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David M. Brock
Made in Nunavut : An Experiment in Decentralized Government, Jack Hicks and Graham White, University of British Columbia Press, Vancouver, 2015, 375 pages
Jack Anawak faisait partie du cabinet du gouvernement
du Nunavut lorsqu’il a publiquement dénoncé, en 2003,
la décision du cabinet de déménager à Baker Lake des
bureaux de la fonction publique alors situés dans sa
localité, Rankin Inlet. Ayant ainsi rompu la solidarité
ministérielle, il fut démis de ses fonctions et expulsé du
conseil exécutif. J’occupais à l’époque le premier poste de
ma carrière au cabinet du gouvernement du Nunavut.
J’estime encore aujourd’hui que cet événement, qui
déclencha un grand débat public, est un bel exemple de
l’application concrète des conventions constitutionnelles
canadiennes. C’était également une manifestation
frappante de deux décennies de différends au Nunavut
dans le dossier de la politique dite de décentralisation.
La décision du Nunavut de structurer son gouvernement
selon un modèle « radicalement décentralisé ou
déconcentré » constitue le « thème central » de l’ouvrage
(12). La façon dont les décisionnaires et administrateurs
en sont arrivés à dresser et à mettre en oeuvre un tel
arrangement politique et administratif est décrite
dans les plus menus détails. Le récit est illustré par
une description des débats qui ont eu lieu au sujet des
promesses qui avaient été faites concernant la structure
du programme de décentralisation, son coût, sa mise
en oeuvre et son évaluation. Le résultat final est un des
ouvrages les plus complets jamais réalisés sur la création
d’un nouveau gouvernement territorial dans l’Arctique
de l’Est canadien.
Le récit est arrangé chronologiquement. Il commence
par les dernières étapes de la négociation de l’Accord sur
les revendications territoriales du Nunavut (ARTN) —
dont l’article 4 prévoit l’établissement d’un gouvernement
public pour tous les résidents de l’Arctique de l’Est
plutôt qu’un gouvernement autonome seulement pour
les Inuits — et termine avec les derniers chiffres sur la
fonction publique du Nunavut en 2014. Une vingtaine
de pages au début de l’ouvrage est dévouée à la
terminologie et à un recueil des analyses comparatives
des administrations publiques déconcentrées; ce survol,
aussi succinct soit-il, fournit un contexte important aux
lecteurs, leur permettant de mieux comprendre comment
les politiciens, les bureaucrates et ensuite les consultants
ont tous pu avoir une interprétation différente, parfois
même erronée, de la décentralisation au fil des ans.
La moitié de l’ouvrage s’intéresse à la période de
1993 à 1999, soit de la signature de l’ARTN jusqu’à la
formation du gouvernement du Nunavut. C’est durant
cette période que les politiciens et les bureaucrates
— siégeant alors à divers comités et commissions et
relevant de divers bureaux, secrétariats et divisions —
ont fait leur recherche, rédigé leurs rapports, tenu leurs
réunions et débattu du projet qu’un cadre aurait qualifié
d’irréalisable : la création d’un nouveau gouvernement
infranational au Canada.
Les analyses et narrations sont du même niveau
que ceux que l’on retrouve dans les ouvrages d’autres
éminents auteurs; elles sont bien étayées, fidèles, mais
sceptiques et assorties d’anecdotes savoureuses.
Cela dit, dans l’ensemble, je dois me dire déçu de Made
in Nunavut. Je reconnais toutefois que c’est probablement
l’expression de la profonde frustration que j’éprouve à
l’égard des études de la politique dans le Nord canadien
réalisées ces dernières décennies. Made in Nunavut
n’est qu’une description athéorique supplémentaire
des populations nordiques, de leurs institutions et des
événements tels qu’ils se sont déroulés1. Comme dans
bien d’autres ouvrages le précédant, on ne tente même pas
d’extrapoler les faits décrits pour tenter d’agrandir la base
de connaissances en matière d’administration publique
ou de science politique. Que nous dit l’expérience du
Nunavut avec la décentralisation au sujet de la théorie de
l’agence? Comment explique-t-on l’échec politique? Et où
sont les écrits sur la mise en oeuvre?
Peut-être qu’un récit purement descriptif n’aurait pas
été si déconcertant si la théorie de ses auteurs n’était pas
aussi audacieuse.
La dernière phrase du premier chapitre cerne bien
l’argument central de Hicks et White : « Dans l’ensemble,
la décentralisation s’est avérée au moins aussi réussie (ou
ratée, selon le degré de pessimisme) que le gouvernement
du Nunavut en général, dont les problèmes sont bien plus
attribuables à l’incompétence et au manque de vision et
de leadership de l’élite politique et bureaucratique du
Nunavut qu’à la décentralisation. »(23).
La thèse énoncée par les auteurs les amène à devoir
satisfaire aux deux propositions suivantes : a) la
décentralisation est trop souvent considérée comme étant
la cause première de l’échec politique au Nunavut; b) les
difficultés éprouvées par le gouvernement territorial sont
attribuables aux lacunes des « acteurs » (pour reprendre
le terme employé par les auteurs). Examinons ces deux
propositions à la lumière des éléments de preuve avancés
par Hicks et White.
La décentralisation est-elle la cause première de l’échec
de la politique ou se pourrait-il qu’il
existe d’autres causes profondes?
D’entrée de jeu, signalons aux
lecteurs avant qu’ils en arrivent à la
page 237 qu’il importe de se remettre
en contexte avant de chercher à
élucider la question. Lorsqu’ils en
viennent à démontrer leur thèse, les
auteurs affirment qu’aux yeux des
politiciens élus, « la décentralisation
était avant tout une question
d’emploi » (238). Ils illustrent par
maints exemples toutes les fois où
le débat politique s’est éloigné de
l’idée du rapprochement entre le
gouvernement et la population pour
s’intéresser davantage au partage
des retombées politiques sous la
forme de postes bien rémunérés
dans la fonction publique répartis
dans les collectivités dites
décentralisées du Nunavut.
L’échec de la politique au
Nunavut est souvent attribué à la
décentralisation par automatisme,
mais les auteurs montrent
que cette position est difficile
à justifier dans les faits. Par
exemple, le gouvernement a eu
beaucoup de mal à recruter des
employés dans les professions
décernant des permis d’exercice
et les domaines techniques, et
ce, quelle que soit la situation
géographique du poste (266 et
306). Des problèmes persistent
au niveau du recrutement, du
logement des employés et de
la formation autant à Iqaluit
que dans les collectivités
décentralisées. Malgré la
répartition déconcentrée des
postes de la fonction publique
sur l’ensemble du territoire, les
auteurs signalent, à raison, que
les décisions sont néanmoins
prises par un petit groupe de
personnes à Iqaluit : le Conseil exécutif. Les commis
et les techniciens travaillant en région, quel que soit
leur nombre, n’auront jamais autant de pouvoir qu’un
gouvernement de cabinet (282).
Hicks et White réussissent à convaincre que la
décentralisation est trop souvent le bouc émissaire de
l’échec politique au Nunavut.
Les auteurs font ensuite valoir que les problèmes au
Nunavut sont en fait attribuables « à l’incompétence et au
manque de vision et de leadership de l’élite politique et
bureaucratique du Nunavut ». Ils ne dressent cependant
aucune définition, aucun critère, leur permettant
d’élucider ce qui constitue un manque de compétence,
de vision et de leadership. De surcroît, il faut attendre
le dernier tiers de l’ouvrage pour que cet élément de la
thèse soit mis à l’épreuve.
Dans les trois derniers chapitres qui s’intéressent à la
mise en oeuvre et à l’évaluation de la décentralisation,
les auteurs font un certain nombre d’observations qui
contredisent leur propre thèse. Notamment : « Quels
que soient les échecs et les réussites de la politique
au Nunavut, on ne peut pas dire que les dirigeants
politiques et hauts fonctionnaires n’étaient pas animés
d’une philosophie programmatique claire, bien réfléchie
et ambitieuse (240). » Ils disent aussi : « Si l’on peut
reprocher au gouvernement du Nunavut certaines lacunes
dans la mise en oeuvre, il a au moins inscrit des objectifs
stratégiques clairs et rigoureux dans sa législation. (243) »
Si l’échec de la politique ne fait aucun doute, les auteurs
affirment que « les résultats décourageants ne sont
pas attribuables à un manque d’effort de la part des
décideurs » (246). Lorsqu’on a fait remarquer très tôt
dans le mandat du premier gouvernement de Paul
Okalik (1999-2004) l’absence de ministre ou d’organe
administratif responsable de la décentralisation, le
premier ministre a fondé un secrétariat relevant de son
propre ministère dirigé par un cadre supérieur qui devint
par la suite ministre fédéral, succédé par la personne qui
occupe actuellement le poste de secrétaire du cabinet.
Il arrive même que l’analyse se contredise. L’« impact
limité » d’un rapport d’expert-conseil commissionné
en 2002 serait « à l’image de l’absence totale de pensée
critique » au sein du gouvernement territorial (284). À
peine un paragraphe plus loin, cependant, les auteurs
rapportent que le mois même de la publication du
rapport, un sous-ministre a commencé à établir un
groupe de travail de cadres supérieurs concernés par
la décentralisation afin de cerner les meilleurs moyens
de fonctionner dans une structure organisationnelle
décentralisée (284). De plus, en réponse au rapport sur
la décentralisation d’un deuxième expert-conseil publié
pratiquement une décennie plus tard, le gouvernement
du Nunavut a « renoncé aux objectifs dont le modèle
de décentralisation était assorti à l’origine » (300). Toute
l’attention que les politiciens et les fonctionnaires ont
consacrée à la question est-elle caractéristique d’un
« malaise » et d’une « mentalité de commis » (287), ou
est-elle plutôt le signe d’une évolution institutionnelle et
d’une disposition à s’adapter?
Peut-être que les autres facteurs cités par les auteurs
comme ayant éventuellement contribué à l’échec politique
sont dignes d’une attention particulière. D’autres
explications possibles tiennent compte d’un manque
d’investissement dans la formation et l’infrastructure des
télécommunications ainsi que des attentes peu réalistes
que l’on s’était faites lorsqu’on envisageait la création du
gouvernement du Nunavut.
Tâchons donc de ne pas nous perdre dans les
abstractions. Idéalement, nous devrions d’une part nous
assurer d’employer une méthodologie rigoureuse lorsque
nous examinons la question des institutions politiques
du Nord afin de bien étayer nos conclusions, et de l’autre,
examiner les concepts comme la décentralisation et le
gouvernement de consensus dans l’optique de remettre
en question les théories établies de gouvernement, faute
de quoi nous courons le risque, d’une part, d’influencer
injustement l’opinion publique, même sans le vouloir,
et de l’autre, d’appauvrir l’étude de la politique dans le
Nord au point de la rendre inintéressante et stérile.
David M. Brock
Sous-secrétaire du Cabinet, Priorités et planification
Gouvernement des Territoires-du-Nord-Ouest
*Les opinions exprimées sont celles de l’auteur.
- Henderson, Ailsa: Nunavut: Rethinking Political Culture
(University of British Columbia Press, 2007).
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