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Comprendre la participation électorale au Canada : Quelles sont les données manquantes?
Christopher H. Achen

Depuis quelques décennies, le taux de participation électorale est en baisse, surtout chez les jeunes. Une tendance qui préoccupe de hauts fonctionnaires fédéraux : ils ont fait appel à des chercheurs pour en comprendre les causes dans l’espoir d’inverser la tendance, mais ceux-ci ne disposent pas de toute l’information nécessaire pour conseiller judicieusement les décideurs et leurs concitoyens sur la façon d’amener plus d’électeurs aux urnes. Dans cet article, l’auteur présente en premier lieu les principaux facteurs et variables déterminant la participation électorale. En second lieu, il explique les raisons pour lesquelles les chercheurs ont besoin de renseignements supplémentaires que seuls les documents gouvernementaux officiels renferment pour analyser les facteurs présentés de manière adéquate. L’auteur met notamment en lumière la pertinence de deux sources d’information officielle : les documents officiels sur la participation électorale et les enquêtes sur le chômage avec questions supplémentaires sur la participation électorale. En conclusion, l’auteur formule trois recommandations sur la façon de rendre cette information accessible aux chercheurs tout en assurant la protection des renseignements personnels des Canadiens.

Introduction1

Tout comme la plupart des démocraties au cours des dernières décennies, le Canada a observé une baisse de son taux de participation électorale (voir la figure 1). Cette baisse s’est avérée significative chez les jeunes Canadiens; lorsque la participation électorale baisse, tant la représentation électorale que la légitimité des résultats de l’élection sont remises en question. Des représentants du gouvernement fédéral ont exprimé leur inquiétude à l’égard de cette tendance, et pendant une quinzaine d’années, Élections Canada a commandé des recherches sur le sujet, notamment des sondages spéciaux récurrents sur la participation électorale des jeunes menés par Pammett et LeDuc, de 2003 à 20152. La participation électorale constitue à la fois un enjeu politique et un casse-tête pour les chercheurs : ceux-ci sont confrontés à un défi de taille lorsque vient le temps de comprendre les raisons derrière cette baisse, surtout en ce qui a trait au jeune électorat3.

Les chercheurs ne disposent pas, à l’heure actuelle, de suffisamment de blocs de données pour pouvoir conseiller en toute confiance les décideurs politiques et leurs concitoyens sur la manière de faire augmenter la participation électorale. Nous n’avons tout simplement pas l’information nécessaire. Le présent article aborde ce problème en mettant l’accent sur le Canada et, dans une moindre mesure, sur les États-Unis. Cela dit, tous les pays démocratiques dressent le même constat.

Les principaux facteurs en matière de participation électorale

Les variables qui sont normalement utilisées dans les études sur la participation individuelle des électeurs se regroupent en trois grandes catégories :

1. La décision même d’aller voter. Le citoyen a-til déposé son bulletin de vote?

2. Variables démographiques. Ce sont les facteurs qui permettent traditionnellement de prédire la participation électorale. Il s’agit particulièrement de l’âge et du niveau de scolarité, mais aussi de divers autres facteurs tels que le lieu de résidence, le revenu, le sexe, la race et l’ethnicité, la préférence religieuse et la pratique religieuse, l’appartenance à un syndicat et l’affiliation à d’autres groupes.

3. Variables relatives aux attitudes. Le sentiment du devoir civique et le degré de préférence à l’égard de l’un ou l’autre des candidats sont les facteurs qui influencent le plus la participation électorale. Ce constat n’a pas changé depuis les recherches de Riker et Ordeshook4. Les idées politiques, l’évaluation des candidats, la force de la partisanerie et des partisans, la consommation de médias, les niveaux d’information et une variété d’autres facteurs revêtent aussi une certaine importance.

Les enquêtes universitaires sur les élections, notamment l’Étude électorale canadienne, tiennent compte de toutes ces variables. Cependant, ces enquêtes sont à elles seules insuffisantes. En effet, comme il est expliqué plus bas, les chercheurs ont besoin de renseignements supplémentaires que seuls les documents gouvernementaux officiels peuvent fournir. Deux sources de renseignements officiels sont tout particulièrement utiles : les documents officiels sur la participation électorale et les enquêtes sur le chômage avec questions supplémentaires sur la participation électorale. Chacune de ces sources sera abordée dans les deux sections suivantes.

Figure 1. Taux de participation officiel aux élections fédérales au Canada depuis 19685

Pourquoi les documents officiels sur la participation électorale sont nécessaires

Dans la grande majorité des études universitaires, on mesure la participation électorale en demandant aux citoyens, à l’occasion d’interviews tenues après le scrutin, s’ils ont voté (« vote déclaré »). Souvent, lorsque l’enquête se fait sur Internet, trouver des répondants après une élection est jugé trop difficile; on utilise alors l’« intention de voter » enregistrée avant le scrutin. Seule une poignée d’études reposent sur les documents officiels du gouvernement indiquant si le citoyen a voté (« vote validé »)5.

Les renseignements sur les intentions de vote et les votes déclarés ont des faiblesses qui sont bien connues. En effet, les gens oublient souvent leurs bonnes intentions (perdre du poids, arrêter de fumer et aller voter)6. Dans toutes les démocraties, le nombre de votes déclarés n’est pas nécessairement fiable7. Jusqu’à un quart des nonvotants déclarent avoir voté (« déclarations erronées »), ce qui fausse grandement le calcul du taux de participation. Le phénomène de la surdéclaration – terme qui tient compte à la fois des déclarations erronées et du fait que les citoyens plus motivés politiquement sont plus disposés à être interviewés – s’accentue, ce qui explique pourquoi les taux de participation rapportés dans l’Étude électorale canadienne dépassent maintenant de plus de 20 points les taux réels. Dans les années 1970 et 1980, les votes déclarés étaient encore assez proches de la réalité8, mais on ne peut plus guère s’y fier depuis quelques années9. C’est pour cette raison que, dans leur livre sur les élections tenues récemment au Canada, Gidengil et coll.10 ont décidé de ne pas inclure le chapitre prévu concernant la participation des électeurs11. En effet, les auteurs n’avaient aucun moyen de vérifier si les répondants à leur enquête avaient bel et bien voté.

Le vote validé est ainsi la norme par excellence, la seule donnée qui indique avec une fiabilité certaine le taux de participation électorale. Les chercheurs doivent donc utiliser les documents officiels sur la participation. Or, il leur est présentement impossible d’avoir accès à ces documents au Canada.

Les dossiers officiels des électeurs canadiens admissibles sont jugés confidentiels, presque autant que des secrets d’État. Contrairement à ce que font le Royaume-Uni et les États-Unis, le Canada ne les rend accessibles à personne, pas même aux partis politiques, et certainement pas aux chercheurs universitaires, même dans une version caviardée et anonymisée. De plus, les documents indiquant qui a voté ne sont pas conservés dans les dossiers des électeurs, et les données sur la participation électorale sont détruites dans l’année qui suit chaque élection, conformément à la Loi électorale du Canada. Au Canada, autrement dit, on ne trouve même pas de données validées sur la participation électorale dans les dossiers des électeurs. Le résultat est qu’il n’y a jamais eu au Canada d’enquête approfondie sur la participation électorale qui reposait sur des données validées. Lorsque Élections Canada, l’organisme responsable d’organiser les élections fédérales et de maintenir la liste fédérale des électeurs, a commandé la tenue d’enquêtes afin de mieux comprendre pourquoi les jeunes votent peu, ce sont les nombres de votes déclarés qui ont été utilisés12. Il n’y a eu aucune validation des votes, ce qui a suscité des doutes au sujet des conclusions des enquêtes.

Les règles canadiennes sont très différentes des règles américaines. Aux États-Unis, les dossiers des électeurs sont la responsabilité des États, et la participation de chaque citoyen (vote en personne ou par la poste) est consignée à chaque élection. Le dossier cumulé est maintenu tant que le citoyen réside à la même adresse. Mis à part certaines restrictions, les dossiers sont essentiellement publics13. En y mettant du temps et de l’effort, les responsables d’études universitaires peuvent valider les données sur la participation.

Le maintien des dossiers sur la participation des électeurs n’est pas considéré comme une lourde tâche pour les États américains. La Californie, plus peuplée que le Canada, maintient un dossier de participation électorale de grande qualité pour chaque citoyen. De nombreuses démocraties avancées, comme l’Allemagne, la Suède et le Japon, font de même, mais leurs dossiers ne sont pas rendus publics. Même le Royaume-Uni, où les lois sur la tenue de dossiers électoraux ressemblent à celles du Canada, a permis aux auteurs de plusieurs études nationales d’utiliser des données validées sur la participation électorale dans les années 1980 et 199014. Le Canada est donc devenu un cas à part parmi les démocraties avancées : soucieux de protéger les données des électeurs, il omet de maintenir des dossiers administratifs importants sur le fonctionnement de son système démocratique. Les chercheurs canadiens qui s’intéressent à la participation aux élections fédérales n’ont donc d’autre choix que de se fier aux déclarations volontaires et composer avec leurs faiblesses inhérentes.

Élections Canada a mené à l’interne des études fondées sur les votes validés à la suite des cinq dernières élections fédérales; pour ce faire, l’organisme a utilisé un échantillon de ses propres dossiers électoraux et fait appel occasionnellement à des conseillers du milieu universitaire15. Les échantillons sont très grands – plus d’un demi-million d’électeurs en 2016, par exemple. Ces études sont très utiles et il devrait y en avoir d’autres, comme l’ont souligné des chercheurs canadiens16. Elles ne sont pas très approfondies : les dossiers électoraux tiennent compte de très peu de variables démographiques (l’âge, le sexe, la province de résidence, mais ils n’indiquent pas de facteurs qui ont une grande influence, comme le niveau de scolarité) et ne renferment aucune variable relative aux attitudes. Il serait malgré tout très utile, pour les chercheurs, d’avoir accès à ces données. Les rapports des études internes n’ont cependant pas été mis à la disposition des spécialistes qui s’intéressent à en extrapoler les résultats, comme cela a été fait à Taïwan, par exemple, une autre démocratie où les lois sur la protection des renseignements personnels sont strictes17.

Les provinces canadiennes maintiennent leurs propres listes électorales, qu’elles utilisent pour les élections provinciales. Au Québec, le taux réel de participation est consigné aux dossiers électoraux chaque scrutin et les registres longitudinaux complets sont conservés à Québec, comme le font les États américains. Les dossiers restent confidentiels, mais un chercheur (François Gélineau, de l’Université Laval) a pu avoir accès à leur totalité. Il y a donc au moins une province qui maintient des dossiers et qui y donne accès de manière sélective. Une enquête de suivi permettant de valider le vote pourrait ainsi être possible au Québec, mais aucune n’a encore eu lieu, à ce que je sache.

Vu les lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels, il est important de comprendre la grande différence entre les données dont les chercheurs ont besoin et les données qui identifient les électeurs. Les chercheurs n’ont pas besoin du nom, de l’adresse exacte ou de l’âge exact des citoyens pour étudier la participation électorale. « Homme âgé entre 40 et 45 ans, résidant du nord du Manitoba » : cela suffit aux recherches, et cela ne permet certainement pas d’identifier précisément quelqu’un. Les renseignements personnels de personne ne sont menacés. Par conséquent, la publication des documents électoraux nationaux ou des échantillons internes d’Élections Canada, dans lesquels les chiffres sur la participation électorale seraient validés mais où les autres données seraient anonymisées, ne porterait d’aucune façon atteinte à la confidentialité des dossiers électoraux individuels.

Dans le cas des enquêtes universitaires externes, la validation des données sur la participation électorale soulève des questions d’un autre ordre. Les répondants doivent alors être liés à leur dossier électoral validé officiel, ce qui exige que les chercheurs aient accès à l’intégralité des dossiers nationaux des électeurs, dans lequel la participation au scrutin est validée pour chaque électeur18. À l’heure actuelle, ces dossiers électoraux n’existent pas au Canada. S’ils existaient, ils pourraient être communiqués de façon restreinte aux universitaires capables de prouver qu’ils en ont besoin pour effectuer des recherches en bonne et due forme. Et même s’il s’avère impossible de publier de manière restreinte des dossiers des électeurs selon les interprétations actuelles des lois canadiennes sur la confidentialité, l’accès pourrait être accordé dans une « salle blanche », à l’instar de celles utilisées pour la consultation des dossiers de recensement aux États-Unis. Statistique Canada applique déjà une procédure de ce genre dans les centres de données de recherche (CDR), où sont examinées certaines données de nature délicate19. L’organisme pourrait aussi valider le taux de participation électorale elle-même, moyennant des frais d’utilisation. Il ne serait alors plus nécessaire de publier le dossier de l’électeur dans son intégralité. Quoi qu’il en soit, les règles habituelles de confidentialité continueraient bien sûr de s’appliquer, mais cette norme éthique est pratiquement toujours respectée par les chercheurs dans leurs enquêtes. Une étude sur les votes validés ne présenterait aucun nouvel obstacle.

Le précédent québécois a une grande importance pour les études canadiennes sur la participation électorale. La publication d’une version caviardée des rapports d’études internes d’Élections Canada et la création d’un dossier national des électeurs indiquant la participation au scrutin de chaque électeur – des données qui pourraient servir à valider les déclarations volontaires utilisées dans les enquêtes – renforceraient considérablement les connaissances sur la participation électorale au Canada. Elles permettraient notamment d’expliquer pourquoi la participation diminue et pourquoi les jeunes sont nombreux à ne pas exercer leur droit de vote depuis quelques années. Or, les décisions administratives et juridiques qui ont été rendues jusqu’à présent empêchent la publication de ces données; seules les données non validées sur la participation sont disponibles. Comme il a été mentionné plus haut, le manque d’information fiable a poussé certains des plus grands spécialistes canadiens à abandonner l’étude de la participation électorale. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les progrès dans ce domaine sont difficiles.

Enquêtes sur la population active

Au milieu des années 1960, les États-Unis ont commencé à ajouter des données sur l’inscription et la participation des électeurs aux enquêtes sur l’état de la population (CPS), qui se tiennent en novembre les années paires, soit les années des élections à la présidence et au Congrès. Au Canada, un exercice équivalent a eu lieu pour la première fois après l’élection fédérale de 2010. Statistique Canada s’en est chargé dans le cadre de son Enquête sur la population active (EPA), et s’est inspiré de la procédure américaine. Élections Canada a payé pour qu’une question supplémentaire soit posée. La question était facultative, mais le taux de réponse a été très bon. La question a été posée après chaque élection par la suite. Comme aux États-Unis, l’échantillon est grand (plus de 50 000 ménages actuellement), et stratifié par province. La taille de l’échantillon dépasse de loin ce que pourrait avoir toute étude universitaire; l’EPA se révèle ainsi très utile pour étudier les provinces individuellement. La participation électorale est mesurée à l’aide du nombre de votes déclarés. L’EPA utilise un grand nombre de variables démographiques et économiques, mais elle ne tient pas compte des opinions politiques.

Quelques tableaux sont publiés à la suite de chaque EPA; notons, par exemple, la participation électorale déclarée selon l’âge et la scolarité, certaines données étant ventilées par province20. Les descriptions fournies sont utiles, mais les chercheurs extérieurs pourraient grandement approfondir l’étude des réponses s’ils avaient le dossier des données. Par exemple, l’écart entre les taux de participation en fonction de l’âge calculés par Élections Canada (selon le nombre de votes validés par l’organisme dans ses études internes) et les taux révélés par les données de l’EPA (calculés selon le nombre de votes déclarés) pourrait être corrigé, et des recherches pourraient permettre de repondérer les données aux fins de comparabilité. Mais, contrairement à ce qui est le cas aux États-Unis, il est impossible, au Canada, d’accéder à une version caviardée du dossier de l’EPA (qui préserve l’anonymat et la confidentialité des renseignements).

Aux États-Unis, l’accès aux données a permis de produire de nombreux rapports d’étude détaillés et abondamment cités – à commencer par celui de Wolfinger et Rosenstone – qui ont fait faire de grands progrès aux connaissances sur l’électorat américain21. Le Canada aurait un immense intérêt à faire de même. Malheureusement, les données individuelles de l’EPA sont uniquement accessibles aux chercheurs dont l’institution paie des droits annuels de 5 000 $22. Seule une poignée d’institutions sont abonnées aux données, surtout des agences fédérales ou provinciales canadiennes. Au début de l’automne 2018, aucune université canadienne n’avait accès aux données, et seulement deux universités américaines (dont la mienne) y avaient accès. Les règles actuelles sur la diffusion des données canadiennes ont donc un effet étrange : n’importe quel chercheur de n’importe quel pays qui est affilié à l’Université de Princeton peut accéder aux données de l’EPA, mais aucun chercheur canadien ne jouit du même accès par l’intermédiaire de son établissement. À mon avis, les données devraient être mises à la disponibilité des chercheurs canadiens à peu de frais.

Enfin, il serait très utile, dans les deux pays, que les données sur la participation électorale qui sont tirées de l’enquête sur la population active (l’EPA au Canada et la CPS aux États-Unis) soient validées. Elles ne le sont pas à l’heure actuelle.

Survol

Le Tableau 3 donne un aperçu de la disponibilité des données permettant d’étudier la participation électorale au Canada et aux États-Unis. Deux constatations sautent aux yeux. Premièrement, les chercheurs américains n’ont que rarement accès aux données nécessaires, soit une gamme complète de variables démographiques et relatives aux attitudes et de chiffres validés sur le nombre de voix exprimées. Les chercheurs canadiens, eux, n’y ont jamais accès. Deuxièmement, les données du gouvernement du Canada sur la participation électorale sont beaucoup plus limitées que les données américaines, une réalité attribuable aux lois sur la protection des renseignements personnels et aux procédures administratives électorales.

Sommaire et conclusion

La participation électorale mérite l’attention des chercheurs. Contrairement à une bonne partie des sujets étudiés par les politologues, cette question intéresse les citoyens ordinaires mais mobilisés. Ceuxci ont raison de se préoccuper de l’abstention aux élections. En effet, la faiblesse du taux de participation réduit la légitimité des gouvernements. Elle pourrait aussi entraîner la sousreprésentation de certains groupes de citoyens dans l’élaboration des politiques publiques. Mais surtout, les nombreux citoyens inexpérimentés et apathiques deviennent les proies faciles de politiciens charismatiques, qui sont parfois naïfs, un peu étranges ou carrément dangereux dans certains cas. Or, le manque d’accès aux données freine beaucoup les recherches qui visent à déterminer pourquoi les gens ne votent pas et à trouver des solutions au problème.

Quels sont les obstacles qui bloquent les progrès des recherches au Canada? Que devonsnous faire pour faire avancer de manière notable les connaissances sur la participation électorale? Une solution à court terme semble assez simple à mettre en œuvre : les rapports des études internes d’Élections Canada, qui reposent sur les propres données validées de l’organisme relativement à la participation électorale, pourraient être remis aux chercheurs dans une version caviardée et anonymisée, qui maintiendrait la confidentialité des renseignements. Ces études internes comportent peu de variables, mais elles reposent sur de grands échantillons, et elles seraient utiles pour les universitaires, particulièrement dans le cadre des recherches servant à déterminer comment l’âge, le sexe et la province de résidence influent sur le taux de participation électorale au Canada.

La validation des nombres de votes déclarés au moyen des grandes enquêtes nationales sur le chômage pourrait être une autre solution. Si la validation de l’échantillon entier se révèle trop coûteuse, un processus plus limité, même s’il représente 5 ou 10 % seulement de l’échantillon, serait productif. Si possible, l’ajout de quelques questions relatives aux attitudes serait utile. Les variables clés à cet égard seraient le sens du devoir, l’intérêt à l’égard du résultat, la force de l’appartenance à un parti (et non l’identité du parti soutenu, pour des raisons de confidentialité), et peu-têtre l’utilisation des médias pour mesurer l’engagement politique23. En Irlande, l’ajout de quelques questions de ce genre à l’enquête trimestrielle nationale auprès des ménages, en 2002, et dans une moindre mesure en 2011, à la suite des élections nationales irlandaises, avait porté fruit. Cet exemple montre qu’il est possible de poser des questions de cette nature dans le cadre d’enquêtes économiques nationales et d’obtenir de bons résultats. En Irlande, l’exercice a permis d’établir une gamme complète de variables applicables à un grand échantillon national, qui a été mis à la disposition des chercheurs, sans qu’il y ait atteinte à la protection de l’anonymat et à la confidentialité des renseignements. Il n’existe, pour le moment, rien de semblable au Canada ou aux États-Unis.

Par ailleurs, le gouvernement fédéral pourrait, à plus long terme, faire à l’échelle nationale ce que le Québec fait à l’échelle provinciale, soit tenir des dossiers sur la participation électorale. Il serait possible de tenir un dossier longitudinal de participation pour chaque électeur. Il pourrait alors être nécessaire d’apporter des changements juridiques et d’accorder des protections particulières au dossier des données, mais le maintien de dossiers de ce type est une pratique dont la plupart des démocraties modernes ont l’habitude. Ce dossier permettrait aux chercheurs de valider leurs données sur la participation électorale ou de demander à Élections Canada de le faire.

Élection après élection, le dossier national serait enrichi des données sur la participation des mêmes citoyens aux scrutins. Les renseignements ainsi obtenus au fil du temps – auxquels il serait utile d’ajouter les résultats des enquêtes universitaires – permettraient aux spécialistes d’éliminer les particularités individuelles qui faussent les conclusions tirées des études ponctuelles et purement transversales. Étant donné qu’elles comprennent beaucoup plus de questions que les enquêtes menées par le gouvernement, les enquêtes universitaires profiteraient de données validées sur la participation des électeurs et échelonnées dans le temps. Les chercheurs disposeraient alors d’outils puissants pour étudier ce qui incite les gens à voter. En fait, de tels ensembles de données feraient du Canada un chef de file mondial en recherche sur la participation électorale.

Toutes ces mesures ne pourront sans doute se passer de fonds supplémentaires, et elles exigeront une coordination et une coopération renouvelées entre les organisations concernées. Pour valider les nombres de votes déclarés dans le cadre de l’EPA, par exemple, Élections Canada aura besoin des données d’identification personnelle de Statistique Canada pour être capable de faire le rapprochement entre les répondants de l’EPA et les dossiers d’électeurs. La principale difficulté risque cependant d’être d’ordre juridique. Les lois et les règles restrictives du Canada en matière de protection des renseignements personnels nuisent au travail des chercheurs. Ces lois sont fondées, mais il apparaît clairement que leur interprétation actuelle empêche de bien comprendre des enjeux stratégiques importants pour le Canada, comme la faible participation des jeunes aux élections.

Les règles et les lois canadiennes actuelles qui s’appliquent à la gestion des listes d’électeurs et des résultats des enquêtes fédérales sont-elles nécessaires à la protection des renseignements personnels des citoyens? Statistique Canada suit déjà des procédures strictes pour protéger les citoyens qui prennent part à l’EPA24 et a publié, à l’intention des chercheurs, les résultats d’un grand nombre d’enquêtes anonymisées dans le cadre de l’initiative de démocratisation des données. Ne serait-il pas possible, suivant des méthodes semblables, de communiquer aux chercheurs les versions caviardées et anonymisées des dossiers des électeurs et des études internes d’Élections Canada?

Le Census Bureau des États-Unis a formé récemment un groupe de spécialistes externes chargé de suggérer des modifications à la façon dont les questions supplémentaires de l’enquête CPS sont posées aux électeurs. Élections Canada pourrait suivre cet exemple et créer un petit groupe de chercheurs connaissant bien la question de la participation électorale, auquel pourraient se joindre des spécialistes du droit administratif, et qui serait responsable de proposer des façons d’étendre l’initiative de démocratisation des données pour que les chercheurs puissent étudier plus facilement la participation électorale, notamment celle des jeunes. Il est fort possible que des initiatives de ce genre soient nécessaires pour que les chercheurs aient enfin la capacité de mettre à profit leur expertise et d’améliorer la santé et la vigueur de la démocratie canadienne.

Notes

  1. Je remercie Amanda Bittner, ma commentatrice, et les nombreux participants à l’assemblée annuelle 2018 de l’Atlantic Provinces Political Science Association, tenue à St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), qui m’ont offert leurs observations et leurs suggestions utiles. Je suis aussi redevable à André Blais et Aram Hur des nombreuses discussions fructueuses que j’ai eues avec eux. Des fonctionnaires du Census Bureau des États-Unis et d’Élections Canada m’ont donné généreusement de leur temps en m’aidant à comprendre leurs ensembles de données et leurs procédures d’échantillonnage. Miriam Lapp et Angelo Elias, à Élections Canada, de même que Nishanthy Chitravelu, à Statistique Canada, ont répondu avec rapidité et professionnalisme à mes questions par courriel. Une version préliminaire de ce document a été présentée à une conférence tenue afin de souligner le 65e anniversaire d’André Blais, les 20 et 21 janvier 2012, à Montréal (Canada). Toute erreur de fait ou d’interprétation qui pourrait exister dans le présent document est à porter à mon compte.
  2. Pammett, Jon H. et Lawrence LeDuc, Pourquoi la participation décline aux élections fédérales canadiennes, Ottawa, Élections Canada, 2003; Blais, André et Peter Loewen, Participation électorale des jeunes au Canada, Ottawa, Élections Canada, 2011, URL : http://www.elections.ca/res/rec/part/youeng/yeefr-2011-fra.pdf. Consulté le 5 octobre 2018.
  3. Blais et Loewen 2011; Blais, André et Daniel Rubenson, « The Source of Turnout Decline: New Values or New Contexts? », Comparative Political Studies, vol. 46, no 1, 2013, p. 95-117.
  4. 4. Riker, William H. et Peter C. Ordeshook, « A Theory of the Calculus of Voting », American Political Science Review, vol. 62, no 1, mars 1968, p. 25-42. Le sujet a été traité plus récemment par Blais, André et Christopher H. Achen, « Civic Duty and Voter Turnout », Political Behavior, à venir (2018).
  5. Élections Canada, Taux de participation aux élections et aux référendums fédéraux, 2018. http://elections.ca/content.aspx?section=ele&dir=turn&document=index&lang=f. Consulté le 5 octobre 2018.
  6. Les sondages menés à la sortie des bureaux de scrutin auprès des électeurs sont une autre source de données électorales. Jumelées aux données du recensement, elles peuvent servir à estimer quelles catégories de citoyens ont voté. À ce que je sache, toutefois, il n’y a jamais eu, au Canada, de sondage national mené à la sortie des bureaux de scrutin (voir Brown, Stephen D., David Docherty, Ailsa Henderson, Barry Kay et Kimberly Ellis-Hale, « Exit Polling in Canada: An Experiment », Revue canadienne de science politique, vol. 39, no 4 (déc.), 2006, p. 919-933). Comme aux États-Unis, l’importance croissante du vote anticipé et d’autres formes de vote se tenant ailleurs qu’au bureau de scrutin rend les sondages menés à la sortie des bureaux de scrutin de moins en moins représentatifs, et donc de moins en moins utiles.
  7. Achen, Christopher H. et André Blais, « Intention to Vote, Reported Vote, and Validated Vote », dans The Act of Voting: Identities, Institutions and Locale, sous la dir. de David Farrell, Abingdon, Taylor and Francis (Routledge), 2015.
  8. Karp, Jeffrey A. et David Brockington, « Social Desirability and Response Validity: A Comparative Analysis of Overreporting Voter Turnout in Five Countries », Journal of Politics, vol. 67, no 3 (août), 2005, p. 825-840.
  9. Traugott, Michael W. et John P. Katosh, « Response Validity in Surveys of Voting Behavior », Public Opinion Quarterly, no 43, 1979, p. 359377; Achen et Blais.
  10. Ansolabehere, Stephen et Eitan Hersh, « Validation: What Big Data Reveal About Survey Misreporting and the Real Electorate », Political Analysis, no 20, 2012, p. 437459; cet article renferme une bibliographie fournie.
  11. Gidengil, Elisabeth, Neil Nevitte, André Blais et Joanna Everitt, Dominance and Decline: Making Sense of Recent Canadian Elections, Toronto, University of Toronto Press, 2012.
  12. André Blais, communication personnelle.
  13. http://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/eval/pes2015/surv&document=p2&lang=f#a3. Consulté le 11 mars 2019.
  14. McDonald, Michael, Voter List Information, 2018. URL : http://voterlist.electproject.org/full-list-purchase-facts-and-info. Consulté le 5 octobre 2018.
  15. Karp et Brockington, p. 838.
  16. Élections Canada, Estimation du taux de participation par groupe d’âge, 2018. http://elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/part/estim&document=index&lang=f. Consulté le 5 octobre 2018.
  17. Blais et Loewen, p. 17.
  18. Wang, T.Y. et Christopher H. Achen, « Declining Voter Turnout in Taiwan: A Generational Effect? », Electoral Studies, à venir (2019).
  19. L’établissement des liens n’est pas nécessairement facile ou peu coûteux. À ce sujet, voir le rapport de l’étude nationale américaine sur les élections (American National Election Study, ou ANES) menée dans les années 1980 : Traugott, Santa, Validating Self-Reported Vote: 1964-1988, Institute for Social Research, Université du Michigan, rapport produit pour la réunion annuelle de l’American Statistical Association, Washington, 7-10 août 1989. Aucun autre exercice de validation nationale avec des codeurs humains n’a depuis été effectué. Dans un objectif de réduction des coûts, la validation automatisée à l’aide des listes électroniques d’électeurs maintenues par les États américains a été mise à l’essai récemment, y compris la validation des données de l’ANES de 2016. Les résultats ont été mitigés.
    Berent, Matthew K, Jon A. Krosnick et Arthur Lupia, The Quality of Government Records and ‘Over-estimation’ of Registration and Turnout in Surveys: Lessons from the 2008 ANES Panel Study’s Registration and Turnout Validation Exercises, document de travail no nes012554, version du 15 février 2011, Ann Arbor (Michigan), et Palo Alto (Californie), American National Election Studies. Disponible à :http://www.electionstudies.org/resources/papers/nes012554.pdf; Ansolabehere, Stephen et Eitan Hersh, « Validation: What Big Data Reveal About Survey Misreporting and the Real Electorate », Political Analysis, no 20, 2012, p. 437459; Enamorado, Ted, Active Learning for Probabilistic Record Linkage, Princeton, Princeton University Press, 2018, manuscrit; Pew Research Center, Commercial Voter Files and the Study of U.S. Politics, 2018. URL: http://www.pewresearch.org/2018/02/15/commercial-voter-files-and-the-study-of-u-s-politics/ Consulté le 15 novembre 2018.
  20. Voir : https://www.statcan.gc.ca/fra/cdr/index.
  21. Le rapport le plus récent est Élections Canada, Participation et raisons de l’abstention au vote lors de la 42e élection générale : Résultats de l’Enquête sur la population active, 2016. http://elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/eval/pes2015/lfs&document=index&lang=f. Consulté le 5 octobre 2018.
  22. Wolfinger, Raymond E. et Steven J. Rosenstone, Who Votes?, New Haven, Yale University Press, 1980.
  23. Voir : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-625-x/11-625-x2010000-fra.htm.
  24. Blais et Achen (2018) examinent brièvement les nombreuses variables mentionnées.
  25. http://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&SDDS=3701

Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 42 no 1
2019






Dernière mise à jour : 2020-09-14