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Charles Robert
Canada and the Crown: Essays on Constitutional Monarchy, publié sous la direction de D. Michael Jackson et Philippe Lagassé, Institute of Intergovernmental Relations, Montréal, 2013, 312 p. et The Crown and Canadian Federalism, de D. Michael Jackson, Dundurn, Toronto, 2013, 336 p.
Le jubilé de la reine Elizabeth, célébré en 2012, a donné aux monarchistes autant qu’aux constitutionnalistes l’occasion de revenir sur l’importance et le rôle de la Couronne comme partie de l’identité du Canada et de son gouvernement au XXIe siècle. La tâche n’était pas sans écueils. Pour bien des gens, il y a quelque chose d’étrange dans le fait que la reine du Royaume-Uni soit en même temps la souveraine du Canada ainsi que le chef d’État de plus d’une dizaine d’autres royaumes du Commonwealth. Le fait qu’Elizabeth II soit personnellement respectée, admirée et même révérée pour son sens du devoir et un parcours quasiment sans faute pendant de nombreuses années n’est pas vraiment pertinent aux yeux de ceux qui contestent la valeur de la Couronne en disant que c’est une institution non démocratique qui rappelle en plus notre passé colonial. Pour les autres, cependant, le long règne de la reine représente ce qu’il peut y avoir de mieux dans une monarchie moderne : sa stabilité, sa continuité et son prestige quasiment mystique sont le contrepoint apprécié d’un leadership gouvernemental qui est souvent vu, au pire, comme étant trop sectaire et trop clivant.
Expliquer et défendre la Couronne au Canada est devenu la mission d’un certain nombre d’universitaires, d’auteurs et de parlementaires dont les principaux sont D. Jackson, David Smith, Serge Joyal et Christopher McCreery. Tous, et d’autres, ont produit des essais pour cette édition de Canada and the Crown: Essays on Constitutional Monarchy, deuxième volume consacré à ce sujet ces dernières années par l’Institute of Intergovernmental Relations de l’Université Queen’s — le premier, The Evolving Canadian Crown, ayant été publié en 2010. Dans cette nouvelle collection, on invoque à la fois l’histoire, des théories constitutionnelles, le droit et la pratique pour valider l’importance continue et la pertinence de la Couronne au Canada. Les essais couvrent un large éventail de sujets, dont le mandat du quatrième gouverneur général, la Couronne et le Québec, les changements récents à la Law of Succession, l’usage de la prérogative royale, et les relations de la Couronne avec les Premières Nations. Dans l’ensemble, c’est une collection utile décrivant comment et pourquoi la Couronne est toujours pertinente dans le Canada d’aujourd’hui. Ceux qui croient en la valeur de la monarchie trouveront dans cet ouvrage amplement de justifications à leurs convictions.
Le caractère complexe de la Couronne dans ses multiples relations impliquant le Royaume-Uni, le Commonwealth, le Canada et les provinces ressort en ce moment même à l’occasion d’une poursuite judiciaire devant la Cour supérieure du Québec. Cette affaire concerne le processus suivi par Ottawa pour approuver les changements apportés aux règles de succession par Westminster. Une fois qu’ils auront été approuvés par tous les royaumes du Commonwealth, ces changements donneront à l’aîné, garçon ou fille, le droit de monter sur le trône. Ils aboliront aussi certaines restrictions concernant le mariage des membres de la famille royale à des catholiques. Le procès en cours repose sur le degré de consentement qu’exige la Loi constitutionnelle de 1982 pour que ces changements entrent en vigueur. Le gouvernement fédéral prétend avoir à lui seul le pouvoir d’accorder l’approbation du Canada à ces nouvelles règles de succession. Les opposants, deux professeurs de l’Université Laval, soutiennent que cette approbation exige le consentement de toutes les provinces, au titre de la règle de l’unanimité de l’article 41. Il est prévu que la cause sera entendue en juin prochain.
Cette affaire touche deux des principaux thèmes soulevés dans Canada and the Crown : l’identité incontestablement britannique de la Couronne, et sa place centrale dans l’architecture constitutionnelle du Canada. Pour beaucoup, la réalité britannique de la souveraine du Canada rappelle une époque où le pays n’était pas indépendant et où la tolérance de tout ce qui n’était pas britannique, pour autant qu’elle existât, se limitait à une reconnaissance de mauvaise grâce du fait français. Tout cela n’a que peu à voir avec le Canada d’aujourd’hui qui a franchement adopté le bilinguisme officiel et célèbre la diversité culturelle de sa vaste population d’immigrants. En outre, la canadianisation réussie du poste de gouverneur général, ainsi que le charisme de deux de ses récentes titulaires nées en dehors du pays, incite certains, dont l’essayiste John Whyte, à croire que l’heure est venue de se détacher de la Couronne britannique et d’envisager un autre modèle de gouvernement. Il soutient qu’une monarchie héréditaire ne peut être qu’un pâle reflet des valeurs sociales du Canada, et que le républicanisme civique est un meilleur modèle pour un État moderne. D’autres, comme David Smith et Robert Hawkins, estiment par contre que la plus grande visibilité du gouverneur général moderne confirme en fait la nécessité de conserver l’élément britannique de la Couronne canadienne. Le court mandat du gouverneur général oblige les titulaires du poste à comprendre et à exercer pleinement leurs fonctions vice-royales. Ils soutiennent qu’abandonner le lien direct avec la reine risquerait de saper la stabilité et l’impartialité qui sont ancrées dans une monarchie héréditaire plus vieille que le Canada lui-même. De fait, la souveraine britannique sert de modèle au gouverneur général dans l’exercice de ses fonctions avec dignité et efficience.
De même, la canadianisation de la Constitution soulève d’autres questions sur la pérennité de la Couronne anglo-canadienne. Originellement loi britannique adoptée par Westminster dans sa capacité impériale, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique fut finalement rapatrié comme Loi constitutionnelle de 1867 puis complété par la Loi constitutionnelle de 1982 avec l’inclusion d’une formule d’amendement longtemps recherchée et de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, le Canada a de plus en plus assumé, tout en continuant de la développer, sa propre identité distincte au-delà de son riche héritage britannique. La Couronne actuelle, dans ses multiples relations et capacités conjuguées, peut-elle continuer d’être le sanctuaire de pouvoirs exécutifs, de fonctions législatives et d’autorités judiciaires? La plupart des auteurs de Canada and the Crown pensent qu’elle le peut et qu’elle le doit.
Cela dit, certains de ces auteurs expriment leur appui à la Couronne du bout des lèvres, d’une manière qui laisse deviner l’existence de questions sérieuses sur la valeur ou le besoin de l’institution au XXIe siècle. Cela ressort clairement du titre de l’essai de Philippe Lagassé résumant l’ouvrage, « The Contentious Canadian Crown », ainsi que de l’essai de Peter Russell qui déplore que notre système d’enseignement n’enseigne pas adéquatement le rôle de la Couronne. De même, la promotion de l’utilisation de manuels du Cabinet, par James Bowden et Nicholas MacDonald, pour clarifier la marche à suivre en cas de situation constitutionnelle difficile, implique un certain doute quant à l’aptitude des membres du gouvernement à faire face adéquatement à des situations inusitées, comme lors de l’épisode de prorogation de 2008. Les supputations dont la gouverneure générale fut alors la cible ont soulevé des inquiétudes au sujet de son intervention politique dans l’exercice de ses responsabilités constitutionnelles. Cette idée d’un éventuel sectarisme politique est également soulevée par Richard Berthelsen dans son compte rendu de l’histoire du discours du Trône. Contrairement à la tradition des Ouvertures du Parlement à Westminster, où les discours sont invariablement courts et ne sont guère qu’une liste des projets de loi qui seront déposés par le gouvernement au cours de la session, les discours du Trône livrés par le gouverneur général deviennent de plus en plus longs et sont de plus en plus politisés. À long terme, cela veut dire que la neutralité et l’impartialité essentielles du gouverneur général seront compromises. David Smith, un défenseur irréductible de la Couronne, déplore cette évolution et note comment la position de la reine et de son substitut canadien s’est dépréciée à bien des égards. Tout en admettant que le gouvernement actuel a beaucoup fait pour rehausser le statut de la souveraine, Smith le soupçonne d’être prêt à utiliser le substitut à des fins manifestement politiques. À cause de cela, entre autres choses, il devient malheureusement difficile de demander au gouverneur général d’instaurer une relation réparatrice avec les Premières Nations, thème d’essais séparés de Stephanie Danyluk et Jim Miller.
Les essayistes ayant adopté une perspective plus historique semblent moins gênés par cette approche défensive. Carolyn Harris, par exemple, offre une analyse intéressante du marquis de Lorne, notre quatrième gouverneur général. À bien des égards, son mandat de 1878 à 1883, rehaussé durant ses premières années par la participation de son épouse, la princesse Louise, a créé un modèle que suivront bon nombre de ses successeurs. Ce qui est frappant au sujet de son mandat, c’est l’attitude démocratique et relativement égalitaire dont lui-même et son épouse ont fait preuve durant leur séjour au Canada. Pendant cette période, la Couronne a joui d’une image publique immensément positive. Cela ressort également de l’article de Serge Joyal, qui parle de la longue histoire d’association bénéfique de la Couronne avec le Québec, association aujourd’hui lamentablement abandonnée, comme le précise Linda Cardinal. Christopher McCreery, qui parle quant à lui, dans des articles séparés, de l’expansion du rôle des lieutenantsgouverneurs ainsi que de celui du secrétaire vice-royal, présente une analyse minutieuse des deux fonctions soutenant la Couronne au Canada.
L’un des rédacteurs en chef de Canada and the Crown est aussi l’auteur de The Crown and Canadian Federalism. D. Michael Jackson est un défenseur inébranlable de la Couronne. Il exprime avec enthousiasme, dans un article enlevé, sa position sur sa valeur dans l’histoire du Canada, en mettant particulièrement l’accent sur le rôle et les pouvoirs des représentants de la Couronne dans les provinces, les lieutenants-gouverneurs. Comme il l’admet volontiers, son texte « contient peu de recherche originale » et peu de recours à des sources primaires. Au lieu de cela, il a voulu tirer parti des recherches les plus récentes d’autres politologues et en communiquer le résultat à un public plus large, de façon à « fournir une exploration et une explication facilement accessibles de la Couronne et du fédéralisme canadien ». Il est clair à ses yeux que la Couronne a joué un rôle indispensable en favorisant le développement du régime de gouvernement fédéral du Canada, de son identité bilingue et de sa réalité multiculturelle. Son admiration sans bornes pour la Couronne ne repose pas seulement sur son importance constitutionnelle mais tout autant sur sa signification comme sanctuaire « des valeurs, des traditions et d’un héritage de loyauté, d’identité et d’ethos » de la nation.
La Loi constitutionnelle de 1982 a solidement ancré la position de la Couronne dans la structure gouvernementale du Canada. L’article 41 dispose que tout changement à « la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur » ne peut se faire qu’avec le consentement unanime du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de l’assemblée législative de chaque province. À moins que le Royaume-Uni ne se convertisse au républicanisme, il est probable que le Canada restera une monarchie constitutionnelle pendant encore longtemps. Toutefois, la sécurité du statut de la Reine comme chef d’État de la nation ne dépend pas exclusivement du droit. Elle dépend plus fondamentalement de l’appui et du consentement d’un peuple qui apprécie et valorise la Couronne dans toutes ses dimensions. Cet appui est plus difficile à obtenir aujourd’hui mais, comme le montre la publication de ces deux ouvrages, certains sont prêts à faire l’effort.
Charles Robert
Greffier principal
Bureau de la procédure et des travaux de la Chambre au Sénat du Canada
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