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Très honorable
Kim Campbell
Plus de 75 ans se sont écoulés entre l’élection de la première femme parlementaire et l’accession d’une parlementaire au poste de premier ministre du Canada. Kim Campbell, qui fut brièvement première ministre en 1993, est à ce jour la seule femme à avoir exercé cette fonction. Au cours de l’entrevue, elle revient sur ses réalisations, réfléchit aux progrès accomplis par les femmes depuis cette époque et parle du chemin qu’il reste à parcourir aux Canadiens pour atteindre la parité hommes-femmes en politique.
RPC : Voilà bientôt 25 ans que vous avez dirigé le pays comme première ministre, un moment historique pour tous les Canadiens, mais encore plus pour les femmes parlementaires. Quels sentiments vous habitaient à l’époque? D’après ce qu’ils vous ont dit, qu’est-ce que cet événement marquant représentait pour vos collègues et les Canadiens?
KC : Comme vous vous en souvenez peut-être, le gouvernement Mulroney arrivait à la fin d’un second mandat tumultueux, marqué par l’échec de l’Accord du lac Meech et la défection de Lucien Bouchard, par l’échec de l’Accord de Charlottetown… C’est sans compter la création de la TPS, qui a donné lieu à une énorme bataille constitutionnelle. C’était une période agitée et le premier ministre a décidé très tard durant son second mandat qu’il ne voulait pas rester en poste.
À ce moment-là, plus de la moitié du caucus s’est mobilisée autour de moi, et il m’a semblé que je n’avais d’autre choix que de me porter candidate. Déjà à l’époque où j’étais ministre d›État des Affaires indiennes, lorsque je me déplaçais aux quatre coins du pays, les gens me disaient : « Quand Mulroney partira, vous lui succéderez comme chef du parti. » Cela me rendait plutôt mal à l’aise, car il n’y avait aucune course à la direction du parti en vue et je n’essayais certainement pas d’en provoquer une.
Quand j’ai décidé de briguer la chefferie, je savais que le parti était confronté à un défi de taille. Les Canadiens sont habitués à une alternance des partis au pouvoir, nous en étions à notre second mandat et nous ne pouvions pas compter sur un enjeu particulier pour écarter le Parti réformiste, comme cela avait été le cas en 1988 avec le libre-échange. Nous ne savions pas à quoi nous attendre du Bloc Québécois, quoique nous entendions certains de nos collègues du Québec dire, en réunion de caucus : « Le BQ vient de nommer un parfait inconnu pour se présenter contre moi, et cette personne recueille déjà plus d’intentions de vote que moi. » Par ailleurs, nous étions tous très fatigués. Durant les 12 mois précédents, nous avions traversé une campagne référendaire puis une course à la direction du parti et nous nous apprêtions à amorcer une campagne électorale. Ce n’était pas le moment idéal pour se porter candidate.
Je pense que nous avons gardé espoir en nos chances parce que nous nous disions que les Canadiens n’allaient pas appuyer un parti régional tel que le Parti réformiste (qui, à l’extérieur des provinces de l’Ouest, ne présentait pas un candidat dans chaque circonscription) ou le Bloc Québécois (qui ne présentait pas de candidats hors Québec). De plus, selon un sondage mené par Gallop cet été-là, je jouissais du plus haut taux d’approbation obtenu par un premier ministre en 30 ans. Voilà qui a causé une bonne frousse à certains libéraux et à d’autres, qui ont dû se dire : « Kim va peut-être nous réserver une surprise. »
Le temps nous manquait. Quand j’ai été assermentée le 25 juin, la fin de notre mandat approchait. Comme vous le savez, si des élections ne sont pas déclenchées cinq ans après les précédentes, le couperet constitutionnel tombe. Il ne faisait aucun doute que j’allais devoir déclencher des élections au début de l’automne.
Mais nous n’étions pas encore en mode électoral. Pour une candidate, cela fait une différence. Je crois que, partout dans le monde, les gens aiment les femmes qui gouvernent. Toutefois, en campagne électorale, certains traits de caractère que les gens aiment moins voir chez les femmes se trouvent amplifiés – la fermeté, la propension au débat, l’esprit de confrontation.
Comme femme, je craignais qu’une défaite représente un énorme recul pour les autres femmes. En revanche, il régnait un tel enthousiasme à l’été 1993. Les gens étaient enthousiastes d’avoir une femme première ministre. Certains avaient l’impression que nous avions devancé les Américains. Il m’arrive encore de rencontrer des personnes – et c’est surtout vrai de celles qui étaient des jeunes femmes à l’époque – qui me confient que les événements d’alors les ont amenées à s’intéresser à la politique. Mais il n’y a pas que les femmes qui étaient emballées. Le jour où j’ai remporté la course à la chefferie, un homme m’a dit, les yeux pleins d’eau, que cette journée était pour sa fille. Désormais, les parents allaient pouvoir dire à leurs filles : « Tu peux devenir première ministre. » Ce ne serait plus une de ces questions théoriques qu’on se pose à l’heure du souper, du genre « Allons-nous envoyer un homme sur la lune? » Une fois le cap franchi, on ne se demande plus si c’est réalisable. Il y a un changement de paradigme. Y participer est à la fois très gratifiant et très exaltant.
Durant la campagne électorale, en tant que première ministre sortante, j’ai dû composer avec des réalités déconcertantes. Depuis ma retraite du monde politique, j’ai eu la chance de mieux comprendre ces réalités en me plongeant dans un tas d’ouvrages de psychologie cognitive et première femme chef sur les obstacles liés au sexe et sur les attitudes implicites et sur la raison pour laquelle lorsqu’on vous met des mots dans la bouche, vous n’avez pas le bénéfice du doute.
L’idée qu’une femme préside aux destinées du pays rendait les gens mal à l’aise, et c’est encore le cas aujourd’hui. Je pense que les journalistes – les personnes caractérisées par la plus grande dissonance cognitive – comptaient parmi les gens ayant le plus de mal à accepter l’idée d’avoir comme premier ministre quelqu’un qui ne ressemble pas à ceux qui ont déjà assumé ces fonctions et qui ne s’exprime pas comme eux.
Ce fut intéressant de vivre pareille expérience, puis de prendre le temps d’essayer de comprendre ce qui s’était passé et d’en discuter avec les autres.
RPC : Aviez-vous vécu ce genre de problèmes auparavant quand vous tentiez de vous faire élire à d’autres postes? J’imagine que les obstacles et les a priori que vous avez mentionnés, vous avez dû les ressentir encore plus fort en tant que première femme à gouverner le pays, mais aviez-vous vécu cela avant?
KC : Pas vraiment. La première fois que j’ai brigué un siège à un conseil scolaire, j’ai obtenu le nombre de suffrages le plus élevé de mon parti. La fois suivante, c’est moi qui ai enregistré le plus grand nombre de votes tous partis confondus. J’ai été la plus jeune personne à assumer les fonctions de président de conseil scolaire, mais pas la première femme. Je ne crois pas qu’il existait de préjugé sexiste à l’égard des femmes occupant ce poste. Par la suite, quand je me suis présentée aux élections provinciales, c’est moi qui ai recueilli le plus de suffrages dans une circonscription binominale, mais l’autre personne élue était aussi une femme. Même s’il y avait peu de femmes à l’Assemblée législative, je ne ressentais pas le sexisme de la même façon à Vancouver. Au niveau fédéral, mon principal adversaire était une femme, Johanna den Hertog, candidate néo-démocrate.
Au Cabinet, il m’est arrivé de remarquer une certaine résistance de la part de collègues masculins, mais c’était rare. J’ai été la première femme ministre de la Justice. Je ne me rappelle pas que des gens se soient opposés à cette nomination. Il y en a peut-être eu, mais je ne me souviens d’aucun cas. Il y a peut-être des gens qui ont marmonné entre leurs dents que j’avais obtenu le poste parce que j’étais une femme – il y aura toujours des gens pour penser ainsi –, mais je n’ai rien entendu de la sorte. J’ai aussi été la première femme à être nommée ministre de la Défense. Ce fut une expérience intéressante. Cependant, étant donné le rôle prépondérant que joue le premier ministre en campagne électorale, être la première femme chef à exercer ces fonctions constitue peut-être un plus grand contraste par rapport aux gens qui ont déjà fait cela. Je ne ressemblais à personne ayant déjà occupé le poste et je ne parlais pas de la même manière.
Comme je l’ai dit, le principal obstacle est venu des journalistes de la tribune de la presse, à Ottawa. Ces gens qui couvrent la politique en tout temps étaient les pires. Les journalistes des régions ne posaient pas tant problème. Ils ne couvraient pas la politique tout le temps; ils pouvaient vouloir connaître mon opinion sur le dépeuplement des campagnes, la Commission du blé ou le bois d’œuvre. Les gens de la tribune de la presse à Ottawa, eux, ont l’impression de savoir mieux que quiconque ce que c’est que la politique.
RPC : Vous avez su surmonter ces obstacles, comme première femme à accéder au poste de premier ministre. Or, en 25 ans ou presque, le Canada n’a pas eu d’autre première ministre au niveau fédéral. Pourquoi, selon vous? Avons-nous vraiment fait tomber les obstacles?
KC : Je ne crois pas. J’ai réussi à les réduire un peu. Premièrement, il faut devenir le chef d’un parti qui peut former le gouvernement. Les libéraux ont souvent changé de chef, mais aucune femme n’est passée près de diriger le Parti libéral. Les libéraux sont allés chercher Michael Ignatieff à l’extérieur du pays au lieu d’essayer de recruter une femme pour prendre les rênes du parti. Justin Trudeau avait l’avantage d’avoir un nom célèbre et une image publique bien définie. Durant la dernière course à la chefferie du Parti conservateur, les femmes n’ont pas obtenu d’excellents résultats. Je pense qu’il faut créer des conditions favorables. Je dois reconnaître que Brian Mulroney m’a donné l’occasion de briller. Si j’ai pu compter sur un aussi grand appui du caucus, c’est en raison du travail que j’avais fait comme ministre de la Justice dans des dossiers difficiles qui avaient exigé que je bâtisse de bonnes relations avec mes collègues. Ceux-ci me faisaient confiance même s’ils n’étaient pas d’accord avec moi.
Les chefs doivent créer leur club-école et soutenir le développement du prochain groupe de dirigeants. Nous n’avons jamais eu de femme ministre des Finances. Bien entendu, le portefeuille des Finances n’est pas nécessairement la voie la plus facile vers le poste de premier ministre, car il faut prendre des décisions extrêmement difficiles, mais le poste vient avec une certaine dignité. Nous avons eu trois femmes à la tête du ministère des Affaires étrangères et des femmes ministres du Commerce et des Transports. Il est nécessaire de confier ce genre de ministères importants à des femmes pour montrer que les femmes peuvent être fortes et compétentes. Il faut un processus. Si le chef ne favorise pas cela, il est difficile pour une femme de se démarquer et d’aspirer à la chefferie.
Le leadership se conjugue au masculin. On attend des hommes qu’ils soient des leaders. Est-ce qu’une version féminine de Kevin O’Leary serait prise au sérieux? Une femme qui arriverait de l’extérieur se buterait à maintes difficultés. C’est décevant, mais c’est dire à quel point devenir le chef d’un parti appelé à gouverner est plus ardu qu’il n’y paraît et à quel point les femmes ont besoin d’acquérir de l’expérience pour montrer ce qu’elles peuvent faire. Avoir la parité hommes-femmes au Cabinet va aider. Cela permet aux femmes de faire leurs preuves et de se bâtir un réseau de relations avec leurs collègues, de manière à aller chercher l’appui du caucus.
RPC : De nombreuses femmes ont été première ministre de leur province ou de leur territoire. À une époque, dans presque la moitié des provinces et territoires du Canada, y compris dans les trois plus grandes provinces, c’étaient des femmes parlementaires qui étaient aux commandes. Certains observateurs y ont vu une autre percée. Or, à l’heure actuelle, seulement 2 provinces sur les 13 provinces et territoires canadiens sont dirigées par une femme. Comment caractériser ce genre de progression? Sommes-nous près d’atteindre la parité hommes-femmes parmi les chefs de gouvernement et parmi les parlementaires en général?
KC : Quelques facteurs sont à considérer, notamment la capacité d’amasser des fonds. Le système canadien n’est pas aussi axé sur l’argent que le système américain, et cela pose parfois problème. Puis il y a le facteur géographique – il peut être plus facile pour une femme d’œuvrer sur la scène locale ou provinciale si elle a une famille et que son mari ne peut pas se déplacer. Traditionnellement, c’est le travail du mari qui dictait l’endroit où une famille s’établissait. C’est en train de changer. Quand je siégeais au Cabinet, nous étions au moins trois femmes ministres à ne pas avoir de mari. J’étais mariée au début, mais mon mariage a pris fin pendant que j’étais ministre. Par contre, mon mari avait été prêt à déménager à Ottawa. C’est une difficulté. On attend des hommes qu’ils aillent où leur emploi les mène et des femmes qu’elles suivent leur époux ou gardent le fort à la maison. La géographie fait donc partie du problème.
Toutefois, je pense que c’est tranquillement en train de changer. Au Canada, nous n’avons pas de tradition voulant que les premières ministres provinciales deviennent première ministre fédérale, mais le fait de voir à la télévision des femmes à la tête de gouvernements provinciaux change la donne. L’idée implicite qu’a la population des personnes qui peuvent faire le travail s’en trouve changée. Au début, les gens peuvent juger étrange que la personne qui assume les fonctions de premier ministre de leur province soit différente de ce à quoi ils sont habitués, mais, une fois qu’ils se sont faits à cette réalité, leur acceptation est plus grande. Même s’il y a peu de chances que ces femmes fassent le saut en politique fédérale, elles ouvrent la voie à d’autres femmes. C’est le cas d’Angela Merkel, qui gouverne l’Allemagne depuis si longtemps et qui, de tant de manières, va à l’encontre de l’idée qu’on se faisait d’une dirigeante. C’est ainsi qu’on en vient à modifier le contexte qui sous-tend la façon dont les gens appréhendent le monde. C’est un lent processus, mais il suit son cours. C’est indubitable. Certes, les efforts conscients pour augmenter le nombre de femmes au Parlement sont nombreux. Par exemple, il y a eu à Ottawa un événement >dans le cadre de l’initiative Héritières du suffrage. Il était fascinant de voir ces 338 femmes. Chez certaines, on a attisé le désir de faire carrière en politique. Je crois que nous avons créé quelques monstres – dans un sens positif. (Rires) Quelle vision que cette Chambre remplie de femmes!
RPC : Aux fins du présent numéro de la Revue parlementaire canadienne, nous avons tenu une table ronde avec des déléguées d’Héritières du suffrage. Nous avons aussi organisé une table ronde avec des parlementaires anciennes et actuelles qui ont été la cible d’intimidation, de harcèlement et de menaces intenses sur les médias sociaux, en grande partie parce qu’elles sont des femmes. Lire ces discussions l’une après l’autre donne énormément foi en l’avenir, mais engendre un profond découragement face à l’état actuel du discours politique au Canada. D’après votre expérience, comment les parlementaires et la population peuvent-ils faire en sorte que les futures générations de femmes parlementaires n’aient pas à subir un tel degré de misogynie?
KC : Les médias sociaux n’existaient pas lorsque je siégeais au Parlement. Il y a peut-être eu des grincements de dents, et nous avons reçu quelques lettres. Le problème des médias sociaux, c’est l’anonymat. Sous le couvert de l’anonymat, beaucoup de gens seront plus cruels qu’ils ne le sont en réalité. C’est arrivé en Alberta, d’où je vous parle. Rachel Notley a reçu des menaces. Une candidate à la direction du Parti progressiste-conservateur de la province a abandonné la course parce qu’elle était la cible de remarques sexistes et d’insultes. Ce sont des exemples parmi d’autres.
Il faut se doter de stratégies – et pas seulement en ce qui concerne les femmes – pour faire fi de ce genre de choses. Il faut comprendre qu’il s’agit de lâches qui se cachent derrière leur anonymat. Je ne prête jamais attention aux gens qui publient des messages sur Twitter ou qui répondent à mes notifications si je ne suis pas en mesure de les identifier. Certains diront que l’anonymat est essentiel pour les citoyens d’autres pays qui peuvent être en danger à cause de leurs opinions politiques. C’est vrai, mais ce n’est pas le cas des gens qui affichent des messages odieux sur Twitter ici, au Canada.
Sur mon compte, j’élimine les bots et je n’accorde aucune attention aux personnes qui n’ont pas le courage de s’identifier. Moi, je ne cache pas mon identité. Quiconque veut s’adresser à moi doit s’identifier. Voilà le genre de stratégies à adopter. Malheureusement, les jeunes utilisateurs des médias sociaux n’ont peut-être pas ces mécanismes de défense.
RPC : Pour finir, revenons sur votre carrière. J’aimerais que vous vous remémoriez la jeune femme de 16 ans que vous avez été et qui cherchait à se faire élire présidente du conseil étudiant. Vu les connaissances que vous avez maintenant sur la vie politique, quels conseil, mise en garde ou encouragement donneriez-vous à cette jeune femme pour qu’elle se prépare à ce qui l’attend?
KC : On m’a déjà posé la question. Impossible d’imaginer une vie sans erreurs ou décisions stupides. Peu importe les conseils que je donnerais à la personne que j’étais, je crois que, si j’évitais certaines erreurs, j’en commettrais d’autres. Il faut faire des erreurs, se mettre les pieds dans les plats et en tirer des leçons. Les deux conseils que je me donnerais, c’est de ne pas prendre de poids et de ne pas perdre mes langues. (Rires)
RPC : Y a-t-il un aspect que je n’ai pas abordé pendant l’entrevue et dont vous aimeriez traiter?
KC : Les temps changent. Si je n’ai pas subi énormément de sexisme durant ma carrière politique, c’est peut-être en partie parce que nous étions peu de femmes. Les gens réagissent parfois beaucoup plus s’ils estiment que leur monde est en train de changer que lorsqu’ils sont confrontés à quelques personnes qu’ils sont prêts à accepter comme étant des exceptions. Prenons Margaret Thatcher. Si elle n’avait fait que figurer parmi les meilleures de toute une cohorte de femmes talentueuses, elle ne serait sans doute pas allée aussi loin. Elle se considérait comme exceptionnelle et, tant et aussi longtemps que les autres la percevaient ainsi, elle ne représentait pas une menace pour l’ordre social établi. Elle était la seule de son espèce, et ses concitoyens pouvaient se féliciter d’être suffisamment ouverts d’esprit pour avoir une femme qui préside aux destinées de leur pays. Quand ces êtres d’exception commencent à être plus nombreux, la réaction change.
Pour revenir à la misogynie, je trouve que l’une des nombreuses choses troublantes au sujet de Donald Trump, c’est qu’il s’inscrit dans un phénomène où les normes du discours civil sont abolies et où on permet aux gens de tenir des propos sexistes, racistes ou autre on ne peut plus haineux. Ce genre de discours est présenté comme une attaque contre la rectitude politique. Or, la rectitude politique implique d’empêcher les commentaires haineux à l’endroit d’autrui, car ils peuvent être à la base d’une discrimination et d’une exclusion bien réelles. L’idée qu’on puisse formuler des remarques sexistes sans miner la capacité d’une femme d’être prise au sérieux est complètement absurde. L’humour est imprégné de racisme ordinaire, de sexisme ordinaire, d’antisémitisme ordinaire. Nous reconnaissons qu’il s’agit de propos haineux et préjudiciables. Ils ne sont pas seulement grossiers et politiquement inacceptables; ils portent atteinte à la capacité des gens d’être des citoyens à part entière. Je suis inquiète de voir qu’on revient à des normes que nous avions abandonnées, du moins l’avais-je cru. Comme tout gain social, la liberté a un coût : la vigilance éternelle.
D’un côté, ce recul est peut-être attribuable à la place grandissante qu’occupent les femmes. Il est indéniable qu’elles ont fait des gains. Mais, compte tenu de ce qui passe sur les médias sociaux et de l’éclatement des normes sociales induit par de mauvais dirigeants, nous ne pouvons tenir ces gains pour acquis. Il faut les protéger.
D’un autre côté, et je le dis sincèrement, il ne faut pas passer sous silence le rôle important joué par les hommes éclairés dans les progrès accomplis par les femmes au cours des dernières décennies. Beaucoup d’hommes comprennent vraiment. Ils comprennent quand ils voient que leurs filles, qu’ils savent brillantes et compétentes, se heurtent à des obstacles. Ils le voient dans leur milieu professionnel. Et même quand on pense à un premier ministre qui nomme des femmes au Cabinet… D’une part, c’est peut-être une bonne chose sur le plan politique, mais d’autre part, nommer des femmes compétentes à ces postes et travailler avec elles bâtit une confiance solide. La plupart des femmes qui ont accompli de grandes choses peuvent nommer des hommes avec qui elles ont travaillé et qui ont accepté de partager leur pouvoir, d’utiliser leur pouvoir pour leur ouvrir des portes. Plus il y a de femmes qui occupent des fonctions importantes, plus elles peuvent aider d’autres femmes. Il était difficile pour les femmes d’aider d’autres femmes à l’époque où elles étaient simplement tolérées ou perçues comme des cas d’exception. Si on n’accepte qu’un nombre purement symbolique de femmes, alors celles-ci sont constamment en concurrence les unes contre les autres. Je crois qu’il y a beaucoup plus de solidarité entre femmes de nos jours. Les femmes peuvent faire profiter d’autres femmes des progrès qu’elles ont accomplis et les encourager.
Je dis toujours qu’il ne faut pas qu’il y ait de concurrence entre hommes et femmes. Ce qu’il faut, c’est que les hommes et les femmes éclairés travaillent ensemble pour convaincre ceux et celles qui ne l’ont pas encore compris.
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