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Susan Murray
De mon point de vue, les
médias et les parlementaires devraient considérer leurs relations comme
complémentaires et non concurrentielles. Les députés sont élus pour représenter
les gens de leur circonscription, pour aider les citoyens à obtenir des
services gouvernementaux, pour infléchir les débats politiques et, s’ils sont
dans l’opposition, pour surveiller le gouvernement.
Les journalistes politiques
ont comme rôle d’explorer les recoins pour jeter de la lumière sur des faits
que les détenteurs du pouvoir préfèrent laisser dans l’ombre. Ils aident les
citoyens à prendre des décisions éclairées dans leur propre vie, ce qui
constitue un des ingrédients essentiels d’une démocratie dynamique. Leur
motivation peut se résumer par le vieux dicton voulant que les journalistes
essaient de réconforter les accablés et d’accabler les habitués du confort.
Le premier ministre de
l’Alberta, Ralph Klein, a blâmé les médias de se borner à obéir à ce qu’il
appelle les cinq C : conflit, controverse, confusion, chaos et
confrontation. Aussi est-il facile de voir pourquoi certains politiciens, qui
craignent les pierres et les flèches, préfèrent rester loin des journalistes.
Les politiciens devraient toutefois réaliser qu’ils peuvent utiliser les
journalistes à leur avantage. Un journaliste peut plaider la cause d’un député
qui se bat dans un dossier lié à l’immigration ou à la justice. Il peut attirer
l’attention sur la nécessité, pour les agriculteurs, l’industrie des ressources
ou le secteur de la haute technologie, d’accorder des allégements fiscaux, qui,
par ailleurs, profiteraient à une circonscription. En deux mots, les médias
peuvent servir à donner un plus vaste retentissement à des enjeux locaux. Il
est évident que les médias exercent un pouvoir plus puissant que n’importe quel
parlementaire lorsqu’il s’agit de braquer les projecteurs sur des enjeux de
taille comme la pauvreté chez les enfants ou le sida, en particulier à l’ère de
la télévision.
Des médias canadiens se sont
même mis à jouer en quelque sorte le rôle des parlementaires et à devenir
l’« opposition officielle » après que l’électorat de provinces comme
le Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard ou la Colombie-Britannique a élu
pratiquement tous les députés du parti au pouvoir. Les journalistes ont parfois
aussi tendance à déborder le cadre du traitement de l’information pour servir de
commentateurs ou d’analystes sur les thèmes importants de l’heure dans les
émissions de télévision et de radio. Il vaudrait mieux que des politiciens
assument cette fonction. Les députés devraient peut-être y voir un
avertissement et tâcher de devenir plus accessibles et plus versés dans l’art
des formules frappantes s’ils veulent livrer directement leur message au
public.
Ce que j’aimerais faire
ressortir, ce sont les tendances négatives dans la relation entre les
parlementaires et les médias. Depuis quelques années, de plus en plus de
pouvoirs sont concentrés au Cabinet du premier ministre et au Bureau du Conseil
privé. On a de plus en plus recours à la clôture pour limiter les débats et
marginaliser le rôle des députés. M. Chrétien, l’ancien premier ministre,
dirigeait un gouvernement pragmatique plutôt que visionnaire. Et dans les
derniers temps du gouvernement, beaucoup de députés libéraux sont partis en
croisade contre leur propre chef. Tout cela a contribué à axer la politique sur
la personnalité plutôt que sur les idées. Sous le couvert de l’anonymat, des
députés contrariés ont utilisé des journalistes complaisants pour manifester
leur mécontentement, et les journalistes ont vite fait de mettre en lumière des
peccadilles, par exemple dans le cas de la députée qui a marmonné entre ses
dents qu’elle détestait « ces salauds » au sujet des Américains.
M. Martin, le nouveau premier
ministre, veut s’attaquer en priorité à ce qu’il appelle le « déficit
démocratique » en donnant plus de pouvoirs aux députés, ce qui pourrait
mener à des débats de fond plus animés et, par conséquent, à un changement
positif de l’activité journalistique. Par contre, les conseillers de son
cabinet paraissent obsédés par le contrôle des messages destinés aux médias.
L’opposition, divisée, a
contribué elle aussi à axer la politique sur la personnalité. Les députés de
l’opposition se sont servis de la période des questions pour lancer des
attaques personnelles et se sont donné beaucoup de mal pour employer un langage
accusateur au lieu de se concentrer sur les questions de fond. Manifestement,
ils estiment avoir plus de chances de faire les nouvelles du soir en adressant
des remarques désinvoltes et personnelles qu’en abordant les problèmes
d’actualité. Cette attitude négative a intensifié l’antagonisme dans le
traitement des nouvelles et a, sans aucun doute, alimenté le cynisme de la
population face à la politique. La situation pourrait cependant changer à la
suite du récent réalignement politique au Canada. La présence, à la gauche de
l’échiquier, d’un NPD qui a pris plus d’assurance et, à la droite, du nouveau
Parti conservateur pourrait raviver le débat sur les questions de fond à
l’avenir.
On aurait tort, toutefois, de
pointer du doigt les seuls politiciens pour l’état actuel du journalisme
canadien. Le Canada dispose d’une tribune de la presse professionnelle et
d’avant-garde. Mais cette dernière s’est facilement exposée elle-même aux
reproches en raison des guerres de journaux, des compressions, de la convergence
et des analyses instantanées à la télé en direct. Il en résulte une moins
grande diversité de voix, un traitement de l’information plus influencé par
l’opinion de la presse et des reportages plus agressifs ou plus chargés de
testostérone qui sont souvent moins équitables, moins objectifs et moins
orientés vers le service au public que n’importe quel idéal journalistique.
Bref, les journalistes ont souvent tendance, de nos jours, à vouloir servir les
ambitions brutes de politiciens avides de pouvoir que les nobles idéaux
véhiculés par les débats sur les orientations politiques.
C’est devenu le paradoxe de la
poule et de l’œuf. Les députés estiment qu’ils auront plus de temps d’antenne à
la télévision ou une meilleure couverture à la une des journaux en lançant des
messages négatifs ou controversés et d’habiles jeux de mots. Les partis
planifient leur attaque de la période des questions en fonction de ce qui
attirera le plus d’attention aux nouvelles et non en fonction des intérêts
supérieurs de la population. De ce fait, les journalistes tombent souvent dans
le piège en soulignant le léger, le banal et l’éblouissant ainsi que le
scandaleux. Pourquoi se donneraient-ils la peine d’approfondir des idées si
même les politiciens ne le font pas?
Malheureusement, les
politiciens, comme les journalistes, sont souvent coupables de paresse
intellectuelle et ont tendance à contourner les questions de fond. Ils feraient
bien de se livrer à un examen de conscience sérieux sur le rôle qu’ils peuvent
et doivent jouer dans une démocratie parlementaire qui fonctionne, surtout en
cette époque où la population fait preuve d’une apathie et d’un cynisme
grandissants à l’égard de la politique.
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