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Dix ans d’entrevues avec d’anciens députés
Jane Hilderman; Michael Morden

Dix ans après avoir lancé une première série d’entrevues auprès de députés sortants, le Centre Samara pour la démocratie a récemment publié trois nouveaux rapports se fondant sur une deuxième série d’entrevues. Ces rapports, ainsi que l’ouvrage à succès Tragedy in the Commons, ont retenu toute l’attention des médias et des observateurs parlementaires qui s’intéressent aux réflexions franches d’ex-parlementaires. Dans cet article, les auteurs présentent leurs méthodes d’entrevue en constante évolution et leur démarche méthodologique générale et se penchent sur la possibilité de mettre à la disposition des futurs chercheurs les entrevues détaillées.

Il y a dix ans, le Centre Samara pour la démocratie, alors un tout nouvel organisme caritatif non partisan, a lancé un projet pancanadien fondé sur la conviction qu’un abîme se formait peu à peu entre les dirigeants politiques et la population, mais que ces mêmes dirigeants connaissaient peut-être certaines pistes de solution pour combler ce fossé. C’est ainsi qu’est né le projet d’entrevues avec les députés sortants.

La première série d’entrevues s’est déroulée de 2008 à 2011. Nous avons travaillé en partenariat avec l’Association canadienne des ex-parlementaires, qui nous a aidés à entrer en contact avec d’anciens députés anglophones et francophones de tous les partis politiques d’un bout à l’autre du pays. En tout, nous avons rencontré 80 ex-députés des 38e, 39e et 40e législatures, dont plus de 20 ministres et un premier ministre. Ces discussions ont formé la base de quatre rapports et d’un ouvrage à succès, Tragedy in the Commons (2014).

Les élections fédérales de 2015 ont profondément changé le visage de la Chambre des communes; ainsi, des députés cumulant ensemble plus de 400 années d’expérience ont quitté leurs fonctions. C’est pourquoi nous avons décidé de relancer le projet. En 2017, nous nous sommes entretenus avec 54 autres députés de la 41e législature qui n’avaient pas été réélus ou qui avaient pris leur retraite en 2015. Ces entretiens jettent les bases de trois nouveaux rapports publiés cette année, qui viennent étayer la description de tâches du député.

Le concept de l’entrevue de départ, qui nous vient du secteur privé, est simple : On demande à des employés ou à des cadres qui quittent une organisation de discuter, en toute franchise, de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas dans l’organisation, puisqu’ils en ont une connaissance intime. Dans la même logique, les ex-députés ont un regard unique sur les rouages de nos plus grandes institutions démocratiques. Affranchis de la sphère publique, ils ont plus de latitude pour parler en toute franchise et s’attribuer les mentions, et ce, sans craindre les répercussions aux prochaines élections ni la désapprobation de leur chef.

Le Centre Samara a commencé à utiliser systématiquement l’entrevue de départ auprès des députés après avoir constaté que la majorité des connaissances de ces députés passait sous le radar et finissait par se perdre. Tout particulièrement pour les députés ordinaires – ces députés qui n’ont jamais occupé un poste important au cabinet, par exemple – à qui on demande rarement de faire part de leurs connaissances sur l’état de la politique canadienne après leur départ. D’anciens députés nous ont dit qu’après avoir quitté leurs fonctions, la vie devient parfois très calme très rapidement. Les laisser partir avec leurs connaissances et leur bagage, c’est laisser disparaître des informations qui pourraient être utilisées pour se forger une meilleure idée du Parlement et favoriser un changement positif. De plus, notre expérience nous a démontré que de nombreux députés souhaitent qu’on leur donne la chance de semer pour un meilleur avenir politique, même s’ils n’y joueront pas un rôle actif.

Si notre démarche méthodologique se caractérise par une certaine latitude, nous sommes tout de même stricts sur certains aspects. Cette rigueur, nous l’avons acquise au fil des multiples entrevues. Nous rencontrons les ex-députés en personne. Ils choisissent le lieu de l’entretien, mais nous recommandons un endroit calme et plutôt privé. Ils choisissent presque toujours leur collectivité et, souvent, leur domicile. Les lieux de rencontre ont été multiples : chalet de pêche, bibliothèque municipale, table de cuisine, salon, cour arrière, aire de stationnement et cafés.

Les entrevues sont détaillées et ne sont pas vraiment structurées. Même si nous utilisons des guides d’entretien qui ciblent des sujets que nous aimerions aborder, nous voulons que ce soient les députés qui mènent la conversation. Nous leur demandons de nous accorder deux heures, le temps que durent habituellement nos entretiens. Nous demandons aussi à tous nos participants s’ils acceptent d’être enregistrés, même si, parfois, nous ne divulguons pas les attributions dans nos publications pour attirer l’attention sur la convergence des expériences vécues par les partis et les députés.

Les entrevues de départ du Centre Samara se distinguent des travaux de recherche universitaires dans le cadre desquels l’élite politique est interviewée, en ce qu’elles utilisent, en partie, l’entrevue biographique. Cette méthode encourage les personnes interrogées à parler de leur expérience par ordre chronologique, soit, en ce qui nous concerne, leur expérience de la sphère publique en commençant par la réflexion qui les a poussés à se porter candidats. Au départ, l’intervieweur intervient peu; c’est donc la personne interrogée qui oriente la discussion. Cette méthode a plusieurs avantages : elle aide la personne à entrer plus facilement dans le vif du sujet et à discuter plus aisément d’expériences très personnelles. La difficulté surgit au moment de l’analyse, quand il faut trier l’imposante masse de données ainsi générée pour trouver les éléments qui sont particulièrement intéressants.

L’autre aspect qui distingue les entrevues de départ de la recherche universitaire est le fait que ces premières ont pour but, d’abord, de créer des archives audio et, ensuite, de répondre à des questions de recherche précises. Donc, même si nous guidons, à certains moments, les ex-députés vers certains sujets, les entretiens sont beaucoup moins structurés que les entretiens universitaires, qui cherchent des réponses hautement détaillées et précises. Cela nous donne parfois moins de poids pour orienter la discussion comme nous le souhaiterions, mais pour nos besoins, cette méthode a un avantage double : créer un dossier d’archives complet pour la postérité et permettre aux ex-députés de souligner eux-mêmes les aspects de leur expérience qu’ils jugent marquants, et de nous dire ce qui compte pour eux.

Pour produire nos résultats de recherche à partir de ces entretiens, nous examinons les entrevues d’une manière à la fois positiviste et interprétative. Nous tentons de dégager des informations réelles sur les facettes habituellement cachées de la vie d’un député. Pour ce faire, nous essayons de vérifier la véracité et l’exactitude des anecdotes en les comparant, si possible, les unes aux autres et aux archives publiques. Nous analysons aussi la subjectivité des députés, le sens qu’ils donnent à leur expérience. Nous tenons compte des effets de ce qu’ils ignorent et de ce qu’ils ne veulent pas commenter. Tout d’abord, nous codons les données par thème. Autrement dit, les entrevues peuvent être lues verticalement, comme un seul document, ou horizontalement, c’est-à-dire que le contenu est regroupé par thème et provient de divers entretiens (p. ex. la réponse des députés à propos de leur expérience de mise en candidature). Il est ainsi possible de détecter des tendances et des expériences communes.

Dans nos rapports, nous visons l’équilibre entre la simple collecte d’information et le plaidoyer. Or, nous ne sommes pas des sténographes. Comme notre organisme est résolu à provoquer des changements dans la santé de notre démocratie, nous nous réservons le droit d’exprimer des opinions. Pour cela, nous devons prendre des décisions normatives sur ce que la situation devrait être à la lumière du portrait qu’en ont tracé les députés. Ainsi, il arrive que nos conclusions soient différentes de celles des personnes que nous avons interrogées. Nos conclusions ne sont pas irréfutables. Au contraire, elles invitent au débat, mais elles s’appuient toujours sur une analyse minutieuse de l’ensemble des données tirées de chaque entrevue.

Les rapports publiés par le Centre Samara ainsi que le livre Tragedy in the Commons se sont retrouvés dans les bureaux de représentants élus de tous les ordres de gouvernement, de nombreux programmes d’études postsecondaires en politiques au Canada et des centres de formation de premier plan comme l’Institute for Future Legislators de l’Université de la Colombie-Britannique. Nous croyons que, à l’instar de la « samare » – de laquelle notre organisme tire son nom –, ces travaux soient la source d’une façon de faire de la politique différemment pour les citoyens actifs, le personnel politique et ceux et celles qui aspirent à une charge publique. En particulier, les rapports dans ce second « volume » se veulent plus explicites, à la lumière des observations d’ex-députés, quant aux recommandations pour améliorer le fonctionnement du Parlement, des bureaux de circonscription et des partis.

Toutefois, ces entrevues n’ont pas pour but d’être considérées seulement sous l’angle du Centre Samara pour la démocratie. Nos visées sont beaucoup plus vastes. Nous voulons que les entrevues soient des ressources publiques indépendantes. Compte tenu de l’importance accrue accordée à l’ouverture et à la transparence dans le domaine des sciences sociales, nous sommes enthousiastes à l’idée de partager nos résultats d’entrevue avec les chercheurs qui en feront la demande. Avec le temps, et si les ressources le permettent, le Centre Samara compte présenter toutes ses données – des entrevues avec 134 députés, soit plus de 250 heures de contenu audio s’étendant sur quatre législatures – dans une forme qui sera plus largement accessible et pour tous. À court terme, nous espérons que notre travail suscitera l’intérêt de la population, des personnes qui aspirent à faire de la politique, des politologues et d’autres observateurs professionnels. À long terme, il se voudra un recueil audio de la riche histoire du Parlement au début du 21e siècle, unique en son genre.

Nombre de ceux qui entendent parler du projet encouragent le Centre Samara à étendre la portée de ses travaux et à interviewer des agents supérieurs et des sénateurs, des représentants des ordres provinciaux ou municipaux aux fins de comparaison, ou même à s’entretenir de nouveau avec d’anciens participants pour voir l’évolution de leur perception dix ans plus tard. Même si nous n’avons pu donner suite à ces conseils compte tenu de nos capacités limitées à l’égard d’un projet qui exige beaucoup de ressources, nous avons toujours encouragé les autres à nous emboîter le pas dans ce travail.

Dix ans plus tard, le Centre Samara s’appuie toujours sur cette même idée fondatrice : ce sont les représentants élus qui peuvent et qui doivent jouer un rôle de premier plan pour insuffler une énergie nouvelle et un enthousiasme nouveau dans notre démocratie. Malgré le mécontentement généralisé à l’égard de « l’élite », nos représentants restent au cœur de l’appareil démocratique canadien. Depuis 2008, le projet d’entrevues de départ tente de brosser le portrait du rôle, des connaissances et de l’engagement à l’égard du service public de certains ex-députés, et ce, pour favoriser le changement aujourd’hui et créer des archives durables de la démocratie canadienne.

Notes

  1. LOAT, Alison et Michael MACMILLAN, Tragedy in the Commons: Former Members of Parliament Speak Out about Canada’s Failing Democracy, Random House Canada, Toronto, 2014.
  2. MORDEN, Michael, Jane HILDERMAN et Kendall ANDERSON, Laisser tomber le scénario : la législature doit redynamiser la démocratie représentative, Centre Samara pour la démocratie, Toronto, 2018; GHEBRETECLE, Terhas, Michael MORDEN, Jane HILDERMAN et Kendall ANDERSON, Il n’y a pas que les barbecues : repenser le travail en circonscription pour activer un engagement démocratique local, Centre Samara pour la démocratie, Toronto, 2018; Morden, Michael, Jane HILDERMAN et Kendall ANDERSON, La réalité de la Chambre : renforcer le rôle des députés à l’ère de la partisanerie : Le Centre Samara pour la démocratie, Toronto, 2018.

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Vol 41 no 4
2018






Dernière mise à jour : 2020-09-14