du pays. Même si
ce dossier n’est pas encore fermé et soulève toujours une certaine controverse,
le Québec a tout de même forcé le Canada à se redéfinir : soit comme
peuple composé de deux nations fondatrices, comme société distincte, ou même
comme société multiculturelle bilingue. Nous sommes, au mieux et pour l’instant,
une nation virtuelle, surtout au regard des certitudes ou, au moins, des
suppositions incontestées du début des années 1960.
Le deuxième changement touche
les Premières nations et les Autochtones du Canada. Si, à l’origine, la place
des Québécois au Canada a été mal comprise, ce n’est certainement pas le cas
des Autochtones et des Premières nations. En fait, au début des
années 1960, on n’imaginait pas qu’ils avaient leur place au sein de la
société canadienne. Il y a 40 ans, les Premières nations et les Autochtones
ne jouaient aucun rôle dans la politique canadienne et ne faisaient même pas
l’objet d’études de la part des politologues. Lorsque les Autochtones ont reçu
le droit de vote en 1960, on a supposé — comme en fait état le livre blanc
du gouvernement Trudeau publié à la fin de cette décennie — que les
peuples autochtones s’assimileraient à la société canadienne. Le pluralisme et
la diversité présentés aujourd’hui comme les grands piliers de la constitution
canadienne, piliers auxquels les peuples autochtones ont largement contribué,
n’étaient toujours pas reconnus à l’époque.
Le troisième changement touche
les droits de la personne. En 1964, la Déclaration canadienne des droits
de Diefenbaker a déjà quatre ans et est perçue comme un échec par ceux qui
recherchent des droits plus nombreux. La magistrature est jugée trop passive,
trop mesurée. La révolution dans le domaine des droits de la personne, et sa
principale incarnation canadienne, la Charte des droits et libertés,
n’existaient pas encore. De même, n’avaient pas encore fait surface ceux qui
voient la Charte avec beaucoup de scepticisme et qui attaquent
maintenant à intervalles réguliers la magistrature en l’accusant d’être trop
active et de remettre sans cesse en question les décisions du Parlement. Après
l’adoption de la Déclaration canadienne des droits mais avant l’adoption
de la Charte, les droits linguistiques — au niveau national, sous
la forme de la Loi sur les langues officielles de 1969, et, au niveau
provincial, par des mesures comme les lois linguistiques du Québec — ont
créé de nouveaux motifs d’intervention et d’organisation politiques, même si
cette intervention a pris la forme de contestations judiciaires.
Le quatrième changement touche
les médias. Les 40 années couvertes par la présente conférence correspondent
également aux années de la « révolution » électronique.
Norman Ward a écrit un jour un article sur la création de la Presse
canadienne (une affaire de népotisme) et sur la mainmise de la PC sur la
Tribune de la presse à la Chambre des communes. La presse écrite s’est
transformée au cours des 40 dernières années, et dans une large mesure, cette
évolution est en grande partie attribuable à une plus grande couverture
télévisée de la politique. La presse se concentre moins sur les activités de la
Chambre des communes et se consacre plus au journalisme d’enquête. La
compression, tant au niveau du temps que de l’espace, encouragée par les médias
électroniques, et l’aptitude de ces derniers à assurer une couverture immédiate
ont poussé la presse écrite à devenir plus sectaire sans être attachée à un
parti — c’est-à-dire à critiquer le gouvernement plus ouvertement, peu
importe le parti au pouvoir. Les chaînes d’information continue, qui n’existent
que depuis une dizaine d’années, exposent les politiciens et le public à une
concentration et à une variété d’information qu’on n’aurait guère imaginées
autrefois. On pourrait en dire beaucoup plus long sur les rôles antagonistes
des radiodiffuseurs publics et privés, sur l’adaptabilité de la radio et la
rigidité de la télévision lorsqu’il s’agit d’annoncer des nouvelles locales,
tout particulièrement dans un contexte national, comme lors de la couverture
des résultats des élections générales. Si la politique intéresse un plus grand
nombre de personnes du fait de l’attention portée actuellement aux droits, la
télévision est l’outil idéal pour « nationaliser » ou
« internationaliser » cette couverture.
Le cinquième changement touche
la représentation, sujet qui fait fureur aujourd’hui, quoique les thèmes
présentés soient, tout compte fait, passifs : les législateurs blancs, de
sexe masculin et de classe moyenne ne reflètent pas la diversité démographique
de l’électorat; la composition partisane de l’assemblée législative ne reflète
pas l’appui accordé par les électeurs aux divers partis politiques. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’un document de discussion publié récemment par
la Commission du droit du Canada affirme que les électeurs ont essentiellement
gaspillé leur vote1. Il
s’agit là d’une source du manque de confiance du public à l’égard des
politiciens, de la diminution présumée de la légitimité du système politique et
de la demande accrue d’une reddition de comptes de la part du gouvernement.
Norman Ward et une génération antérieure d’universitaires soutenaient que
l’efficacité du Parlement ne dépendait pas d’une apparence passive mais de
résultats concrets. D’après eux, le Parlement n’élaborait pas de
politiques — c’était là la responsabilité du gouvernement. Il devait discuter
de politiques, en faire ressortir les atouts et les faiblesses pour que
l’électorat puisse éventuellement se prononcer lors du scrutin. Le gouvernement
responsable, c’est-à-dire le Cabinet au sein du Parlement, était l’acteur.
Prenons des exemples récents : les Canadiens veulent que le gouvernement
prenne des mesures concrètes dans les dossiers du SRAS, de l’Iraq, de l’EBS et
du bois d’œuvre pour n’en mentionner que quelques-uns. L’opinion traditionnelle
(celle qui avait cours il y a 40 ans) était que le système électoral ne pouvait
assumer le fardeau des désirs de la population. Il pouvait, au mieux, assurer
l’équité du processus. (Il serait bon de se demander si un gouvernement
relevant d’une assemblée législative élue par un mode de scrutin à représentation
proportionnelle aurait agi plus rapidement ou de façon plus efficace lors des
urgences que nous avons connues ces dernières années). De toute façon, d’après
l’opinion traditionnelle, seuls le gouvernement et les représentants du peuple
étaient en mesure de relever ce défi. Cette interprétation du rôle du
gouvernement parlementaire explique la théorie fort populaire de l’époque,
« la moralité de l’urne ». Cette notion est aujourd’hui contestée,
soit par les médias, soit par les organismes dont la raison d’être est de
remettre en question le fonctionnement du régime parlementaire au Canada. Je
pense particulièrement au Mouvement pour la représentation équitable au Canada,
mouvement de citoyens qui dit défendre la réforme du système électoral. Au lendemain
des élections provinciales qui ont assuré l’élection d’un gouvernement
conservateur minoritaire en Nouvelle-Écosse en août dernier, ce mouvement a dit
que ces résultats montraient bien que le système actuel ne fonctionnait pas.
Aux dires du Mouvement pour la représentation équitable au Canada, le système
uninominal majoritaire à un tour n’offre jamais aux électeurs une vraie
représentation politique parce qu’un nombre de votes est jugé
« gaspillé »2.
J’appelle le sixième
changement la création de la société de responsabilisation3.
Un de ces nouveaux organismes s’appelle
Démocratie en surveillance. Le nom est assez révélateur, car, en attaquant
l’administration publique, tout particulièrement en exposant son manque
d’intégrité, et en proposant des mesures visant à assurer que de telles choses
ne se reproduiront plus, Démocratie en surveillance dit clairement que le
gouvernement parlementaire n’est pas démocratique. Pourtant, les solutions que
ce groupe propose ne sont peut-être pas tout à fait démocratiques. Démocratie
en surveillance appuie les hauts fonctionnaires du Parlement (par exemple, le
bureau du vérificateur général) et préconise une plus grande surveillance des
membres élus, en particulier des ministres. Les hauts fonctionnaires du
Parlement ne sont pas un nouveau phénomène; Norman Ward a longuement écrit
sur deux de ces postes, ceux du vérificateur général et du directeur général
des élections. Ce qui a changé depuis, c’est qu’alors qu’ils étaient, à une
époque, les serviteurs du Parlement, ils en deviennent aujourd’hui les maîtres.
De tels propos pourraient susciter une vive controverse, j’en suis conscient.
Cependant, il est clair que ces hauts fonctionnaires risquent de devenir la
conscience du gouvernement, ce que Bruce Ackerman, de l’Université
Yale, appelle le quatrième organe du gouvernement4.
Le septième et dernier
changement touche le fédéralisme. Je place ce changement au dernier rang non
pas parce qu’il est moins important dans la politique canadienne que les autres
que j’ai déjà mentionnés. Il est manifeste que les relations
fédérales-provinciales constituent un élément essentiel de la prospérité future
du pays. Je mentionne le fédéralisme en dernier, parce que je ne crois pas que
ce sujet relève vraiment d’une discussion sur la démocratie parlementaire au
Canada aujourd’hui. C’est là, toute une affirmation! Pourtant, l’architecture
du fédéralisme — la diplomatie des relations fédérales-provinciales, comme
l’a appelée Richard Simeon dans les années 1970 — existe, dans
une large mesure, à l’extérieur des institutions de la démocratie parlementaire
canadienne (et non plus, comme par le passé, au sein des partis politiques)5.
C’est, en fait, une des rengaines des
critiques, qui soutiennent que ces relations devraient être intégrées à la démocratie
parlementaire. C’est ainsi qu’on justifie le désir de transformer le Sénat du
Canada en une version canadienne de la Chambre haute allemande (le Bundesrat)
ou un Sénat selon la proposition « des trois e ». Je pourrais
vous entretenir de cette question en détail et pendant longtemps, jusqu’à ce
que vos yeux en deviennent vitreux, mais je ne vois pas comment l’évolution du
fédéralisme pourra influer sur la démocratie parlementaire, dans la même mesure
que l’ont fait le Québec, les Premières nations, les droits de la personne, le
rôle des médias, la représentation ou la naissance de la société de
responsabilisation.
Les défis posés au régime parlementaire
Permettez-moi de regrouper les
trois premiers sujets — le Québec, les Premières nations et les droits de la
personne. Ces grandes questions ont marqué la politique de plusieurs façons,
dont certaines évidentes : la politique identitaire, le recours accru aux
tribunaux pour régler des griefs, la diminution de la participation électorale
et la concentration de l’attention des médias et du public sur les
revendications associées à la diversité sociale ou au pluralisme. Ces
questions, parmi tant d’autres, signalent qu’une des principales
caractéristiques de cette évolution est la migration accrue de la scène politique
traditionnelle. Comment le gouvernement et les députés peuvent-ils retenir ou
rallier de nouveau ces groupes d’intérêts? Comment la règle de la majorité,
telle qu’on l’interprétait déjà, peut-elle survivre dans un système en pleine
évolution?
Et ce n’est pas tout. La
magistrature était, par le passé, une question tangentielle de l’étude de la
politique canadienne; ce n’est plus le cas. Même si on ne partage pas l’opinion
de ceux qui disent que les tribunaux empiètent sur les responsabilités de la Chambre
des communes et usurpent la prérogative du Parlement, il est clair que le
pouvoir judiciaire formule et exprime les caractéristiques de la Constitution
canadienne. Par exemple, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la
Cour suprême a évoqué l’architecture interne de la Constitution et a énoncé
quatre grands principes qui en sont la force vitale : le
constitutionnalisme et la primauté du droit, le fédéralisme, la démocratie et
la protection des minorités6. Les
tribunaux ont déjà conclu à l’existence de droits ancestraux inhérents dans les
secteurs de la chasse et de la pêche. Encore une fois, peu importe ce qu’on
pense de la justesse de ces décisions, le défi posé au Parlement par cet arrêt
et d’autres décisions repose dans la limite imposée à la capacité
d’intervention et à la marge de manœuvre du gouvernement et, fait tout aussi
important, au rôle du débat parlementaire comme véhicule d’information du
public. Un nouveau regard porté sur la représentation ainsi que la conviction
que le gouvernement doit faire l’objet de contrôles — en partie parce que les
débats à la Chambre, qui faisaient office d’étude approfondie, sont en train de
disparaître puisque les députés exigent de jouer un plus grand rôle dans le
processus d’élaboration des politiques — ont encouragé une tendance que je
qualifierais de républicaine à l’égard du régime parlementaire.
Preston Manning préconise de transformer le Parlement en un « marché
politique » où l’on mobilise les intéressés « pour pousser [les
idées] toujours plus haut dans la liste des priorités politiques » et où
il « faut créer et maintenir des coalitions entre régions et partis »
7. D’aucuns diront que cette proposition — soit d’identifier le parti
comme l’ennemi et de proposer la libération des députés — repose sur des
arguments plutôt naïfs. Clairement, cette proposition rejette le régime de
partis et donc la démocratie parlementaire telle qu’elle existe au Canada
depuis plus d’un siècle. Les réformateurs recherchent non seulement la
séparation des pouvoirs, mais ils voient tout en fonction de cette doctrine. Il
y a le pouvoir exécutif (ils entendent par là le Cabinet) et il y a la Chambre.
Le premier domine la deuxième en raison de la discipline de parti. La
discipline de parti étouffe l’opinion populaire telle qu’elle est exprimée par
les députés. À l’inverse, disent-ils, la démocratie participative, caractérisée
par l’initiative et les référendums, permettra d’éviter un pouvoir centralisé
et concentré. Cependant, par le passé, le référendum a été jugé contraire à la
démocratie parlementaire et incompatible avec un régime représentatif.
La démocratie participative
est fondée sur deux principes qui sont récemment devenus populaires. Le premier
est la capacité d’écouter. On dit souvent que les gouvernements et les députés
n’écoutent pas les citoyens, car le processus parlementaire ne permet pas
d’intégrer l’opinion des citoyens. Les réformateurs retiennent l’attention
justement parce qu’ils offrent aux citoyens ce qui, aux dires des critiques,
fait cruellement défaut dans le modèle politique canadien, soit la possibilité
« d’exercer effectivement leur pouvoir et de porter des jugements
directement ou par l’entremise de leurs députés respectifs » 8.
L’écoute est associée à l’inclusion, à
la consultation et à l’interposition d’opinions dans les mécanismes
d’élaboration des politiques. Voilà qui justifie la croyance en la démocratie
participative et le mépris à l’égard du régime représentatif qui la remplace
mal.
Cette écoute ne se limite pas
à l’assemblée législative; elle peut aussi se manifester par des organismes
paraparlementaires comme la National Citizens’ Coalition. La NCC est
probablement l’organisme paraparlementaire qui a le mieux réussi dans
l’histoire du Canada. La NCC rassemble et exprime l’opinion publique qui
s’oppose au Parlement, en critiquant, par exemple, les pensions de retraite des
députés, la loi sur le financement des élections et la TPS. Il importe de
signaler que, lors de ses campagnes, la NCC a eu recours aux journaux pour
communiquer son message aux lecteurs canadiens et pour relayer ce message au
gouvernement, par l’entremise de textes préparés à l’avance et envoyés aux
députés en franchise postale. De cette façon, la NCC a permis de combler
l’écart entre les élus et les électeurs, écart qui caractérise le régime
parlementaire depuis des siècles.
Le nouvel ordre
politique — qui exige à grand cri un droit de participation – est imparfait,
car nombre des lacunes qu’on reproche au Parlement sont endémiques au Parlement
moderne — soit la discipline de parti et la primauté de l’exécutif.
Les médias ont joué un rôle
important dans le succès de la NCC et des autres groupes qui s’expriment dans
ce que j’appellerais le vocabulaire politique de rechange du Canada. En fait,
les médias n’ont pas simplement été des relayeurs dans cette affaire. La
« réalité » qu’ils présentent au public est importante non seulement
en ce qui a trait à la façon dont les citoyens perçoivent le monde politique —
le lancement du National Post et l’attitude conflictuelle reflétée dans
ses éditoriaux et dans la couverture des activités du gouvernement Chrétien ont
alimenté le cynisme croissant des citoyens — mais également en ce qui concerne
la façon dont les parlementaires perçoivent les citoyens9. Abandonnez toute idée fixe d’ordre
social et remplacez-le par des mécanismes qui permettent aux simples Canadiens
de surmonter tous les obstacles politiques qui les desservent.
Si la simple écoute est une
notion moderne qui transforme la politique parlementaire, la résistance à la
discipline des députés de l’opposition et de la majorité vient au deuxième
rang. Ici, l’accent n’est pas mis sur l’intégration par le bas mais sur
l’autonomie par le haut. Il suffit de penser aux conflits qui se sont produits
au sein des caucus libéraux ces derniers mois. Ces controverses ne disent rien
aux citoyens, aux groupes de citoyens ou aux autres partis politiques. Il en va
de même pour les négociations ou la création de coalitions. C’est simplement
parce que la « question » de la discipline n’intéresse que ceux qui
sont dans la citadelle et qui parlent la langue de l’initié, le vocabulaire
politique original. Traditionnellement, le gouvernement perçoit le public comme
un rival et l’opinion de ceux qui ne sont pas membres de partis politiques
n’est pas jugée légitime. Le public n’importait pas parce qu’il n’avait pas de
comptes à rendre. Cet écart s’est élargi depuis l’adoption de la Charte des
droits et libertés. Faut-il vraiment qu’il en soit ainsi? Cela est sujet à
débat. Les commentaires de Paul Martin sur le « déficit
démocratique » laissent entendre que la Chambre doit devenir plus comme le
public — pluraliste 10. Est-ce
que cela est possible en pratique ou en théorie parlementaire; cela aussi est
sujet à débat. C’est justement ce qui manque dans ces controverses.
À mon avis, les dissidents du
Parti libéral sont aussi, en théorie, complètement perdus. Quels motifs peut-on
évoquer pour attaquer la discipline de parti? Jusqu’à quel point peut-on
contester? La Chambre ne peut pas revenir à l’âge d’or de l’indépendance,
période où les députés discutaient de questions de fond et pesaient le pour et
le contre. En fait, cette période a-t-elle vraiment existé dans l’histoire
parlementaire du Canada? D’où provient l’autorité qui justifie les actions des
dissidents du Parti libéral? Il est intéressant de se demander si la grande
importance que les députés accordent aujourd’hui à leur rôle dans la
circonscription et, en fait, le travail supplémentaire qu’ils font pour combler
l’écart entre le député et le commettant contribuent à un plus grand sentiment
d’indépendance. Lors du débat sur le rôle que le Canada devrait jouer dans
l’intervention armée contre l’Iraq, on entendait souvent le commentaire
suivant : « Les députés doivent avoir la chance d’exprimer l’opinion
de leurs commettants sur la participation militaire du Canada 11. » Cependant on entendait souvent un autre
motif de dissidence : « Il faut indiquer très clairement au premier
ministre qu’attaquer l’Iraq sans l’autorisation de l’ONU est hors de
question. » À la fin de l’ère Chrétien, certains députés libéraux, au nom
d’un particulier ou en leur nom propre, s’intéressent à une certaine
indépendance en matière de procédure. En février 2003, lorsque
22 simples députés libéraux ont voté contre les désirs du premier ministre
et appuyé un amendement au projet de loi sur le code déontologique (le projet
de loi C-15 sur l’enregistrement des lobbyistes), l’un d’entre eux a expliqué
cette décision : « Dans certains de ces dossiers, vous devez représenter
votre position et celle de vos commettants[...] Ce n’est pas un problème. Il ne
s’agit pas de questions de confiance envers le gouvernement. » Ainsi, au
cours des derniers mois, dans plusieurs dossiers, le mécontentement des députés
à l’égard du traitement accordé par le premier ministre au caucus libéral a
provoqué des critiques mais pas de défection.
Ian Deans, qui a été
pendant longtemps député néo-démocrate, a dit que chaque premier ministre donne
le ton pour la Chambre. Il ou elle établit les normes de comportement. Si le
premier ministre se préoccupe peu de la Chambre, il en ira de même pour le
Cabinet du premier ministre et ce mépris se communiquera au conseil des
ministres et éventuellement aux députés. Mais il y a course à la direction et
le cabinet vit, par conséquent, de grandes tensions. Le mécontentement des
renégats disparaîtra-t-il après le choix d’un nouveau chef? Probablement, parce
qu’il n’existe pas de théorie cohérente de la politique parlementaire ou du
leadership pour l’alimenter. C’est, au mieux, une demi-théorie : assurer
l’émancipation des simples députés, mais n’accorder aucune attention à l’impact
que ce changement pourrait avoir sur le gouvernement. Cette façon en vase clos
d’aborder la modernisation du parlement ne tient pas compte d’un élément
essentiel, une chose qu’a, par contraste, fait ressortir le gouvernement Blair
dans son document sur la modernisation de la Chambre des communes :
« Les objectifs des programmes doivent être d’améliorer l’autorité [de l’exécutif]
de mener des débats nationaux sur des questions politiques importantes et
d’améliorer l’habileté de la Chambre et de ses comités à examiner le
gouvernement, tant au chapitre de ses interventions qu’à celui de sa
législation. » Quoi qu’en dise l’interprétation Manning-Alliance canadienne de
la séparation des institutions au sein d’un gouvernement parlementaire,
l’exécutif et le pouvoir législatif ne font qu’un. Il serait bon de ne pas
l’oublier si l’on veut que l’impact positif de la réforme se concrétise.
Il est vrai que le premier
ministre possède trop de pouvoir. Il est vrai que le CPM traite à l’occasion
les ministres et les membres du caucus avec un certain mépris. Il est vrai que
les députés ont des opinions et, dans certains cas, des connaissances spécialisées
et que le public juge que ses demandes de participation sont simplement
ignorées. Quelle conclusion peut-on tirer de ces faits? Comment peut-on les
intégrer à un système canadien de gouvernement reposant sur des partis?
Conclusion
Il est impossible d’imiter le
système politique américain au coup par coup, ne serait-ce que parce qu’il
s’agit d’un « système » dont les institutions et procédures sont
enchâssées dans des rapports réciproques et dépendants. De toute façon, les
Américains expriment les mêmes préoccupations à l’égard du monde politique de
Washington que les Canadiens sur le fonctionnement de leur Parlement12.
De plus, si les Canadiens ne peuvent
pas en toute confiance suivre M. Manning et adopter de façon sélective
certaines pratiques politiques américaines afin de combler les lacunes perçues
dans leur propre système, ils ne peuvent pas non plus remplacer le gouvernement
parlementaire par un gouvernement présidentiel et congressionnel. De toute
façon, la formule rigide prévue dans la Loi constitutionnelle canadienne
empêche tout changement institutionnel important.
Les Canadiens semblent désirer
savoir qu’ils peuvent participer au processus politique au moment même où ils
s’en détachent, ce qui est contradictoire.
Les sondages, soutient que les
Canadiens, tout particulièrement les jeunes, jugent que le gouvernement n’est
pas pertinent. J’ai constaté personnellement que les gens sont déjà polarisés
avant même de se pencher sur le processus politique, et que les jeunes, plus
que les personnes âgées, voient les questions politiques de plus en plus en
fonction de valeurs. Cela ne devrait surprendre personne, car je crois qu’une
analyse du débat politique au Canada révélerait qu’on parle beaucoup de
tolérance, de compassion, d’équité, de justice, de respect et de confiance. Il
suffit d’étudier les débats qui portent sur la Charte des droits,
l’assurance-maladie et les droits ancestraux, pour n’en mentionner que
quelques-uns. Aujourd’hui les Canadiens perçoivent les valeurs comme étant
l’équivalent moderne des bandes d’acier qu’a utilisées
John A. Macdonald pour unir le pays au XIXe siècle. Ces valeurs, dit-on, définissent
le Canada — habituellement pour l’opposer carrément aux États-Unis.
Les changements sociétaux de
ce genre ne sont pas uniques au Canada : ils se produisent en
Grande-Bretagne et en Australie, aux États-Unis et probablement dans la
majorité des sociétés libres. Ce qui est unique, c’est la façon dont le Canada,
avec son système distinct de fédéralisme parlementaire réagit face à ces
changements. J’utilise le terme « distinct », parce que le Canada,
contrairement aux États-Unis, est doublement fédéral — au niveau des cultures
(française et anglaise, définie dans la loi, la religion et la langue) et à
celui des provinces. On pourrait même soutenir qu’une nouvelle troisième
dimension fédérale, sous la forme de l’autonomie politique autochtone (et
nordique) prend naissance. Comment les institutions traditionnelles de
gouvernement parlementaire pourront-elles s’adapter à la diversité sur les
plans des compétences et de la société.
Quant au premier type de
diversité, tout compte fait, le gouvernement Parlement-cabinet s’est révélé en
mesure de s’adapter à la diversité des régions et des autorités compétentes
canadiennes. Je m’attends à entendre des grondements des gens qui diront :
« Oui et Terre-Neuve? » « Et l’Alberta? ». Je répondrai
alors : « Et puis? » Si la province la plus pauvre et la plus
riche sont toutes deux bien malheureuses de l’état actuel des choses, quelle
réforme institutionnelle saura les satisfaire toutes les deux? Les problèmes
entre les ordres de gouvernement existent toujours. Je ne veux pas écarter
leurs doléances du revers de la main, mais ces tensions constituent un élément
normal (même sain) de la politique fédérale, démocratique et législative.
C’est au niveau de la
diversité sociétale que le régime parlementaire a échoué. La politique ne se
déroule plus pratiquement exclusivement dans l’enceinte parlementaire et au
sein des partis politiques. Les questions de la race, du sexe et des rapports
hommes-femmes n’étaient que des petits blips sur le radar politique lorsque
j’ai commencé à enseigner au milieu des années 1960, et elles n’étaient
pas mentionnées dans les manuels sur la politique canadienne de l’époque. (Il
en va de même pour les controverses entourant les techniques de reproduction ou
les récoltes génétiquement modifiées, qui ont donné naissance à leurs propres
groupes de défenseurs et d’opposants à l’extérieur du Parlement.) Ces sujets et
bien d’autres nécessitent toutes d’abord des décisions qui sont irréversibles —
ce qui va clairement à l’encontre de l’opinion que le Parlement est un
organisme souverain qui ne cède jamais son pouvoir. De plus, les connaissances
nécessaires pour prendre une décision éclairée sont spécialisées, c’est-à-dire
qu’il ne s’agit pas du genre de connaissances que la majorité des députés
possèdent habituellement. Ainsi, le Parlement et le public s’en remettent à des
experts de la fonction publique, des universités et des entreprises.
Aujourd’hui toutes les constitutions — celles des républiques, des monarchies
et, comme c’était le cas pour le Canada, des républiques de la Couronne — sont
attribuées au peuple. C’est cette dispersion de la légitimité populaire que le
Parlement n’a pu concilier avec son autorité centripète. Divers efforts de
modernisation, qui prennent habituellement la forme de la proposition d’un plus
grand nombre de votes libres, d’une moins grande discipline de parti, de
comités plus puissants et plus importants, n’ont pas su contrer le phénomène de
la disparition de l’électeur canadien. Il est trop tôt pour savoir si des dates
d’élections fixes, telles que prévues aujourd’hui en Colombie-Britannique, ou
l’adoption du système de représentation proportionnelle, si cela se produit un
jour, permettront d’atteindre cet objectif; il y a, en fait, lieu d’en douter.
Si c’est le cas, comment l’unité du régime parlementaire peut-elle coexister
avec la diversité de la société canadienne?
J’aurais voulu conclure dans
les tons confiants d’un télévendeur en vous disant que j’ai la réponse à ce
problème confus et que je peux vous l’offrir pour 34,95 $ et qu’en prime,
je vous dirai le secret qui permettra d’assurer une plus grande participation
au scrutin. Malheureusement, c’est impossible.
Je terminerai par un
commentaire, typique d’un universitaire. Énoncez le problème et vous aurez déjà
fait le premier pas vers une solution au problème qui caractérise le
gouvernement parlementaire du Canada aujourd’hui. Pourquoi la participation
électorale présente-t-elle un problème? Est-ce qu’une meilleure participation
électorale assurerait une meilleure représentation, de meilleures politiques
publiques ou une plus grande confiance en soi? Peut-être ne faut-il pas
s’étonner de ce que le public tourne le dos à la politique partisane
traditionnelle, à une époque où il dispose de beaucoup d’autres moyens que le
scrutin pour faire la promotion d’une cause unique. Peut-être la norme établie
aujourd’hui pour la politique parlementaire est simplement impossible à
respecter (peut-être est-il impossible de savoir si on l’a respectée). Lorsque
Bill Cross, un politicologue canadien de renommée parle de la question
classique, soit : « Comment rendre la Chambre des communes plus
sensible aux préoccupations de l’électorat? », que veut-il dire? Pendant
plus d’un siècle, la Chambre des communes n’a pas pu agir, sauf par l’entremise
des mesures prises par le gouvernement. La perception de l’échec parlementaire,
dont nombre d’universitaires, de journalistes, de politiciens et de simples
citoyens n’hésitent pas à se plaindre, existe parce que les objectifs que
prêchent ces geignards ne peuvent être atteints. La sensibilité, c’est un autre
terme dont la définition dépend de l’observateur. Je ne voudrais pas qu’on me
pense un grand défenseur du Parlement, mais je dois dire que, à mon avis, les
critiques doivent revoir leurs attentes à l’égard de celui-ci. Ces attentes
doivent être réalistes; elles doivent d’abord et avant tout être précises. Il
ne faut pas demander ce que devrait faire le Parlement, mais plutôt ce qu’il
peut faire. Même lorsque cet obstacle aura été franchi, attendez-vous à être
déçus. Le Parlement est, tout au mieux, une approximation de ce qui est bon.
À la National Portrait Gallery
de Londres, on retrouve une lithographie de Samuel Beckett (par
Tom Phillips). L’artiste a choisi de nous présenter l’arrière de la tête
de l’écrivain ou qu’il a employé des couleurs extrêmement sombres.
L’inscription qu’on y retrouve m’a particulièrement impressionné :
« Peu importe, essayez à nouveau — échouez à nouveau. Échouez mieux »
Quant au Parlement, j’aimerais, en terminant, vous livrer un message encore
plus succinct : « Ayez moins d’attentes, faites plus confiance ».
Notes
1. Commission du droit du Canada. Le
renouvellement de la démocratie : Les enjeux de la réforme électorale au
Canada, document de discussion, Ottawa, Commission du droit du Canada,
2002, p. 17.
2. The Globe and Mail, 7 août 2003, p. A4.
3. Pour une étude rigoureuse de cette question,
voir Michael Power, The Audit Society: Rituals of Verification, Oxford,
Oxford University Press, 1997.
4. Bruce Ackerman, « The New Separation
of Powers », Harvard Law Review, vol. 113, no 3
(janvier 2000), p. 633-96.
5. Richard Simeon, Federal-Provincial
Diplomacy: The making of recent policy in Canada, Toronto, University of
Toronto Press, 1972.
6. Canada, Cour suprême, Renvoi relatif à
la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, paragr. 50 et
55-82.
7. Preston Manning, « How to Remake
the National Agenda », National Post, 13 février 2003,
p. A10.
8. Jonathan Malloy, « L’approche de
gouvernement responsable et son effet sur les études législatives
canadiennes », Groupe canadien d’étude des questions parlementaires,
« Perspectives parlementaires », no 5
(nov. 2002), p. 10.
9. Cette citation est tirée de Bob Franklin,
« Keeping it Bright, Light and Trite : changing newspaper reporting
of parliament », Parliamentary Affairs, vol. 49, no 2
(avril 1996), p. 303.
10. Paul Martin, « The Democratic
Deficit », Options politiques (décembre 2002 –
janvier 2003). Extrait d’un discours sur la réforme parlementaire et la
déontologie publique prononcé à Osgoode Hall, à l’Université York de Toronto,
le 21 octobre 2002.)
11. Pour les citations et les extraits de ce paragraphe
et du suivant, et pour de plus amples renseignements sur cette question, voir
David E. Smith, « The Affair of the Chairs », Constitutional
Forum, vol. 13, no 2 (2003), p. 60-67.
12. Voir John R. Hibbing et
Elizabeth Theiss-Morse, Congress as Public Enemy: Public Attitudes
toward American Political Institutions, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995, p. 97.
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