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Les incidences des médias sociaux sur le privilège et la procédure parlementaires
Joanne McNair

Est-ce que les médias sociaux posent des défis de taille pour la procédure parlementaire? Et si c’est le cas, est-ce que les conventions et pratiques parlementaires en place répondent adéquatement aux défis de l’ère numérique? Pour répondre à ces questions, l’auteure se penche, dans le présent article, sur des incidents où les médias sociaux ont été utilisés pour enfreindre ou contourner le Règlement ou une convention parlementaire, ou encore, pour porter atteinte au privilège parlementaire. Elle en vient à la conclusion que s’il est vrai que les médias sociaux sont tout simplement un autre mode de communication pouvant entrer en conflit avec les règles et conventions parlementaires ou leur porter atteinte de la même manière que les modes de communication plus traditionnels, il n’en demeure pas moins que les parlementaires devraient savoir que « l’instantanéité » de ces médias peut les placer dans une catégorie à part et élargir leur public.

Dans une entrevue qu’il a accordée en 2009, on a demandé à David Cameron, chef du Parti conservateur du Royaume-Uni, s’il avait un compte Twitter. M. Cameron a répondu que non, puis il a ajouté : « Je crois que les politiciens doivent vraiment réfléchir à ce qu’ils disent, et le problème avec Twitter, soit son instantanéité1 », peut avoir pour résultat que trop de gazouillis font de vous un « crétin ». Nous reprenons ici son affirmation devenue célèbre bien malgré lui.

Les médias sociaux existent depuis plusieurs années déjà, mais leur utilisation par les représentants élus (un phénomène relativement récent) a entraîné des incidents au sein d’assemblées législatives ici au Canada et ailleurs dans le monde qui ont porté atteinte aux règles et conventions parlementaires datant d’une autre époque. Il y a de plus en plus de travaux de recherche sur l’utilisation des médias sociaux par les politiciens, en particulier durant les campagnes électorales, mais ceux-ci s’attardent peu au volet procédural de cette tendance. Toutefois, un nombre suffisant d’incidents survenus dans diverses assemblées législatives ces dernières années nous permettent de les classer dans deux grandes catégories :

  1. l’utilisation des médias sociaux pour enfreindre ou contourner le Règlement ou une convention parlementaire;
  2. l’utilisation des médias sociaux pour porter atteinte au privilège parlementaire.

Le présent article porte sur ces deux catégories d’incidents liés à l’utilisation des médias sociaux et sur les moyens qu’ont pris les présidents et les assemblées législatives pour tenter de résoudre les problèmes qui en découlent. La question à laquelle nous espérons répondre est la suivante : si les médias sociaux posent un défi unique pour la procédure parlementaire, est-ce que les conventions et pratiques parlementaires en place répondent adéquatement aux défis de l’ère numérique?

L’utilisation des médias sociaux pour enfreindre ou contourner le Règlement ou une convention parlementaire

Dans cette catégorie, nous pouvons distinguer deux types d’incidents : ceux où l’utilisation des médias sociaux est accessoire à la violation des règles, et ceux où leur utilisation vise délibérément à les violer ou à les contourner.

Les incidents qui correspondent au premier type sont assez simples à résoudre. Ce qui est en cause, c’est la violation d’une règle claire ou d’une convention de longue date. Dans ces cas, l’utilisation de Twitter ou d’autres médias sociaux n’est pas ce qui importe le plus dans l’incident, car ce qui est survenu serait considéré comme un manquement au Règlement ou aux conventions parlementaires indépendamment de leur utilisation. Prenons comme exemple un député qui publie des commentaires sur Twitter portant sur les délibérations à huis clos d’une réunion de comité.

Révéler des détails sur les discussions tenues lors de la partie à huis clos d’une réunion de comité constitue une violation flagrante des règles parlementaires, et possiblement un outrage au Parlement. Le moyen employé par le député pour rendre cette information publique est secondaire, que ce soit en publiant des commentaires sur Twitter, en parlant aux journalistes après la réunion du comité, en envoyant cette information par courriel à de tierces parties, ou en formulant des commentaires à ce sujet sur le parquet de la Chambre. Ce qui est en cause, c’est le fait de rendre publique de l’information qui a fait l’objet de discussions à huis clos. Le fait que la violation ait été commise en utilisant Twitter (ou d’autres médias sociaux) est secondaire.

Pour ce qui est du deuxième type d’incidents par contre, les médias sociaux ont été utilisés délibérément pour contourner certaines dispositions d’un Règlement ou des conventions parlementaires. Ces incidents (qui consistent, par exemple, à tenir des propos diffamatoires à l’endroit de la présidence, à faire des allusions sur l’absence de parlementaires, à accuser un autre parlementaire de mentir ou d’induire la Chambre en erreur) sont un peu plus complexes à résoudre. Et ils sont d’autant plus complexes lorsqu’il faut tenir compte de deux facteurs : se trouvait le parlementaire lorsqu’il a publié le commentaire offensant sur les médias sociaux (dans l’enceinte de la Chambre ou en dehors), et quand le commentaire a été publié (pendant que la Chambre siège ou après son ajournement).

La plupart des décisions de la présidence concernant ce type d’incidents renvoient à la convention selon laquelle les députés ne peuvent pas faire indirectement ce qu’ils ne peuvent pas faire directement. Autrement dit, si les commentaires qu’ils formulent sur les médias sociaux avaient été jugés irrecevables (ou pire encore) à la Chambre durant les délibérations du Parlement, alors ces commentaires n’auraient probablement pas dû être publiés sur les médias sociaux. Les incidents de cette nature consignés au compte rendu des délibérations se comptent sur les doigts d’une main, mais les décisions qui en découlent soulèvent certains points dont il faut tenir compte :

  1. Un commentaire publié sur les médias sociaux à partir du parquet de la Chambre fait-il partie des délibérations du Parlement?
  2. Un commentaire publié sur les médias sociaux depuis l’extérieur de la Chambre, mais pendant que celle-ci siège, fait-il partie des délibérations du Parlement?
  3. Les présidents d’assemblée devraient-ils traiter les commentaires publiés sur les médias sociaux, que ce soit depuis l’enceinte ou l’extérieur de la Chambre, différemment des commentaires formulés par les députés aux journalistes à l’extérieur de la Chambre?
  4. Un parlementaire devrait-il faire l’objet de mesures disciplinaires pour des commentaires qui ont été publiés sur les médias sociaux clairement en dehors des heures de séance de la Chambre?

Définir les « délibérations du Parlement »

L’expression « délibérations du Parlement » n’a jamais été définie dans le droit législatif canadien ou du Royaume-Uni. Cependant, le paragraphe 16(2) de la Parliamentary Privileges Act, 1987 de l’Australie la définit comme suit :

s’entend de tout ce qui se dit ou se fait dans le cadre des travaux d’une Chambre ou d’un comité ou en relation avec ces travaux, notamment et sans limiter la généralité de ce qui précède :

a) le fait de témoigner devant une Chambre ou un comité et le témoignage lui-même;

b) la présentation d’un document à une Chambre ou à un de ses comités;

c) la préparation d’un document à ces mêmes fins ou à des fins connexes;

d) la rédaction, la production ou la publication d’un document, y compris un rapport, par suite d’un ordre d’une Chambre ou d’un comité et le document lui-même2.

Cette définition, qui date non seulement d’avant la venue des médias sociaux, mais aussi avant celle de l’Internet, ne fait aucune mention précise de l’endroit où se déroulent les travaux d’une Chambre ou d’un comité. Deborah Palumbo et Charles Robert expliquent : « De manière générale, l’expression “délibérations du Parlement” a été interprétée avec une souplesse relative et ne se limite donc pas strictement aux délibérations qui se tiennent dans les locaux mêmes du Parlement ni aux débats en Chambre3. »

Par conséquent, les « délibérations du Parlement » englobent tous les travaux officiels d’un Parlement ou de ses comités, y compris tout ce que disent ou font les parlementaires dans le cadre de ces travaux et dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires. Il y a toutefois une exception à cette définition, comme l’explique Maingot dans Le privilège parlementaire au Canada. Selon lui, certaines questions soulevées à la Chambre ne font pas nécessairement partie des délibérations du Parlement : « Un entretien entre deux députés pendant les débats ne fait pas partie des “délibérations du Parlement4”. »

Cette distinction est importante lorsqu’on se penche sur l’utilisation des médias sociaux par les parlementaires alors qu’ils se trouvent en Chambre. À moins que les commentaires qu’ils publient sur Twitter ou d’autres médias sociaux soient lus à voix haute durant le débat, et qu’ils figurent de ce fait au compte rendu des délibérations, on peut difficilement imaginer en quoi on peut soutenir que des gazouillis publiés à partir du parquet de la Chambre font partie des délibérations du Parlement. Et s’ils n’en font pas partie, devrait-on s’attendre à ce que la présidence statue sur des questions qui en découlent?

Les présidents et les médias sociaux : statuer ou ne pas statuer

On constate l’émergence d’un consensus selon lequel les tweets et les commentaires formulés sur les autres gazouillis sociaux depuis le parquet de la Chambre ne font pas partie des délibérations du Parlement. C’est pourquoi les présidents sont limités dans leur champ d’action lorsque de tels incidents sont soulevés à la Chambre.

Les directives adoptées par la Chambre des communes du Royaume-Uni en octobre 2011 stipulent qu’étant donné que les présidents de séance ne peuvent pas surveiller ce que les députés disent sur les médias sociaux, on ne doit pas s’attendre à ce qu’ils statuent sur tout incident découlant d’un commentaire formulé sur ces médias par un député à partir de l’enceinte de la Chambre5. Depuis l’adoption de ces directives, aucun rappel au Règlementou question de privilège concernant les médias sociaux n’a été soulevé à la Chambre des communes du Royaume-Uni.

Le 1er avril 2010, le Président de la Chambre des communes du Canada a rendu sa décision sur un rappel au Règlementconcernant des allusions sur la présence ou l’absence de députés à la Chambre publiées sur Twitter par un député depuis le parquet de la Chambre. Le Président Peter Milliken a jugé qu’il est impossible pour la présidence de surveiller l’utilisation personnelle que font les députés d’appareils numériques, et surtout, que le Président ne veut pas non plus « changer l’usage de longue date selon lequel il ne se prononce pas sur les déclarations faites en dehors de la Chambre6 ». Le 5 septembre 2012, un incident semblable est survenu à l’Assemblée législative de l’Ontario lorsqu’un député de l’opposition a publié sur Twitter une photo des banquettes ministérielles pratiquement vides. Le Président a alors rappelé aux députés que la fonction d’appareil photo des appareils numériques est interdite à la Chambre7.

Le 3 avril 2012, le Président de l’Assemblée législative de Nouvelle-Galles du Sud (Australie) a fait une déclaration à l’Assemblée au sujet de l’utilisation des téléphones cellulaires et des médias sociaux. Il a alors affirmé sans équivoque ce qui suit : « Rappelons aux députés qui choisissent de prendre part à ce genre d’échanges sociaux que les gazouillis ne font pas partie des délibérations du Parlement8. »

Certaines décisions de la présidence rendues dans d’autres assemblées législatives se sont toutefois avérées un peu plus problématiques. Une question de privilège a été soulevée à la Chambre d’assemblée de Terre-Neuve-et-Labrador le 9 mai 2012 au sujet d’un commentaire publié sur Twitter par un député dans lequel il en accusait un autre d’avoir menti à la Chambre lors des débats de ce jour-là. Le député avait publié le gazouillis après l’ajournement de la Chambre, sans y nommer le député qu’il accusait d’avoir menti.

Dans sa décision, le Président a été quelque peu contradictoire. Il a semblé accepter – ou du moins reconnaître – que les commentaires formulés en dehors de la Chambre ne relevaient pas de l’autorité de la présidence. Il a en effet déclaré que si une accusation d’avoir menti était faite à la Chambre durant le débat, le Président interviendrait immédiatement pour demander au député de se rétracter. Et que si un député lançait une telle accusation alors qu’il se trouve en dehors de la Chambre, dans le cadre d’une tribune radiophonique par exemple, ce serait regrettable, mais le Président ne pourrait rien faire. Or, dans la décision rendue, le fait que le gazouillis avait été publié après l’ajournement des travaux semble le seul facteur qui empêche le Président d’agir. Il a en effet déclaré : « [S]i l’accusation d’avoir menti avait été lancée pendant que la Chambre siège, mais de manière à éviter une sanction pour usage de propos non parlementaires tout en formulant tout de même l’accusation, alors je crois que la question de privilège paraîtrait fondée à première vue9. »

Un autre incident, survenu à l’Assemblée législative de Victoria (Australie), soulève lui aussi quelques questions intéressantes10. Un député a publié sur Twitter des commentaires supposément désobligeants à l’égard du Président de l’Assemblée. Après quoi, le Président lui a demandé de présenter ses excuses pour les propos tenus. Le député a demandé au Président pour quels gazouillis il lui demandait de présenter ses excuses, mais le Président a refusé de le dire pour éviter qu’ils ne soient lus et figurent au compte rendu officiel des délibérations. Par conséquent, le député a refusé de s’excuser, et le Président a menacé de l’expulser de la Chambre. Plusieurs députés sont alors intervenus, soulignant les problèmes associés à la démarche envisagée par le Président :

  1. Le possible précédent établi par tout geste ou décision de la présidence à cet égard étant donné que le commentaire en question avait été formulé à l’extérieur de la Chambre, et donc qu’il ne faisait pas partie des délibérations du Parlement.
  2. Il n’y a aucune disposition du Règlement ou décision de la présidence à l’appui de la position du Président ou de tout autre député qui serait offensé par des propos tenus en dehors de la Chambre à l’aide des nouvelles technologies. Forcer les députés à s’excuser chaque fois qu’ils en offensent un autre sur Twitter créerait un dangereux précédent.
  3. Il n’y a aucun mécanisme dans le Règlement permettant au Président de demander des excuses. Il peut demander à un député de retirer les propos qu’il a tenus en Chambre, mais les commentaires en question avaient été formulés en dehors de la Chambre.
  4. Comme le Président refusait de préciser les propos pour lesquels il demandait des excuses, cela risquait d’établir un précédent plutôt étrange dont les ramifications iraient bien au-delà de toute insulte à l’endroit de la présidence ou tout problème que celle-ci pourrait avoir avec les propos tenus.
  5. Si le député en cause refuse de présenter ses excuses pour quelque chose dont il n’a pas été informé étant donné que le Président refuse d’expliquer pourquoi au juste il demande des excuses, quelle sanction conviendrait-il d’appliquer dans ce cas?

La question a été renvoyée au Comité du Règlement, qui a conclu dans son rapport que « la question pertinente est la conduite lors de l’utilisation des médias sociaux plutôt que la technologie en elle-même11. Selon le Comité, les règles et pratiques en place à l’Assemblée étaient suffisantes pour s’appliquer à l’utilisation des médias sociaux et aux propos diffamatoires à l’endroit du Président. Par conséquent, le Comité a jugé qu’il s’agissait d’une question de mieux faire connaître et comprendre les règles, tant chez les députés que parmi les médias. Le Comité a recommandé que la Chambre renforce ses règles et pratiques en place par l’adoption des directives suivantes qu’il avait élaborées :

Nous rappelons aux députés :

  1. Que tout commentaire formulé sur les médias sociaux n’est pas protégé par le privilège parlementaire.
  2. Que l’utilisation des médias sociaux pour porter atteinte à la réputation de la présidence ou de la vice-présidence, en plus de relever de l’inconduite au titre de l’article 118 du Règlement, pourrait être considérée comme un outrage.
  3. Qu’ils ne doivent pas utiliser les médias sociaux pour divulguer de l’information confidentielle à propos de réunions de comités ou d’audiences à huis clos12.

Les médias sociaux et le privilège parlementaire

Les médias sociaux posent un défi particulier lorsqu’il est question de privilège parlementaire. Non seulement ils peuvent être utilisés pour porter atteinte au privilège parlementaire d’un député, mais plus important encore, ils posent un défi particulier quant au droit d’un député à la liberté de parole

Utilisation des médias sociaux pour porter atteinte au privilège parlementaire d’un député

Au moment d’écrire ces lignes, il n’y a eu qu’un seul cas dans tout le Commonwealth où l’on a jugé qu’il y avait bel et bien eu atteinte au privilège en relation avec l’utilisation des médias sociaux. Le 27 février 2012, l’honorable Vic Toews, ministre de la Sécurité publique du Canada, a soulevé une question de privilège alléguant qu’il y avait eu ingérence dans sa capacité à s’acquitter de ses responsabilités pour les raisons suivantes : 1) un compte Twitter avait été utilisé pour révéler des détails sur la vie privée du ministre; 2) une campagne visant à inonder son bureau d’appels, de fax et de courriels; 3) des menaces proférées à son égard dans des vidéos publiées sur YouTube par le groupe Anonymous – tous ces gestes étant en lien au dépôt par le gouvernement du projet de loi C30 (Loi édictant la Loi sur les enquêtes visant les communications électroniques criminelles et leur prévention et modifiant le Code criminel et d’autres lois, ou Loi sur la protection des enfants contre les cyberprédateurs).

Dans la décision qu’il a rendue le 6 mars 2012, le Président a rejeté les deux premiers volets de la question de privilège. Ce n’est que dans le cas des menaces proférées dans les vidéos publiées par Anonymous que le Président a conclu qu’il y avait eu atteinte au privilège du ministre. À cet égard, le Président Scheer a déclaré :

J’ai visionné attentivement les vidéos en ligne, qui contiennent effectivement des menaces directes dirigées contre le ministre en particulier, mais aussi contre l’ensemble des députés. Ces menaces démontrent un mépris flagrant pour nos traditions et se veulent une attaque subversive contre les privilèges les plus fondamentaux de la Chambre13.

La question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre pour qu’il en fasse un examen plus approfondi. Dans son rapport, déposé le 2 mai 2012, le Comité a conclu qu’il y avait bel et bien eu atteinte au privilège, mais que compte tenu de la nature du groupe Anonymous, la Chambre ou le Comité ne pouvait rien faire sans que l’identité des personnes impliquées soit connue14

De toute évidence, les médias sociaux peuvent être utilisés pour porter atteinte au privilège d’un député. Sur ce plan, ils ne diffèrent pas de tout autre média ou mode de communication. Le seul point évident qui les distingue, c’est qu’étant donné leur caractère souvent anonyme, il peut s’avérer extrêmement difficile d’identifier qui se cache derrière un compte utilisé pour proférer des menaces ou encore s’ingérer dans l’exercice des fonctions parlementaires d’un député. Ce fut certainement le cas des vidéos téléversées sur YouTube par Anonymous. S’il est impossible d’identifier les responsables de ces actes, alors la Chambre ne peut pas faire grand-chose à part les condamner.

Propos controversés ou diffamatoires tenus à la Chambre par des députés protégés par le privilège parlementaire et diffusés sur les médias sociaux

Le privilège parlementaire et les médias sociaux peuvent être en conflit d’une tout autre façon. Dans de tels cas, ce ne sont pas les privilèges des députés auxquels on porte atteinte; ce sont plutôt les députés qui se servent de leur privilège – certains diraient qu’ils en abusent – pour tenir des propos controversés à la Chambre en sachant très bien qu’ils sont à l’abri des poursuites pour diffamation ou de toute autre poursuite éventuelle. Ces propos sont ensuite rapidement repris par les utilisateurs de médias sociaux, qui eux ne sont pas protégés par le privilège parlementaire.

Deux exemples dignes de mention et fort différents de tels cas sont survenus ces dernières années. En septembre 2011, le sénateur australien Nick Xenophon a révélé le nom d’un prêtre du sud de l’Australie soupçonné d’agressions sexuelles15. M. Xenophon a prévenu qu’il comptait révéler l’identité du prêtre longtemps à l’avance, lançant des ultimatums à l’église et tenant régulièrement les médias au courant de l’évolution de la situation. Il a ensuite mis son plan à exécution, et révélé l’identité du prêtre sous le couvert de l’immunité parlementaire malgré les supplications répétées de la présumée victime pour qu’il s’abstienne de le faire.

L’allocution de M. Xenophon au Sénat était télédiffusée en direct. Dès qu’il a révélé l’identité du prêtre, des détails et des photographies le concernant ont été télédiffusés et publiés en ligne par pratiquement toutes les agences de presse. Les lois régissant la couverture par les médias grand public des déclarations faites sous le couvert de l’immunité parlementaire sont relativement claires. Ces médias ne sont pas exposés à la responsabilité pour diffamation lorsque leur compte rendu des délibérations parlementaires est juste et exact. C’est ce que l’on appelle « l’immunité relative ». Le problème dans ce cas-ci, c’est la réaction immédiate qui s’ensuivit sur les médias sociaux. Les personnes qui ont publié et partagé des gazouillis contenant le nom du présumé agresseur n’étaient pas protégées par l’immunité relative, et il aurait été tout à fait raisonnable pour l’accusé d’intenter des poursuites contre elles.

Le deuxième exemple s’est produit à la Chambre des communes du RoyaumeUni. Le député John Hemming a alors tenté de mettre un frein au recours croissant aux super-injonctions et hyper-injonctions au Royaume-Uni en nommant certaines personnes ayant bénéficié de ces ordres de bâillonnement très secrets. Le 10 mars 2011, M. Hemming s’est servi du privilège parlementaire pour révéler que l’ancien directeur de la Royal Bank of Scotland, devenu la cible de la grogne populaire au cours de la crise financière de 2008, avait obtenu une super-injonction interdisant aux médias, entre autres choses, de l’identifier comme un banquier16. Après la question de M. Hemming à la Chambre, le nom du banquier et les allusions à son sujet le définissant comme tel sont rapidement devenus une tendance sur Twitter, puisque les abonnés ont littéralement sauté sur cette révélation. Chaque gazouillis constituait une violation de la super-injonction.

Ces deux exemples mettent en lumière le fragile équilibre entre le droit d’un député à la liberté de parole et la nécessité d’exercer ce droit de façon responsable. Cette question n’a rien de nouveau. Elle a été soulevée à maintes reprises, dans de nombreuses assemblées législatives, et bien avant l’arrivée des médias sociaux. Le Président John Allen Fraser a d’ailleurs déclaré ce qui suit à la Chambre des communes du Canada en 1987 :

Un tel privilège donne de lourdes responsabilités à ceux qu’il protège. Je songe en particulier aux députés. Les conséquences d’un abus risquent d’être terribles. Des innocents risquent d’être victimes de diffamation sans avoir aucun recours. Des réputations risquent d’être ruinées par de fausses rumeurs. Tous les députés se rendent compte qu’ils doivent exercer avec prudence le privilège absolu qui leur confère une liberté de parole totale. C’est pourquoi de vieilles traditions visent à prévenir de tels abus à la Chambre17.

Dans son premier rapport, le Comité spécial de la procédure de la Chambre des communes du RoyaumeUni (session 1988-1989) a précisé ce qui suit :

Toutefois, ce privilège s’accompagne de droits tout comme de responsabilités, et celles-ci doivent être exercées dans le respect des règles établies par la Chambre et conformément à la conduite attendue de la part des députés. L’usage irresponsable ou imprudent du privilège peut causer beaucoup de tort aux personnes ne faisant pas partie de cette Chambre qui ne disposent d’aucun recours juridique et, dans certains cas, pourrait porter préjudice à l’intérêt national. La meilleure protection contre les prétendus abus demeure la discipline personnelle que s’impose chaque député18.

Dix ans plus tard, le Comité spécial mixte du privilège parlementaire indiquait dans son premier rapport :

Le privilège de la liberté de parole au Parlement impose à chaque parlementaire l’obligation correspondante d’exercer cette liberté de façon responsable. Cette obligation est d’autant plus importante puisque les débats des deux Chambres peuvent à présent être télédiffusés en direct partout dans le monde19.

Le Comité a fait observer à juste titre que, comme les délibérations parlementaires étaient accessibles à un plus large public grâce à leur télédiffusion, il était nécessaire pour les députés et les lords d’exercer leur liberté de parole de façon plus judicieuse. Le Comité était particulièrement préoccupé par les affaires en instance devant les tribunaux, l’application de la convention relative aux affaires en instance (convention du sub judice), et les questions de sécurité nationale. Bien sûr, lors de la session 1998-1999, l’Internet en était encore à ses premiers balbutiements et les médias sociaux comme Twitter n’existaient pas. Donc, peu importe les préoccupations que le Comité pouvait avoir quant au risque que pose la télédiffusion des travaux parlementaires d’amplifier tout abus de la liberté de parole par un député, il demeure que ce risque n’est rien comparativement à celui que posent les médias sociaux.

Il est extrêmement difficile de trouver des données fiables sur les cotes d’écoute des chaînes parlementaires, mais celles qui sont disponibles indiquent que ces chaînes ne sont pas beaucoup regardées par le grand public. Par exemple, au Royaume-Uni, la chaîne parlementaire de la BBC a une moyenne d’heures d’écoute hebdomadaires par personne (heures:minutes) de 0.01 selon le Broadcasting Audience Research Board (BARB)20. Cela se traduit par une audience quotidienne moyenne d’environ 165 000 personnes. On peut aussi raisonnablement présumer que la grande majorité de ces téléspectateurs regarde la séance hebdomadaire de 30 minutes des « Questions au premier ministre » (Prime Minister’s Questions). Les données relatives à la Chaîne d’affaires publiques par câble (CPAC), qui diffuse en direct les travaux de la Chambre des communes, sont plus difficiles à trouver. Numeris (auparavant BBM Canada), qui fournit des données sur les cotes d’écoute et les comportements des consommateurs aux radiodiffuseurs, annonceurs et agences de publicité, ne diffuse pas en ligne le même niveau de données statistiques que le BARB. Cependant, dans son article intitulé « Une réforme de la période des questions est-elle possible? », Frances Ryan note qu’en 2005 :

[P]endant le scandale des commandites, les cotes d’écoute de la période des questions diffusée par la Chaîne d’affaires publiques par câble, dont les échanges étaient alors assez houleux, sont passées de 70 000 à 14 000 auditeurs par minute21.

La période des questions est la partie de la journée parlementaire la plus regardée, et si elle ne recueille que 70 000 téléspectateurs par minute, alors il est fort probable que les téléspectateurs pour le reste de la journée parlementaire sont beaucoup moins nombreux. Ainsi, un député qui fait une utilisation abusive de sa liberté de parole dans le cadre d’un débat normal à la Chambre (c’est-à-dire dans le cadre de délibérations autres que la période des questions) aurait de bonnes chances de passer inaperçu si l’auditoire se limitait aux téléspectateurs. Même les médias « traditionnels » limitent principalement leur couverture des travaux de la Chambre à la période des questions. Cependant, de nos jours, il suffit qu’une seule personne reprenne des propos controversés tenus à la Chambre et les rediffuse sur les médias sociaux. En quelques minutes, un gazouillis peut se propager dans toute la twittosphère, et atteindre un auditoire beaucoup plus vaste que celui d’une chaîne parlementaire ordinaire.

M. Xenophon a été vivement dénoncé par ses collègues sénateurs pour l’exercice abusif de son privilège parlementaire. En plus de faire valoir que les sénateurs doivent assumer leurs responsabilités lorsqu’ils exercent leur liberté de parole, un sénateur a soulevé un autre aspect important à considérer :

En raison des progrès technologiques rapides, une déclaration comme celle du sénateur Xenophon est immédiatement diffusée sur les médias sociaux. Quelques secondes après qu’il a nommé cette personne la semaine dernière, la nouvelle s’est retrouvée sur Twitter. Or, lorsque les nouvelles se propagent par Twitter, l’envoi de messages textes et les chaînes d’information en continu, il nous incombe d’être conscients des dommages que peut causer une seule déclaration.

Le sénateur Xenophon voulait accélérer les enquêtes menées par l’église. Est-ce que son geste produira nécessairement le résultat escompté? Eh bien, elles sont en cours. Mais qu’en est-il des conséquences dramatiques involontaires? Qui en assume la responsabilité? De toute évidence, il y a eu atteinte à la réputation du prêtre. Comparons la vitesse phénoménale avec laquelle les allégations se sont propagées au temps qu’il faudra pour une éventuelle réplique de l’accusé — et au petit nombre de destinataires qui recevront instantanément sa version des faits. Franchement, peut-on parler de justice22?

C’est cette nouvelle réalité qui a entraîné la publication d’un éditorial demandant un nouvel examen du privilège parlementaire dans le journal britannique The Guardian :

La dernière fois que le Parlement s’est penché sur la question de privilège, l’Internet en était encore à ses premiers balbutiements, les médias sociaux étaient au stade embryonnaire et l’encre de la Human Rights Act avait à peine eu le temps de sécher. On ne pouvait même pas imaginer que le privilège parlementaire puisse croiser le monde virtuel et le rôle de la presse dans toute sa complexité. Un nouvel examen de la question par un comité spécial est à tout le moins nécessaire, tout comme de nouvelles responsabilités plus claires assorties aux anciens droits des députés23.

Il ne fait aucun doute que la liberté de parole est le privilège parlementaire le plus important de tous, et qu’elle est nécessaire à la tenue de débats ouverts et approfondis à la Chambre. Cependant, compte tenu des réalités des médias sociaux, le principe généralement reconnu selon lequel les parlementaires ne doivent pas abuser de ce privilège est plus important que jamais. Les parlementaires comme le sénateur Xenophon ou le député John Hemming n’auront certes pas à se soucier de toute poursuite qui pourrait être intentée contre eux, mais les citoyens qui publient ou partagent des propos possiblement diffamatoires sur Twitter pourraient bien s’exposer à d’éventuelles poursuites. Bon nombre des citoyens, voire la plupart d’entre eux, ne comprennent peut-être pas la notion de privilège parlementaire, et assument que si pour un député, « il n’y a rien de mal » à qualifier quelqu’un de pédophile ou à en accuser d’autres de graves méfaits, alors ils peuvent très bien répéter ces accusations sur Twitter ou Facebook.

Voilà peut-être le plus grand défi que les médias sociaux posent pour la procédure parlementaire. Personne ne voudrait que les députés commencent à s’autocensurer, mais il serait bon que les parlements entreprennent des études sur la liberté de parole à l’ère des médias sociaux.

Conclusion

Comme le Comité du Règlement de l’Assemblée législative de Victoria l’a conclu, les médias sociaux sont tout simplement un autre mode de communication. Par conséquent ils peuvent avoir des répercussions sur les règles et conventions parlementaires, entrer en conflit avec elles ou leur porter atteinte de la même manière que tout autre mode de communication plus traditionnel. Ce qui place les médias sociaux dans une catégorie à part, ce sont leur portée et, pour reprendre les propos de David Cameron, leur « instantanéité ».

Auparavant, lorsqu’un politicien avait le malheur de dire ou de faire quelque chose qui porte à controverse, cette gaffe pouvait être reprise par les médias locaux et, en fonction de la gravité perçue de l’incident ou des propos, elle pouvait aussi faire l’objet d’une couverture médiatique nationale. Les choses ont changé. Aujourd’hui, quiconque possède un compte sur un réseau social peut instantanément rapporter un propos ou un geste déplacé de la part d’un représentant élu. La nouvelle de l’incident contourne alors complètement les sources médiatiques traditionnelles, et peut se répandre à une vitesse jusqu’à présent inconnue à toutes les parties du monde où l’on a accès à l’Internet.

L’approche adoptée tant par la Chambre des communes du Royaume-Uni que par l’Assemblée législative de Victoria en Australie semble la plus sensée. Les parlementaires doivent savoir que ce qu’ils disent sur les médias sociaux n’est pas protégé par le privilège parlementaire, et que les médias sociaux ne devraient pas être utilisés comme des moyens de contourner les règlements ou conventions parlementaires en place. Et surtout, les représentants élus doivent se rappeler que, lorsqu’il est question des médias sociaux, c’est le monde entier qui, d’une certaine manière, est à l’affût de leurs faits et gestes.

Notes

  1. David Cameron, interviewé par Christian O’Connell, « David Cameron on Twitter », vidéo sur YouTube, 1 minute, publiée par AbsoluteRadio, le 29 juillet 2009 [TRADUCTION]. Malgré ses réserves au départ, David Cameron a finalement joint la twittosphère en octobre 2012.
  2. Lois codifiées du Commonwealth d’Australie (Commonwealth of Australia Consolidated Acts), Parliamentary Privileges Act, 1987, par. 16(2) [TRADUCTION].
  3. Deborah Palumbo et Charles Robert, « Les vidéoconférences dans le contexte parlementaire », Revue parlementaire canadienne, vol. 22, no 1, 1999, p. 19.
  4. Joseph Maingot, c.r., Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd. (Montréal : Presses universitaires McGill Queen’s, 1997), p. 107 et 108.
  5. RoyaumeUni, Débats de la Chambre des communes, le 13 octobre 2011, colonne 555 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
  6. Canada, Débats de la Chambre des communes, le 1er avril 2010, p. 1284.
  7. Canada, Débats de l’Assemblée législative de l’Ontario, le 5 septembre 2012, p. 3361 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
  8. Australie, Débats de l’Assemblée législative de Nouvelle-Galles du Sud, le 4 avril 2012, p. 10689 [TRADUCTION].
  9. Canada, Débats de la Chambre d’assemblée de Terre-Neuve-et-Labrador, le 9 mai 2012 [TRADUCTION].
  10. Australie, Débats de l’Assemblée législative de Victoria, le 9 novembre 2011, p. 5255 à 5260 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
  11. Australie, Assemblée législative de Victoria, Comité du Règlement (Standing Orders Committee), Report into use of social media in the Legislative Assembly and reflections on the Office of Speaker, décembre 2012, p. 3 [TRADUCTION].
  12. Ibid., p. 9.
  13. Canada, Débats de la Chambre des communes, 6 mars 2012, p. 5834 et 5835.
  14. Canada, Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, vingt et unième rapport, Question de privilège concernant les menaces à l’endroit du député de Provencher, le 2 mai 2012.
  15. Commonwealth d’Australie, Débats du Sénat, 13 septembre 2011, p. 5989 à 5991.
  16. RoyaumeUni, Débats de la Chambre des communes, 10 mars 2011, colonne 1069 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
  17. Canada, Débats de la Chambre des communes, 5 mai 1987, p. 5765 et 5766.
  18. Royaume-Uni, Comité spécial de la procédure de la Chambre des communes (House of Commons Select Committee on Procedure), First Report (session 1988-1989), p. 290, cité dans le First Report (session 1998-1999) du Comité spécial mixte du privilège parlementaire (Joint Select Committee on Parliamentary Privilege) [TRADUCTION].
  19. Parlement du RoyaumeUni, Comité spécial mixte du privilège parlementaire (Joint Select Committee on Parliamentary Privilege), First Report (session 1998-1999) [TRADUCTION].
  20. Broadcasting Audience Research Board, données pour la période de septembrenovembre 2012.
  21. Frances Ryan, « Une réforme de la période des questions est-elle possible? », Revue parlementaire canadienne, vol. 32, no 3, automne 2009, p. 20.
  22. Commonwealth d’Australie, Débats du Sénat, le 19 septembre 2011, p. 6458 et 6459 [TRADUCTION].
  23. Éditorial, « Parliamentary privilege: Responsible behaviour », The Guardian, le 25 mai 2011 [TRADUCTION].

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Vol 37 no 4
2014






Dernière mise à jour : 2020-09-14