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L'hon
Steven Fletcher, député; Jennifer Howard, députée; Mario Levesque; L'hon.
Kevin Murphy, député; L'hon.
David Onley
Bien que les parlementaires et les personnalités publiques handicapés aient acquis de la notoriété au cours de la dernière décennie au Canada, de nouvelles études démontrent que les personnes ayant un handicap déclaré ne briguent pas de charge publique proportionnellement à leur présence dans la population en général. Dans le cadre de la présente table ronde, la Revue parlementaire canadienne a réuni des universitaires, des parlementaires et des titulaires de charge publique qui s’intéressent à la politique et aux personnes handicapées pour discuter de la situation de ces dernières en politique parlementaire et trouver des stratégies qui amélioreraient l’accessibilité de la vie politique pour tous les Canadiens.
RPC : M. Levesque, vos recherches récentes indiquent que les personnes handicapées ne briguent pas les suffrages dans une proportion représentative de leur présence dans la population en général. Pourquoi le taux de participation à la vie politique des personnes handicapées est-il si faible?
ML : Je me suis intéressé à ce sujet après m’être demandé si nous élisons des personnes handicapées, des femmes, des Autochtones ou des membres d’autres minorités visibles dans une proportion équivalant à leur présence dans la population en général et, dans l’affirmative, si ces personnes, une fois élues, ont une influence sur les politiques qui traitent des problèmes particuliers auxquels elles sont ellesmêmes confrontées?
Pour commencer, j’ai essayé de me faire une idée des chiffres. J’ai donc remis à tous les présidents des partis politiques provinciaux un sondage dans lequel je leur demandais : 1) s’ils cherchaient à attirer des candidats handicapés, 2) s’ils utilisaient des mécanismes spéciaux pour attirer ces personnes, notamment du financement; 3) s’ils pouvaient me dresser la liste des personnes handicapées s’étant portées candidates au cours des trois dernières élections et, si oui, dans quelles circonscriptions. Cette dernière question est importante puisque selon bon nombre d’ouvrages, les partis politiques ont tendance à présenter des candidats marginaux ou faisant partie d’une minorité dans des circonscriptions où ils ont très peu de chances de l’emporter, tout simplement par souci d’atteindre leur quota plus rapidement. J’ai choisi de me pencher sur la scène politique provinciale parce qu’on y trouve très peu de données sur la question.
Les 21 réponses que j’ai reçues m’amènent à conclure que seulement un pour cent des candidats aux trois dernières élections provinciales étaient des personnes handicapées. C’est un niveau très, très bas si l’on considère que 15 à 21 pour cent de la population souffre d’un handicap déclaré. De plus, parmi les partis ayant répondu au sondage, aucun n’a mis sur pied des stratégies de recrutement pour trouver des personnes handicapées comme candidats potentiels et les inciter à se lancer dans la course. Les partis affirment plutôt avoir cherché le meilleur candidat pour la circonscription, c’estàdire le plus susceptible de gagner aux élections. Dans un cas seulement, un parti a approché une personne handicapée pour qu’elle se porte candidate, non pas parce qu’il cherchait activement à bien représenter la population, mais bien parce que la personne était connue grâce à son engagement au sein du parti et parce qu’elle était considérée comme un bon candidat.
DO : Au fait, quelle était votre définition de handicap?
ML : Elle était très vaste, c’estàdire qu’il pouvait s’agir d’un handicap physique, d’une difficulté d’apprentissage ou d’une déficience intellectuelle. J’ai essayé d’être le plus inclusif possible.
DO : Il est intéressant de constater le postulat que le meilleur candidat ne ferait pas partie du 15 pour cent de la population handicapée. Par conséquent, on n’a même pas cherché au sein de ce groupe.
ML : Je me suis creusé la tête à ce sujet d’ailleurs. J’ai étudié ces données et je me suis demandé si le problème pouvait être que les personnes handicapées susceptibles de se lancer dans la course n’avaient pas manifesté leur intérêt aux partis politiques. Je me suis donc lancé à la recherche des statuts de tous les partis que je pouvais trouver au Canada et j’ai conclu qu’ils ne contenaient pas de dispositions particulières sur la question. Seuls les statuts du Nouveau Parti démocratique de l’Ontario faisaient vaguement référence aux personnes handicapées. En effet, ce parti compte un Comité des droits des personnes handicapées. C’est intéressant puisque les autres partis sont nombreux à compter des comités portant sur des groupes particuliers, comme le Rainbow Pride Committee ou le Comité autochtone du NPD, en Saskatchewan. En Ontario, le NPD a de plus adopté une politique selon laquelle il doit présenter des candidats provenant de groupes visés par des mesures de discrimination positive, notamment des personnes handicapées, pour le représenter aux trois quarts des sièges qu’il brigue et dont il n’est pas déjà titulaire.
RPC : Nous pouvons peut-être demander aux politiciens de nous parler des mécanismes, ou de l’absence de mécanismes, pour inciter les personnes handicapées à se porter candidates. Qu’est-ce qui les dissuade de le faire?
KM : En Nouvelle-Écosse, nous avons organisé une activité nommée Forum 29, sur la situation des personnes handicapées, la politique et les responsables du recrutement au sein des partis politiques, dans le but précis d’inciter les personnes handicapées à participer à la démocratie. En tant que premier président d’une Assemblée législative du Canada souffrant d’un handicap, j’ai raconté comment j’ai fait mon entrée en politique, la formation que j’ai reçue et les raisons qui m’ont poussé à inscrire mon nom sur un bulletin de vote. Notre objectif était d’inspirer les personnes handicapées à en arriver à ce point, aussi. Malgré le bon taux de participation, j’ai trouvé qu’il y avait encore beaucoup de désinformation, du moins chez les participants. La plupart d’entre eux ne comprenaient pas bien le fonctionnement du système politique au Canada et les différences entre les partis.
Pour être franc, malgré les progrès actuels, je crois qu’on n’a pas l’habitude d’encourager les handicapés à se lancer en politique pour toutes sortes de raisons : la hausse des taux de chômage, la multiplication des barrières socioéconomiques, la réalité quotidienne de la vie avec un handicap, et l’inquiétude des personnes handicapées quant à leur situation personnelle. Je crois que le faible pourcentage mentionné plus tôt s’explique en partie par le fait que l’engagement politique se trouve bien loin sur la liste de priorités des personnes handicapées.
RPC : Par ailleurs, les partis ont des positions différentes quant au fait de recruter leurs candidats selon leur appartenance à un groupe désigné.
SF : Je suis contre les mesures de discrimination positive, particulièrement en ce qui me concerne. Je crois que si vous vous lancez en politique, il y aura des moments très difficiles. Au fédéral, j’ai été confronté à deux reprises à la contestation de ma mise en candidature, soit une fois au sein de l’Alliance canadienne et, lors de la fusion des partis, une fois au sein des conservateurs. Ensuite, j’ai dû me présenter contre Glen Murray, maire bien connu et populaire de Winnipeg. À un certain moment, durant le processus de mise en candidature, certaines personnes faisaient circuler des notes sur lesquelles on pouvait lire : « Fletcher est un infirme, et il ne sera tout simplement pas capable de faire le travail ». Cependant, la vaste majorité des membres du parti en ont fait fi.
J’ai également remarqué, lorsque je faisais du porteàporte, que les gens étaient très surpris de me voir en fauteuil roulant. Et j’en étais conscient. Lorsque je me suis présenté pour la première fois en 2004 et que nous avons rédigé la documentation électorale, c’était difficile à voir, parce que les personnes souffrant d’un handicap physique faisaient l’objet de puissants préjugés. Les gens pensent que si vous êtes en fauteuil roulant, il se peut que vous souffriez d’un problème cognitif. Ils vous parlent plus fort, comme s’ils pensaient que, pour une raison ou une autre, le fait d’être dans un fauteuil roulant affecte votre ouïe. Au lieu de me battre contre ces préjugés un à un, j’ai choisi de démontrer, par mes actions, que je peux faire du porteàporte et toutes les autres tâches liées au travail de député, et que je peux même très bien les faire. J’ai eu la chance de recevoir une excellente éducation et j’ai obtenu un diplôme en génie, avant mon accident, et une maîtrise en administration des affaires, après mon accident.
Mais, quand j’ai choisi la politique, j’ai dû faire mes preuves. Je ne pouvais pas me contenter de demander qu’on fasse une exception; ç’aurait été inconcevable pour moi. Il me fallait démontrer que je pouvais survivre au processus de mise en candidature pour prouver que je pouvais survivre à l’élection.
Cela dit, oui, j’ai été confronté à des obstacles importants et même, à des routes en déblai et à des nids de poule. J’étais convaincu que Glen Murray avait tout planifié depuis 10 ans et qu’il essayait de contrecarrer mes plans en laissant les rues pleines de nids de poule partout dans la circonscription. (Rires). Sans blague, l’autre obstacle d’importance auquel j’ai dû faire face : ma compagnie d’assurances. La Société d’assurance publique du Manitoba ne voulait pas que j’entre en politique. En fait, j’ai encore la note sur laquelle on peut lire : « Si Fletcher devenait député au Parlement un jour, nous n’aurions plus aucun moyen de limiter nos dépenses ». N’est-ce pas la raison d’être des assurances? J’avais l’intention de vivre une vie aussi normale que possible et la compagnie, du moins au départ, était totalement réfractaire à cette idée.
RPC : Tiens, votre commentaire me donne l’occasion de parler du Manitoba qui, à l’heure actuelle, est la seule province à rembourser les dépenses supplémentaires des candidats handicapés s’ils atteignent un certain seuil de vote populaire. C’est bien vrai?
JH : Je ne savais pas que nous étions la seule province à le faire. Je crois qu’il faudrait adopter cette mesure ailleurs. Durant ma campagne, l’une des méthodes que nous avions choisies était le porteàporte. Mon handicap affecte ma mobilité, c’estàdire que j’ai de la difficulté à marcher sur de longues distances. En fait, c’est Steven qui m’a donné l’idée d’utiliser un cyclomoteur pour faire du porteàporte en me disant, au cours d’un événement auquel nous participions tous les deux, qu’il arrivait à voir deux fois plus d’électeurs lorsqu’il faisait du porteàporte en fauteuil roulant, avec son équipe. Je me suis demandé pourquoi j’essayais de faire comme tout le monde, puisque cela me causait de la douleur et que j’étais de mauvaise humeur quand j’arrivais à la porte des électeurs, ce qui n’est jamais une bonne idée pour un politicien. J’ai donc commencé à me déplacer en cyclomoteur, avec des employés supplémentaires pour m’aider à atteindre les endroits moins accessibles, et j’ai pu réclamer ces dépenses supplémentaires.
Je voudrais revenir sur un sujet abordé plus tôt durant la discussion, soit la recherche de candidats. Au sein de mon parti, nous devons chercher activement des personnes handicapées, des femmes et des personnes provenant d’autres minorités. Je suis certaine que tous les partis veulent s’assurer d’avoir le meilleur candidat, mais parfois, nous avons déjà une image préconçue du meilleur candidat. Je crois que l’un des moyens de ne pas exclure les personnes handicapées est de les inclure sur la liste des personnes à qui nous pensons et à qui nous demandons de devenir candidats. J’ai souvent remarqué que les personnes qui ne vivent pas avec un handicap ont des idées préconçues. Durant ma mise en candidature, je suis convaincue que certains partisans du NPD ont pensé que le parti aurait dû choisir une personne plus apte physiquement à faire davantage de porteàporte, avant que j’adopte la méthode de Steven Fletcher. Nos handicaps ont des répercussions sur la perception que se font les autres de nos capacités. Durant le processus de sélection et de recrutement de candidats, nous devrions nous arrêter et nous demander : « Approchons-nous toutes les personnes susceptibles d’être de bons candidats ou rayons-nous d’emblée une personne de la liste en pensant, par exemple, qu’il serait bien difficile pour un aveugle de poser sa candidature ? »
Nous apprenons également les uns des autres. En tant que femme en politique, je trouve que c’est vrai. Les femmes, mais aussi les hommes, qui ont de jeunes enfants se demandent comment concilier la course aux élections et les enfants. Ils apprennent de l’expérience d’autres personnes qui ont déjà vécu la même situation. Je crois qu’il faut organiser des événements durant lesquels des personnes handicapées désireuses de se présenter aux élections, mais qui se questionnent sur les trucs du métier et sur la façon d’entrer dans un monde qui n’a pas été conçu pour eux, ont l’occasion d’écouter les témoignages de personnes qui ont déjà été candidates, et qui ont été élues. On ne peut trouver de meilleurs représentants que les personnes handicapées pour répondre aux questions d’autres personnes handicapées, parce qu’elles partagent une réalité quotidienne commune.
RPC : Certains d’entre vous ont été élus ou nommés à des postes au sein de la démocratie parlementaire et atteint une grande notoriété. Cette visibilité en elle-même contribue-t-elle à faire tomber les barrières?
SF : Je dirais que oui. Avant, j’essayais de me cacher à cause des stéréotypes du système, je les avais toujours à l’esprit. Mais, toutes les questions que se posaient les gens sur ma capacité de faire le travail ont obtenu réponse. De plus, ma présence a sensibilisé tous les intervenants sur la colline parlementaire. Les rampes d’accès sont maintenant plus nombreuses et on procède actuellement à la reconstruction de la cité parlementaire, ce qui, je crois, en améliorera encore l’accès.
En travaillant en politique à Ottawa, j’ai remarqué que très peu de gens ont déjà rencontré et appris à connaître une personne en fauteuil roulant, et encore moins travaillé avec un collègue en fauteuil roulant. C’est donc une toute nouvelle réalité pour la plupart. Je trouve que ceux qui commentent les lois et les législateurs – les médias – n’ont jamais vraiment eu affaire à des personnes handicapées auparavant. Vous n’avez qu’à regarder l’angle dans lequel ils placent les caméras et prennent des photos, et la façon dont ils parlent pour vous en rendre compte. Et on se demande ensuite pourquoi les lois relatives aux personnes handicapées laissent à désirer au Canada.
Selon moi, les logements et les moyens de transport en commun accessibles, le soutien aux soins à domicile et le soutien financier sont tous des moyens de favoriser la participation des personnes handicapées à la vie de leur collectivité, et, du coup, le nombre croissant de ces dernières rend la chose normale et usuelle. Ma réflexion ne se veut pas que politique. Nous voulons que des personnes handicapées deviennent directeurs généraux, gérants d’entrepôt et même commis chez Best Buy. Pourquoi une personne handicapée ne pourrait-elle pas travailler dans un magasin de détail? Je n’ai jamais vu une personne handicapée, du moins une personne en fauteuil roulant, qui travaille dans un magasin de détail. Pourquoi pas?
KM : Pour revenir sur ce que disait Steven, la visibilité est notre meilleur atout pour recruter des personnes handicapées capables d’accomplir les tâches liées à un emploi. Je ne suis pas non plus d’accord avec la discrimination positive dans son sens traditionnel. Je ne veux pas de passe-droits. Je ne crois pas que quiconque, peu importe son ethnie, ses origines, son handicap ou toute autre raison, devrait bénéficier de passe-droit. Je crois que tous doivent remplir les exigences des partis au sein desquels ils souhaitent se présenter ou des charges publiques qu’ils briguent. Si une personne peut faire le travail et répondre à toutes les exigences d’un poste, et si elle a les compétences requises, je crois que nous devons l’amener à considérer la politique comme un choix viable pour elle.
En Nouvelle-Écosse, j’ai fait du bénévolat pendant 15 ans au sein du Parti libéral. J›ai gravi les échelons jusqu’à la table des politiques. Je peux vous assurer, sans vouloir me vanter, que depuis que je siège à la table du caucus du gouvernement, les choses ont débloqué considérablement en ce qui concerne les personnes handicapées, les politiques les concernant, les lieux de réunion, l’accessibilité de ceux-ci et des hôtels. En effet, si je ne peux pas me rendre dans un endroit avec mon fauteuil roulant, mes collèges n’y vont pas non plus. Mes collègues font maintenant les choses différemment parce qu’ils sont plus conscients de ma réalité.
Certaines personnes feraient d’excellents candidats, mais pour différentes raisons, elles n’ont jamais songé à entrer dans la vie publique. À titre de président de l’Assemblée, je me fais un point d’honneur de tendre à la main à tous les partis et de les inciter à considérer la candidature de personnes handicapées. J’encourage également les associations de circonscription à chercher des candidats au sein de la population au complet et à s’assurer de ne pas se priver de bons candidats seulement parce que ceux-ci souffrent d’un handicap ou d’autres difficultés.
DO : Dans mes fonctions de lieutenantgouverneur – un poste apolitique et non électif que j’ai occupé pendant sept ans et qui m’a permis d’observer la situation sans partisanerie – j’ai vraiment senti, et je le crois toujours d’ailleurs, que les personnes handicapées constituent le dernier groupe de notre société à obtenir les pleins droits civils. C’est une déclaration qui a tendance à faire réagir, et c’est exactement dans ce but que je la fais. Mais, je reviens sur la présomption dont je parlais plus tôt. On ne pourrait imaginer, au Canada d’aujourd’hui, qu’un parti politique choisisse sciemment de ne pas chercher de femmes comme candidats parce qu’il cherche le « meilleur » candidat et que celui-ci ne peut être une femme. Dans le même ordre d’idée, on ne pourrait imaginer qu’un parti refuse de choisir une personne de couleur comme candidat sous prétexte qu’il cherche uniquement le meilleur candidat. Cela ne fait tout simplement pas partie du processus de réflexion des partis. Et pourtant, cela fait encore partie du processus de réflexion dans le cas des personnes handicapées. Et jusqu’à ce que cela change, des gens comme les participants à cette discussion qui souffrent de différents handicaps, demeureront des exceptions.
Pourtant, ceci dit, certains de mes amis et connaissances sur la colline parlementaire m’ont dit que Steven a fait davantage pour modifier la réalité physique sur la colline que tout ce que les lois ont accompli au cours des 50 dernières années. Je crois que c’est la même chose au complexe Queen’s Park de Toronto, où se trouve le bureau du lieutenant-gouverneur. Parce que j’ai été lieutenantgouverneur, l’édifice a subi plus d’améliorations visant à le rendre accessible pour tous les citoyens de l’Ontario ayant des problèmes de mobilité qu’au cours des années précédentes, malgré l’entrée en vigueur de l’excellente Loi de 2001 sur les personnes handicapées de l’Ontario. Il a fallu qu’une personne se déplaçant en cyclomoteur électrique soit nommée lieutenantgouverneur pour que l’on se questionne sur l’accessibilité de l’édifice.
Tant que les parties ne considéreront pas la candidature d’une personne handicapée sans broncher, comme ils le feraient pour une personne de couleur ou d’une orientation sexuelle différente, le un pour cent dont nous avons parlé au début ne changera pas beaucoup. Cependant, plus les personnes handicapées œuvrant en milieux politiques jouiront d’une grande visibilité, plus d’autres personnes handicapées seront enclines à se présenter aux élections.
RPC : Deux questions s’imposent quand on revient sur ce qui a été dit. Premièrement, certains ont affirmé que la visibilité des personnes handicapées élues tend à susciter le changement. Pensez-vous que vous êtes devenu le représentant de fait des personnes handicapées ou le spécialiste désigné dans les débats sur la question et, dans l’affirmative, s’agitil d’un rôle qui vous convient? Deuxièmement, et c’est en quelque sorte lié à la première question, quelle est la situation dans les cas des handicaps non visibles? Les personnes souffrant de ce type de handicap sontelles désavantagées lorsqu’elles tentent de se faire connaître et de combattre les stéréotypes?
JH : J’ai eu la chance d’être nommée ministre responsable des Personnes handicapées, alors j’étais officiellement et officieusement la porteparole en la matière. Mais, j’ai toujours fait très attention, dans ce rôle, à ne pas être perçue comme l’experte de l’accessibilité. Ce que j’ai conclu est que je peux bien être l’experte quant à mes besoins pour rendre le monde plus accessible pour moi, mais je ne connais pas, sauf si je l’ai appris par expérience, les besoins d’une personne sourde ou souffrant de maladie mentale. Je crois qu’il est normal que les personnes autour de vous tentent de vous placer dans cette position, ne serait-ce que pour pouvoir dire qu’ils ont l’accord du ministre responsable des Personnes handicapées, donc ils agissent de la bonne façon. J’ai toujours dit clairement à mes collègues qu’il y a des experts de la conception d’espaces et d’activités accessibles, et que je n’en suis pas une, mais que je pouvais leur donner mon avis. Je crois qu’il faut se rappeler que les personnes handicapées sont très différentes les unes des autres, et que leurs expériences et leurs besoins sont variés.
Lorsque j’étais ministre au Manitoba, j’ai déposé la Loi sur les personnes handicapées du Manitoba, qui s’inspirait de la loi ontarienne, mais avec quelques différences. Chaque fois que vous vous aventurez sur cette question, vous avez l’impression que les gens deviennent nerveux parce qu’ils croient qu’on s’attend à ce qu’ils soient parfaits et que s’ils ne le sont pas, ils seront traités sévèrement. Lorsque nous avons présenté la Loi, j’ai dit que nous allions tenter de donner l’exemple, mais j’ai aussi précisé très honnêtement que nous n’y arriverions pas chaque fois. Nous ne serons pas parfaits. Mais, nous serons à l’écoute et, en cas d’échec, nous changerons notre façon de faire les choses. Faire tomber les barrières et faire du monde un endroit plus accessible est une histoire sans fin. Je ne crois pas que l’on puisse arriver à la perfection. Chaque fois qu’une nouvelle technologie est mise sur pied, chaque fois qu’une nouvelle tendance architecturale fait son apparition, nous devons réfléchir à la façon de les rendre accessibles pour tous. Lorsque j’étais ministre, je faisais attention de ne pas laisser l’atteinte de la perfection gâcher les bonnes politiques. J’estime qu’en reconnaissant le fait que nous étions en plein processus d’apprentissage, nous avons attiré des personnes qui n’auraient pas participé à la discussion autrement.
Pour élaborer la loi, nous avons adopté une approche efficace dans le cadre de laquelle nous avons convié des personnes handicapées, des collègues de celles-ci et des représentants des secteurs public et privé à discuter de stratégies pour améliorer l’accessibilité au Manitoba. Ainsi, les participants ont appris ensemble et les uns des autres. Ce processus a abouti à une loi qui obtenait le soutien de tous les partis de l’Assemblée législative et de chacun de ces groupes. Il est vrai que le processus a été plus long que la plupart l’auraient souhaité, mais je ne l’aurais raccourci pour rien au monde parce que je crois qu’il nous a permis de créer une loi solide, qui résistera à l’épreuve du temps. En outre, les discussions entre les intervenants leur ont permis de mieux se comprendre, et ils en tireront tous profit avec le temps.
SF : En coulisses, je fais beaucoup d’efforts pour que la question de l’accessibilité soit prise en considération. Lorsque j’étais ministre d’État des Transports, j’étais responsable du service de traversier Marine Atlantic, et je voulais m’assurer qu’il offre des aménagements adaptés. Les nouveaux traversiers sont très bien et comptent des pièces accessibles. Via Rail s’est maintenant dotée de voitures accessibles. Mais tout cela s’est fait en coulisses. J’ai refusé une invitation à devenir président honoraire du Comité permanent de la condition des personnes handicapées parce que je ne veux pas être étiqueté comme le « représentant des personnes handicapées ». Ce n’est pas pour ça que j’ai été élu. Mes électeurs veulent que je me concentre sur des questions comme les taxes, l’immigration et l’économie.
Je vais vous parler d’une de mes bêtes noires; cela revient un peu sur ce que le Président Murphy a dit à propos du fait que ses collègues ne vont pas dans les endroits où il ne peut pas se rendre. On m’invite constamment à des réceptions et des dîners qui se tiennent dans des emplacements non accessibles aux fauteuils roulants. Je trouve cela complètement impoli. C’est comme si David, M. le Président Murphy et moi-même invitions Jennifer à dîner, mais qu’une fois sur place, elle se rende compte qu’il s’agit d’un endroit réservé aux hommes.
RPC : M. Levesque, vous avez mentionné au début de la discussion qu’au cours de votre recherche, vous avez utilisé une définition très vaste des handicaps, comprenant notamment plusieurs handicaps non visibles, comme les incapacités mentales et les déficiences intellectuelles. Ces types de handicaps ne sont pas aussi souvent rendus publics en politique. Qu’avez-vous découvert sur cette question dans le cadre de vos recherches?
ML : C’est le bon côté de la recherche. Vous finissez souvent avec plus de questions que de réponses. Pour ma part, je ne défends pas des enjeux particuliers, mais j’essaie plutôt de toujours révéler tous les angles d’une situation. Mon sondage se faisait sur une base volontaire, alors il se peut que mon résultat d’un pour cent ne représente pas fidèlement la réalité. De plus, je ne demandais pas aux répondants d’identifier les personnes handicapées, et ces dernières n’étaient pas forcées de déclarer publiquement leur handicap. En outre, il se peut que certaines personnes ne se considèrent même pas comme des personnes handicapées.
Je vais vous donner un exemple. Lorsque j’ai assisté à Forum 29, en Nouvelle-Écosse, deux députés d›une assemblée législative sont venus me voir parce qu’ils avaient entendu dire que je faisais cette recherche. Ils m’ont dit : « Je peux vous dire à vous que je souffre d’un handicap, mais je vous demande de ne pas dire lequel et de ne pas inscrire mon nom dans votre recherche puisque même mon parti politique l’ignore. Je ne l’ai jamais dit parce que je crains que cela m’empêche d’accéder à certains postes au sein du parti ». J’ai entendu des commentaires semblables de la part de membres de tous les partis durant cette séance, et lors d’autres activités tenues ailleurs au Canada. Les préjugés et la discrimination sont des obstacles majeurs. Pour les faire tomber, je crois que nous avons besoin de leaders élus et visibles.
À titre d’exemple, l’un de mes étudiants s’est penché sur la situation en Colombie-Britannique après les dernières élections, puisque plusieurs personnes handicapées avaient été élues. Interrogées sur les raisons les ayant poussées à faire le saut en politique, les députées provinciales Stéphanie Cadieux et Michelle Stillwell ont répondu que l’une de leurs sources d’inspiration avait été Sam Sullivan, et qu’elles s’étaient dit que s’il pouvait y arriver, elles le pouvaient elles aussi, et qu’elles voulaient le faire et changer les choses. Les personnes handicapées qui sont élues et qui deviennent connues exercent une influence qui va bien au-delà de ce qu’on pourrait penser. Je salue les efforts qu’elles font pour leurs électeurs, comme les autres députés provinciaux, mais je crois que leur influence sur les personnes handicapées est beaucoup plus grande qu’on peut l’imaginer.
D’ailleurs, interrogé à savoir si le fait d’être à la table changeait quoi que ce soit, Sam Sullivan a répondu par l’affirmative sans hésiter. Il peut être difficile de s’en rendre compte dans le cadre de propositions de politiques particulières, mais il sait que, lorsqu’il est à la table, certaines personnes s’abstiendront de proposer ce qu’elles voulaient proposer au départ. Elles n’en parleront pas et n’aborderont même pas le sujet. Elles savent que ce n’est pas une option. C’est ça, le pouvoir!
JH : Je souhaiterais revenir sur la question de la divulgation des handicaps et de ceux qui hésitent à se définir comme une personne handicapée. Il y a encore une foule de préjugés liée aux handicaps, à divers degrés, et je crois qu’une part importante de ceux-ci est rattachée à la maladie mentale. En politique, le fait de souffrir de dépression ou d’anxiété est perçu comme un handicap. Pourtant, nous savons, grâce aux données sur la population en général, que certains élus sont aux prises avec ces types de problèmes. Cependant, nous continuons de nous attendre à ce que les politiciens soient forts et parfaits et par conséquent, ils sont moins enclins à divulguer les handicaps invisibles ou moins visibles dont ils souffrent.
Je me souviens que, tôt dans ma carrière politique, une dame m’avait demandé de faire partie d’un comité sur les personnes handicapées et elle m’avait dit : « Je ne pense même pas à toi comme à une personne handicapée parce que tu es tellement intelligente ». Voici l’exemple parfait d’une personne gentille, mais qui n’a pas réfléchi avant de parler. C’est un moule que nous devons casser. Pour ce faire, nous devons donner l’exemple dans notre vie quotidienne et être prêts à montrer notre vulnérabilité, dont le degré varie d’une personne à l’autre. Je suis capable de gravir trois volées d’escaliers pour me rendre à une activité. J’y arriverai, sans doute en râlant, mais j’y arriverai. Par contre, je pourrais plutôt avoir le courage d’avouer que c’est très difficile pour moi et demander que l’on change le lieu de l’activité pour un endroit plus accessible. Nous n’avons pas tous ce choix, et cela signifie de faire preuve d’une certaine vulnérabilité. C’est difficile parce que les gens s’attendent à ce que les politiciens soient forts et parfaits, mais en même temps, ils croient aussi que nous sommes les êtres les plus faibles et imparfaits – plutôt intéressant, non? Malgré tout, les politiciens ont une image à maintenir et ce n’est pas celle d’êtres vulnérables. Je crois que c’est un des éléments qui empêchent les personnes souffrant d’un handicap moins visible de l’admettre : elles ne veulent pas être perçues comme étant vulnérables. Nous devons en tenir compte dans tous nos partis.
SF : Pour faire écho à ce que dit Jennifer, je pense que si vous souffrez d’un handicap et que vous êtes en politique, vos opposants pourront s’en servir contre vous, et ils n’hésiteront pas à le faire, parfois même au sein de votre propre caucus. Les gens formuleront des hypothèses et ils les feront circuler dans le but de servir leurs propres intérêts. Ce genre de situation peut se produire, et j’en ai d’ailleurs déjà été témoin. En général, les gens sont gentils, mais il y en a toujours quelquesuns pour vous blâmer en cas de problèmes, réels ou imaginaires.
KM : À propos des handicaps cachés, lorsque nous avons organisé Forum 29, l’an dernier, j’ai demandé à tous les partis de participer. Un collègue du même côté de l’Assemblée que moi m’a confié qu’il souffre de dyslexie et que, toute sa vie, cela a été un défi pour lui. Il était très inspiré par Forum 29 et y a participé, mais il n’est pas « sorti du placard » publiquement et n’a pas parlé à son parti de sa situation. Il prévoit le faire un jour, mais les préjugés qui entourent ce type de handicap, notamment quant à l’intelligence des personnes qui en souffrent, lui font craindre ce moment. S’il choisit de parler de son handicap, il devra lui-même l’accepter pleinement et être conscient de ses sentiments pour pouvoir avancer, puis il ne pourra qu’espérer que les personnes autour de lui continuent de le percevoir comme l’homme qu’il est, et non comme une personne ayant un handicap intellectuel.
RPC : Merci à tous d’avoir participé à cette discussion, nous pourrions parler encore longtemps de ce sujet captivant.
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