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Robert-Falcon Ouellette
Le Canada a deux langues « officielles », mais aucune d’elles ne compte parmi les langues originelles de ce territoire. En tant que parlementaire autochtone d’expression crie, l’auteur estime important de pouvoir prononcer des déclarations de fond, au Parlement, en cri. Cette langue participe de sa vision du monde et de celle d’une partie de ses électeurs. En 2017, le règlement et les politiques de la Chambre des communes ne permettaient pas que ses allocutions en cri soient traduites pour ses collègues députés. Bien qu’il ait été averti d’utiliser l’une des deux langues officielles du Canada, l’auteur a décidé de poursuivre son allocution comme prévu. Par la suite, il a soulevé une question de privilège pour violation de ses droits de parlementaire et s’est employé à modifier le règlement, en collaboration avec le Comité d’examen de la réglementation (PROC). Dans cet article, il expose son point de vue sur la question et explique comment il en est venu à la décision de contester l’ordre établi par honnêteté envers lui-même et son peuple.
Le Grand Mystère a insufflé la vie à toute la création, hommes et animaux. Un traité a été scellé entre tous les êtres vivants, les engageant à vivre de manière à reconnaître leur sacrifice et leurs bienfaits mutuels. Pour conclure ce traité, ils ont communiqué dans une langue commune et se comprenaient mutuellement. La loutre parlait à l’oiseau, l’orignal parlait au poisson et l’homme, à tous les animaux. La capacité de parler et d’être compris est essentielle pour conclure un traité. Elle est au cœur des idéaux de relation.
Après 153 ans, la Chambre des communes du Canada permet maintenant la traduction des langues originelles de ce pays. La possibilité de parler une langue et d’être compris est essentielle aux idéaux de démocratie. Si personne ne nous comprend, nous perdons la voix au chapitre et toute capacité de moduler l’influence des autres ou notre influence sur autrui. Il n’y a pas de relation.
Nemacomacuntik Tansai Nemeyatanye atawapamtikok.
Ces mots sont puissants. Ils racontent une histoire et énoncent des valeurs. Ils décrivent une vision du monde. La vision du monde représente les principes d’un peuple. Elle nous permet de trouver un sens au monde qui nous entoure. Nous créons une communauté de traditions et de coutumes à partir de mythes, de légendes, de récits, de familles, de collectivités et d’exemples fournis par les dirigeants de nos communaut és. Une vision du monde permet à un peuple qui s’y identifie de créer un système logique. Elle permet aux objets de s’intégrer à l’intérieur d’un paradigme, de générer des comportements et aide un peuple à interpréter ses expériences. Je commence presque toutes mes allocutions au Parlement et devant de vastes auditoires par cette simple phrase.
Lors de mon élection, en 2015, je me suis fixé différents objectifs, une vision de ce que voulais accomplir comme député. Je voulais changer les choses, améliorer la vie de mes concitoyens de Winnipeg, exercer une influence. Je savais aussi que je ne voulais pas être catalogué juste comme « un Autochtone » ou « le député autochtone ». J’ai réfléchi longuement aux domaines dans lesquels je pourrais agir et aux moyens de le faire. J’ai été affecté au comité des finances, comme je l’avais demandé. Je voulais parler au nom de tous mes concitoyens au Parlement, être leur porte-parole. Les citoyens de Winnipeg-Centre ne sont pas tous autochtones. Ils sont philippins, musulmans, environnementalistes, mennonites, sans-abri, pauvres, de classe moyenne, activistes et – oui – autochtones.
C’est ce qui constitue mon bagage. C’est aussi ce qui m’a amené à parler dans ma langue, le cri, au Parlement. En 2017, des filles et des femmes autochtones ont été victimes de violence dans des communautés autochtones. J’ai estimé que, comme dirigeant, je devais prendre position contre cette violence, de manière à être entendu. Le seul problème est que, souvent, la classe politique dit que la société doit mettre un terme à la violence et que les Autochtones doivent cesser d’exercer une violence latérale entre eux-mêmes. Des Aînés, des enseignants, des politiciens, des activistes dénoncent souvent la violence; pourtant, elle continue.
J’ai pensé qu’un moyen de sensibiliser les jeunes était de prononcer un discours en cri, de parler de la violence et de la nécessité de faire preuve de bonté entre nous et de renouveler notre traité au sein de nos communautés. J’ai rédigé le texte en cri ainsi qu’une version anglaise. J’ai appelé au bureau du whip et fixé un moment pour livrer mon allocution au cours des déclarations des députés, avant la période des questions
J’ai eu la surprise d’apprendre que, bien que j’aie donné un long préavis aux services d’interprétation parlementaire et fourni une version anglaise de mon allocution, les services d’interprétation ne seraient pas offerts. Le règlement et les politiques existantes ne permettaient pas l’usage d’une autre langue à la Chambre des communes. Je devais livrer mon allocution en anglais ou en français. Je devais utiliser l’une des deux « langues officielles » du Canada. Le bureau du whip a communiqué avec moi pour me demander de parler en anglais ou en français. Mon personnel m’a fait la même demande. Je pense que c’était par crainte des réactions. On m’a dit que le Président ne me laisserait pas terminer mon allocution, que c’ était contraire aux règles. On m’a dit que l’opposition exploiterait cet incident pour disputer une joute parlementaire et contrarier le gouvernement. On m’a demandé de « parler blanc ».
La nuit du 3 mai 2017, j’étais éveillé et je réfléchissais à ce que je devais faire. J’ai pensé à ce qui pourrait arriver si je ne répondais pas aux demandes du bureau du whip. J’avais déjà été puni d’avoir voulu représenter mes citoyens par une réduction de mon droit de parole à la Chambre et l’interdiction de voyager avec les comités parlementaires, l’année précédente. Au matin, j’ai prié, je me suis purifié et j’ai accompli une cérémonie du calumet. J’ai pensé aux paroles que m’avait dites George, un Aîné, lorsque je m’étais porté candidat : « Mes paroles représentent mon honneur; mes paroles représentent mon peuple. »
Le 4 mai 2017, j’ai commencé mon allocution en cri. J’ai déclaré :
anohcihkî nîswâw âcimowina kipêhtênaw ita oskâya-iyiniw-iskwêwak ê-nipahihck âhpô ê-kî-sôhki-wîsakatahohcik. êkosi kî-itahkamikan mêkwâc ayisiyiniwak ê-kanawâpahkêcik mîna ê-masinipihcikêcik. êkosi tâpitaw kâ-âh-ispayik. kita-nâkatawêyihtamahk piko kâ-âh-isi-pamihitoyahk, kiyânaw ayisiyiniw kâ-ititoyahk. niya niwîcikâpawîstên ôma môswa-ayân atoskâtamâkêwin (Moose Hide Campaign) êkwa ispayin ta-wihtamahk ôma kah-kitimâkêhikiwina, ta-kistêyimâyahkik kahkiyaw iskwêwak. nikâwîsak, nisikosak, nitawêmâwak, nitânis, mîna nitôtêmak miyosiwak; sôhkitêhêwak, tah-tapêyimisowak, sâkihiwêwak, kistêyimowak, tâpwêyihtâkosiwak, sôhki-atoskêwak. kitakî-manâcihihcik, kitakî-manâcihikocik oyasiwêwin, êkosi namôya sêmâk kita-kitimahihcik, namôya sêmâk ka-nisiwanâcihihcik.
Récemment, dans les Prairies, de jeunes femmes autochtones ont été assassinées ou grièvement blessées, victimes de deux événements violents largement médiatisés. Des gens étaient présents et ont enregistré ces événements. Cette violence gratuite met en cause notre propre humanité. J’appuie la campagne Moose Hide. Il est temps de dépoussiérer nos croyances sur les femmes autochtones. Mes tantes, mes cousines, ma fille et mes amies sont magnifiques. Elles sont courageuses, humbles, intelligentes, affectueuses, respectueuses, honnêtes et vaillantes. Elles méritent que nos lois leur offrent une meilleure protection, afin de dissuader ceux qui voudraient détruire des vies.
Ce fut l’un des moments les plus difficiles de ma vie. J’ai laissé la traduction et l’interprétation aux soins du Créateur. Je pouvais contrôler mes actions, mais pas la réaction des autres. Pendant que je livrais mon discours en cri, j’entendais rire mes collègues. Ils s’attendaient à une allocution en anglais ou en français. Ils se demandaient naturellement de quoi je parlais. Le sujet était grave et méritait leur attention. Quand j’ai eu fini, mes collègues m’ont demandé ce que j’avais dit; personne n’avait compris. Je me suis ensuite demandé si j’avais réellement parlé; si les mots qui étaient sortis de ma bouche avaient eu un quelconque impact. J’étais contrarié, car les gens de Winnipeg-Centre et les Autochtones du Canada ne m’avaient pas envoyé à Ottawa pour demeurer silencieux, mais pour veiller à ce qu’une voix différente soit entendue et présenter une vision du monde différente. J’ai été réduit au silence, par l’institution.
Vers la fin de la semaine, mon ressentiment envers cette injustice avait augmenté. D’autres Aînés m’avaient demandé auparavant de veiller à ce que nos cérémonies soient accueillies à la Chambre des communes, que le son de notre tambour soit entendu. Or, ma voix avait été réduite au silence. J’ai estimé que mon privilège parlementaire avait été bafoué. J’ai décidé qu’il fallait que ça change, mais je devais passer par l’institution et soulever une question de privilège. J’ai rencontré le chef de cabinet du whip, qui m’a dirigé vers le bureau du leader parlementaire. On préférait que je ne soulève pas ma question de privilège, parce que des négociations difficiles étaient en cours au sujet d’une loi et que ma question de privilège risquait de faire achopper une loi importante du gouvernement. Périodiquement, après quelques jours, je redemandais si je pouvais présenter ma question. Il faut savoir que les questions de privilège doivent être soulevées aussitôt que possible après l’atteinte au privilège. J’ai persist é avec mes demandes et j’ai finalement appris que je pourrais présenter ma question de privilège le 8 juin 2017, près d’un mois plus tard.
Le Parlement est une institution redoutable. Les députés, individuellement, ont très peu de poids. Ils doivent lutter pour se faire entendre. C’est une entreprise stressante, en raison des nombreux obstacles placés sur leur chemin. Même l’autorisation de tenir une simple cérémonie de purification dans mon bureau m’a exigé un effort pénible et de nombreuses interactions avec le chef de la protection incendie. La vie de député est difficile, en particulier pour un député autochtone. De grandes attentes sont placées en eux, qui doivent évoluer dans une grande institution, qui a sa propre vision du monde. Ce travail peut être épuisant. Cette lutte à la Chambre des communes était essentiellement une lutte pour les droits fondamentaux de la personne. Ces batailles quotidiennes sont physiquement et émotionnellement plus difficiles qu’elles ne le paraissent. Pourtant, je suis encore là, tout comme la Chambre des communes. L’institution a gagné en stature par un effort de rapprochement des points de vue.
Lorsque la traduction a été finalement permise pour la première fois, le 28 janvier 2019, j’ai dit aux médias : « C’est une cause pour laquelle je me suis battu depuis presque deux ans. Je pense que la traduction des langues autochtones est une mesure d’inclusion importante et très symbolique pour les Canadiens autochtones, qui leur dit qu’ils sont des citoyens à part entière. »
Le reste fait maintenant partie de l’histoire canadienne. Cette affaire a mené à une étude du Comité d’examen de la réglementation (PROC) et à de grands efforts des collègues des deux côtés de la Chambre pour changer le règlement. Ce n’est pas une lutte que j’ai livrée seul. Je tiens à remercier David Graham, député juif du Québec, qui n’a jamais permis que le Comité cesse le travail important qu’il avait entrepris, et le député Chris Bittle, qui a poussé notre leader parlementaire à veiller à ce que la procédure parlementaire soit respect ée et que le règlement soit modifié. Un grand merci à la professeure Karen Drake, pour les arguments et les documents qui m’ont permis de soulever ma question de privilège. Ce fut pour moi un moment de grande fierté, mais aussi l’épisode le plus difficile de ma vie. Il est très stressant de s’opposer, seul, à de grandes institutions, et d’être la pointe de la flèche.
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