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Réflexions sur l’autonomie du Parlement
La très hon. Beverly McLachlin, c.p.

Bien que le président d’une assemblée législative et un juge aient un rôle semblable sous beaucoup de rapports, les institutions qu’ils servent diffèrent considérablement. Le Parlement est le corps représentant le peuple et il est chargé d’adopter les lois favorisant le bien-être du pays. Les tribunaux, eux, jouent un rôle plus modeste mais crucial au plan constitutionnel, celui de régler les différends et de faire respecter intégralement la Constitution d’une décennie à l’autre et d’une génération à l’autre. Dans mon allocution, j’entends vous faire part de certaines réflexions sur la relation entre ces deux institutions : les assemblées législatives et tribunaux.

Le rôle de président d’une assemblée législative est semblable, à certains égards, à un rôle que je connais mieux, celui de juge. Les présidents, comme les juges, consacrent la plus grande partie de leur temps à faire ce que la majorité des gens veulent éviter à tout prix, prendre des décisions. À l’instar des juges, les présidents décident des recours au Règlement et rendent d’innombrables jugements sur des questions de procédure. Comme eux, ils doivent trancher de façon objective et avec impartialité des questions qui peuvent se révéler controversées et complexes. Ils doivent, eux aussi, se tenir à l’écart de la mêlée et n’avoir aucun parti pris. Comme les juges, ils doivent renoncer à la politique partisane, faire preuve d’indépendance et ne pas se laisser influencer par des considérations politiques. Les présidents, tout comme les juges, sont des êtres humains, mais ils doivent s’efforcer de mettre de côté leurs préférences et opinions personnelles et décider les affaires dont ils sont saisis le plus objectivement qu’il est leur est humainement possible de le faire. Les présidents doivent, comme les juges, se sentir parfois un peu seuls. Les deux charges exigent de leurs titulaires des sacrifices et du dévouement, mais elles sont extrêmement gratifiantes. La plus belle récompense qu’elles procurent étant le privilège de pouvoir servir son pays et sa communauté tout en militant pour la justice, la primauté du droit et la démocratie.

Bien que les rôles de président d’une assemblée législative et de juge se ressemblent à de nombreux égards, les institutions dont ils sont les serviteurs sont très différentes l’une de l’autre. Le Parlement est l’organisme qui représente le peuple et qui a pour tâche de légiférer pour le bien de la nation. Les tribunaux jouent un rôle plus modeste, mais essentiel sur le plan constitutionnel : le règlement des différends et la préservation de l’intégrité de la Constitution de décennie en décennie, de génération en génération. Il serait peut-être intéressant de réfléchir, ce soir, sur la nature de la relation qui existe entre ces deux institutions, les assemblées législatives et les tribunaux.

D’abord, un peu d’histoire. Les rapports existant entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif n’ont pas toujours été aussi clairs ou harmonieux qu’ils le sont de nos jours. Il fut un temps, dans l’histoire de la démocratie britannique, où les juges et les parlementaires craignaient de déplaire au souverain et de se déplaire mutuellement – et avec raison. En fait, de telles craintes sont encore aujourd’hui une réalité dans les pays qui n’ont pas encore pleinement accédé à la démocratie et à la primauté du droit. Nous connaissons tous le conflit qui existait, au début du dix-septième siècle, entre le juge en chef Coke et le roi Jacques Ier, conflit qui s’est soldé par la destitution du juge en chef Coke en 1616. Et ce n’est pas le seul exemple de conflit parlementaire qu’a connu l’Angleterre. En 1689, deux juges de la Cour du banc du roi qui avaient rendu une décision défavorable au sergent d’arme ont été amenés devant la Chambre des communes, interrogés, puis emprisonnés1. Il est impensable, du moins nous l’espérons, qu’une telle chose se produise aujourd’hui. De même, les parlementaires n’ont pas toujours été à l’abri d’interventions et de menaces de la part des tribunaux. Par exemple, en 1629, sir John Eliot et deux autres députés ont été arrêtés et déclarés coupables en Cour du banc du roi d’avoir prononcé à la Chambre des paroles séditieuses2.

La lutte qu’a menée le Parlement pour son indépendance a éventuellement mené à l’adoption, en 1689, de l’article 9 du Bill of Rights qui prévoit que « l’ exercice de la liberté de parole, de débats et délibérations au Parlement ne devrait être attaquée ou contestée devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement ». Peu de temps après, l’indépendance du pouvoir judiciaire a été reconnue par le Parlement dans l’Act of Settlement de 1700. Tout ceci était beau en théorie. Une question restait cependant sans réponse : comment allait-on concilier dans les faits indépendance parlementaire et indépendance judiciaire?

Ce sont les tribunaux de common law qui ont répondu à la question en faisant valoir deux principes pour établir un juste équilibre entre les pouvoirs potentiellement incompatibles du Parlement et des tribunaux : l’autonomie du Parlement et la primauté du droit.

Examinons d’un peu plus près le premier de ces principes : l’autonomie du Parlement. Aujourd’hui, on accepte sans réserve que les tribunaux ne peuvent s’ingérer dans les délibérations du Parlement. Le processus décisionnel du Parlement ne doit pas faire l’objet d’une surveillance de la part du pouvoir judiciaire. Lorsque la Constitution le permet, les tribunaux peuvent contrôler le produit du processus décisionnel du Parlement – par exemple, à l’occasion de l’interprétation d’une loi donnée ou lors de la vérification de sa validité constitutionnelle. Toutefois, une ingérence du pouvoir judiciaire dans le processus par lequel les représentants élus en arrivent à leur décision collective équivaut à de l’ingérence dans le processus démocratique en tant que tel, ce qui est inacceptable dans notre tradition constitutionnelle. Le bon fonctionnement du processus décisionnel des assemblées législatives exige l’absence d’ingérence, que se soit de la part du pouvoir judiciaire ou de la part du pouvoir exécutif; ce processus doit demeurer l’apanage des présidents des assemblées législatives et du Parlement. Il ne saurait en être autrement dans une démocratie. Le Parlement, en tant que représentant de l’ultime souverain – le peuple – doit être libre d’établir son propre programme et de régir sa propre procédure.

Le deuxième principe qui caractérise la relation Parlement-tribunaux est le respect de la primauté du droit : l’ensemble des intervenants dans notre société – publics et privés, individuels ou institutionnels – sont soumis à la loi et régis par elle.  La primauté du droit exclut l’exercice du pouvoir arbitraire sous toutes ses formes. Sans la primauté du droit et une magistrature indépendante pour l’appliquer, il n’y aurait pas de démocratie, mais tyrannie et règne absolu de la foule. Ce principe implique que même le Parlement n’est au-dessus de la loi et, aussi, que l’on puisse recourir aux tribunaux pour vérifier la conformité des actions du Parlement avec la primauté du droit.

C’est l’évidence même que le simple fait d’énoncer ces deux principes – l’autonomie du Parlement et la primauté du droit – ne règle pas le problème car les principes eux-mêmes peuvent être contradictoires. L’autonomie du Parlement implique qu’il se gouverne lui-même et, donc, qu’il ne peut pas être soumis à un contrôle judiciaire de la légalité de ses délibérations. Mais la primauté du droit, à la limite, emporte surveillance de la part du pouvoir judiciaire et donc soumission du pouvoir législatif à loi générale à laquelle tout le monde est soumis. Ce conflit potentiel a été réglé par la recherche d’un équilibre en fonction du principe de la lex et consuetudo Parliamenti (la loi et la coutume du Parlement) et de la doctrine du privilège parlementaire.

Dans la 22e édition de l’ouvrage fondamental de Erskine May sur la pratique parlementaire, l’on définit le privilège parlementaire comme étant « la somme des droits particuliers à chaque Chambre, parlant en tant que parties constitutives de la Haute Cour qu’est le Parlement et aux membres de chaque Chambre individuellement, faute desquels il leur serait impossible de s’acquitter de leurs fonctions. Ces droits dépassent ceux dont sont investis d’autres organismes ou particuliers3 ». Le privilège parlementaire confère aux députés qui s’acquittent de leurs fonctions des exemptions légales particulières dont ne bénéficient pas les autres organismes ou particuliers. Autrement dit, cela crée des zones dont l’accès est interdit au droit et qui relèvent exclusivement des députés. Le terme « privilège » indique « une exemption légale d’une certaine obligation, charge, participation ou responsabilité auxquelles les autres personnes sont assujetties4 ». Le privilège parlementaire représente « l’indispensable immunité que le droit accorde aux membres du Parlement […] pour leur permettre d’effectuer leur travail législatif5 ». Entre autres privilèges dont jouissent les députés, mentionnons la liberté de parole, y compris l’immunité contre les poursuites civiles relativement à toute affaire découlant de l’exercice de leurs fonctions, le contrôle exclusif de leurs débats, le droit d’expulsion des étrangers du Parlement et des environs et le contrôle de la publication de ses délibérations6.

De quelle manière, précisément, l’équilibre entre l’autonomie du Parlement et la primauté du droit s’effectue-t-il par l’entremise du privilège parlementaire? Quel rôle le Parlement joue-t-il? Quel rôle est dévolu aux tribunaux? La question a fait l’objet de différends, mais il est maintenant établi que l’autonomie du Parlement exige que l’appréciation de questions de privilège incombe principalement au Parlement. Par conséquent, l’exercice d’un privilège parlementaire n’est pas justiciable. Toutefois, afin de garantir le maintien de la primauté du droit, les tribunaux ont le droit de vérifie l’existence même d’un privilège.

La répartition canadienne de ces deux compétences institutionnelles repose sur deux arrêts : le premier rendu par une cour anglaise et le deuxième par une cour canadienne. Stockdale c. Hansard7, l’arrêt anglais, a été rendu en 1839 par la Cour du banc de la reine. M. Stockdale avait intenté une poursuite contre M. Hansard alléguant que la publication que ce dernier avait faite d’un rapport déposé devant la Chambre des communes l’avait diffamé. En défense, on a soutenu que le rapport avait été publié sur l’ordre de la Chambre des communes et qu’il était, à ce titre, protégé par le privilège parlementaire. Dans ses motifs, le juge en chef Denman a reconnu que l’indépendance du Parlement était la « pierre angulaire » d’une Constitution libre8. Néanmoins, il a rejeté l’argument qu’il suffisait que la Chambre des communes revendique un privilège pour que les tribunaux déclinent toute compétence et acceptent l’existence du privilège. La Chambre des communes ne peut pas, par une simple déclaration, faire relever une question de sa compétence. Il découle de ce principe que les tribunaux avaient le droit de vérifier s’il s’agissait effectivement d’une question de privilège – c’est-à-dire si le privilège revendiqué par le Parlement existait bel et bien. Par contre, dès qu’il avait été décidé qu’une question relevait de la compétence de la Chambre, les tribunaux ne pouvaient plus en contrôler l’exercice. Dans l’arrêt Stockdale, la Cour du banc de la reine avait conclu que l’on n’avait pas prouvé l’existence du privilège parlementaire revendiqué.

L’arrêt Stockdale c. Hansard a établi le compromis qui prévaut en common law. Plus de 150 ans plus tard, la Cour suprême du Canada s’est interrogée sur le privilège parlementaire en fonction des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés – notre Déclaration des droits constitutionnalisée constitutionnel. La question suivante se posait au Canada – la Charte de 1982 a-t-elle changé le compromis? Les tribunaux peuvent-ils dorénavant s’interroger non seulement sur l’existence d’un privilège, mais également sur son exercice? En 1993, nous avons entendu l’affaire New Brunswick Broadcasting c. Nouvelle-Écosse (Président de l’assemblée législative). Il s’agissait dans cette affaire d’un télédiffuseur qui avait demandé une ordonnance l’autorisant à filmer les débats de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse à partir des tribunes en utilisant des caméras portatives. L’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’elle disait posséder, avait interdit, sauf dans des occasions spéciales, l’utilisation de caméras de télévision à l’Assemblée. Le télédiffuseur avait prétendu que cela portait atteinte à son droit à la liberté d’expression garantie par la Charte. La Cour devait décider si la Charte s’appliquait à l’exercice du privilège parlementaire.

La question était nouvelle et, comme on pouvait s’y attendre, susceptible de plusieurs réponses. Selon le juge en chef Lamer, la Charte s’applique aux législatures provinciales, mais pas aux assemblées législatives qui ne sont que des composantes de la législature. Par contre, selon les juges Cory et Sopinka, la Charte s’applique à tous les aspects du privilège parlementaire. Les décisions du Parlement sur les questions de privilège doivent respecter la Charte, et les tribunaux ont le droit de contrôler l’exercice de ces privilèges au regard des diverses garanties prévues par la Charte.

La majorité, au nom de laquelle je me suis exprimée, a affirmé que la règle de common law énoncée dans l’arrêt Stockdale continue de s’appliquer. Cette opinion repose sur le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 qui prévoit que le Canada doit avoir une « constitution semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni ». Cette constituton comprend les privilèges parlementaires qui « ont traditionnellement été jugés nécessaires au bon fonctionnement de nos organismes législatifs9 ». Étant donné qu’une partie de la Constitution – la Charte – ne peut être utilisée pour en invalider une autre, un contrôle des privilèges parlementaires fondé sur la Charte est interdit.

Selon la majorité, le seul rôle des tribunaux consiste à s’assurer que les privilèges revendiqués existent réellement. Le critère applicable pour la détermination de l’existence d’un privilège est celui du caractère nécessaire ou indispensable de ce dernier pour le fonctionnement du Parlement. Ainsi, les assemblées législatives canadiennes possèdent les privilèges inhérents qui sont nécessaires à leur bon fonctionnement10. Les tribunaux peuvent déterminer si un privilège revendiqué est indispensable au bon fonctionnement de l’assemblée, mais, une fois la nécessité du privilège établie, ils ne peuvent pas examiner si une décision particulière prise en application du privilège est correcte ou non11. Nous avons conclu que le droit d’exclure les étrangers de l’assemblée et, par conséquent, d’interdire l’utilisation de caméras de télévision était nécessaire au fonctionnement de l’Assemblée législative, donc qu’il s’agissait là d’un privilège parlementaire, et que, par conséquent, les tribunaux ne pouvaient intervenir.

Mais le débat n’est pas clos. La question de déterminer ce qui constitue un privilège indispensable au bon fonctionnement d’une assemblée législative est une question difficile et elle se posera à nouveau cette année lorsque la Cour suprême du Canada examinera la question de savoir si la Loi canadienne sur les droits de la personne s’applique aux employés du Parlement12.

J’ai dit que l’autonomie du Parlement est un principe fondamental et que, bien qu’ils puissent se prononcer sur l’existence d’un privilège, les tribunaux ne peuvent se prononcer sur son exercice. Permettez-moi d’ajouter ce qui suit : le corollaire de la règle selon laquelle les délibérations du Parlement sont à l’abri des tribunaux est que ces derniers le sont du Parlement. Tout comme le privilège parlementaire, le principe de l’indépendance judiciaire, selon lequel le Parlement et les députés ne peuvent s’ingérer dans le processus décisionnel judiciaire, est important sur le plan constitutionnel13. Une fois que les tribunaux ont rendu une décision, il est tout à fait loisible au Parlement de la critiquer et d’en débattre et, s’il le veut, de modifier la loi. Toutefois, dès qu’un tribunal est saisi d’une affaire, le Parlement et les députés doivent s’abstenir de tenter d’influencer de quelque façon que ce soit la décision. Des ministres canadiens qui avaient communiqué avec des juges en rapport avec des causes dont ces derniers avaient été saisis ont été obligés de démissionner.

Malgré qu’il s’agisse d’un principe fondamental au gouvernement démocratique, on porte toujours grandement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire dans de nombreuses régions du monde. Des juges sont sommés, dans certains pays, par les membres de l’exécutif de venir en personne leur expliquer et justifier les décisions qu’ils ont rendues. Des juges ont été attaqués publiquement, destitués de leurs fonctions, punis, voir même physiquement agressés pour avoir rendu des décisions impopulaires. Le mépris de l’indépendance judiciaire met en péril l’impartialité des tribunaux et sape la confiance du public dans l’administration de la justice. Il met en péril l’ordre constitutionnel, tout comme ce serait le cas si les tribunaux s’ingéraient dans les débats du Parlement. Ces deux formes d’ingérence sont des affronts à la primauté du droit, la pierre angulaire de toute société civile.

Tout comme les tribunaux doivent respecter le privilège parlementaire et la liberté du processus décisionnel du Parlement, ce dernier, les députés et les ministres doivent respecter le processus judiciaire et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il en résulte une relation de respect mutuel qui contribue à favoriser les idéaux de justice, de démocratie et de primauté du droit dont nous tous, législateurs et juges, sommes les défenseurs.

Notes

1. Voir J.P. Joseph Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd. (Ottawa, 1997), p. 289.

2. Voir D. Limon et W.R. McKay, dir., Erskine May’s Treatise on the Law Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 22e éd (London, 1997), p. 70 et 71.

3. Ibid., p. 65, traduction de J. Maingot, op.cit., p. 12 et 13.

4. New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1 R.C.S. 319, p. 378.

5. J. Maingot, op. cit. p. 12.

6. Précité, note 4, p. 385.

7. (1839) 112 E.R. 1112.

8. Ibid., p. 1154.

9. Précité, note 4, p. 377.

10. Ibid., p. 384.

11. Ibid., p. 384-385.

12. Chambre des communes et autres c. Satnam Vaid (29564).

13. Voir Ell v. Alberta, 2003 CSC 35, paragr. 18 et s.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 27 no 1
2004






Dernière mise à jour : 2020-09-14