Revue parlementaire canadienne

Numéro courant
Région canadienne, APC
Archives
Prochain numéro
Guide de rédaction
Abonnez-vous

Recherche
AccueilContactez-nousEnglish

PDF
Prise de décisions du pouvoir exécutif : défis, stratégies et ressources
Adam Moscoe

Le pouvoir exécutif du gouvernement exerce un contrôle de plus en plus grand sur la prise de décisions en utilisant un vaste éventail de stratégies visant à élaborer des préférences en matière de politiques et à surveiller leur mise en œuvre. Par exemple, le Canada a assisté à une « présidentalisation » de son système parlementaire, caractérisée par une centralisation accrue du processus décisionnel au Cabinet du premier ministre (CPM). La première partie du présent document présente un certain nombre de biais cognitifs qui entravent la prise de décisions judicieuses par le pouvoir exécutif. Elle examine aussi deux stratégies exigeantes, mais efficaces, soit la stratégie des plaidoyers multiples (multiple advocacy) et le recours à des intermédiaires impartiaux – pour atténuer les distorsions subséquentes. La seconde partie du document aborde les difficultés relatives à une mise en œuvre efficace des politiques à la lumière des ruptures systématiques entre le pouvoir exécutif et la fonction publique. Finalement, il sera question des avantages des nominations politiques comme moyen d’atténuer ces difficultés.

Le pouvoir exécutif du gouvernement exerce un contrôle de plus en plus grand sur la prise de décisions en utilisant un vaste éventail de stratégies visant à élaborer des préférences en matière de politiques et à surveiller leur mise en œuvre. Par exemple, le Canada a assisté à une « présidentalisation » de son système parlementaire, caractérisée par une centralisation accrue du processus décisionnel au Bureau du premier ministre1. Dans une démocratie, les décisions ne sont pas prises en vase clos, et le pouvoir exécutif doit travailler à surmonter de nombreuses difficultés politiques et institutionnelles pour que ses décisions puissent être mises en œuvre pleinement et de manière appropriée. Puisque les décisions sont de plus en plus attribuées à un seul représentant élu, il est important plus que jamais de bien cerner et d’élaborer des moyens d’atténuer les biais cognitifs et les distorsions qui risquent d’influencer les chefs de gouvernement en raison de leur faillibilité. En l’absence d’une certaine forme d’intervention délibérée, les systèmes démocratiques ne tiennent pas compte, par nature, de la mise en œuvre exacte des décisions du pouvoir exécutif en raison des problèmes de communication – que connaît toute personne ayant déjà participé à une partie de téléphone arabe – et des structures de rapports hiérarchiques indirects entre les représentants élus et les bureaucrates. Le présent document aborde les difficultés que posent les distorsions cognitives, particulièrement en ce qui concerne la mise en œuvre des décisions du pouvoir exécutif; il présente également des stratégies visant à atténuer les difficultés en question.

Biais cognitifs qui entravent la prise de décisions judicieuses par le pouvoir exécutif

Lorsque des décisions stratégiques complexes sont prises par des individus, indépendamment de l’ampleur du mandat accordé par l’électorat, les biais risquent d’obscurcir les délibérations et d’entraver le raisonnement logique. Les biais se définissent comme « des phénomènes cognitifs et motivationnels qui conduisent des individus à prendre systématiquement des décisions sous-optimales quant à leur utilité, comme l’expérience le démontre2 ». Les répercussions des décisions sous-optimales peuvent être graves, en particulier lorsque le programme national de politique comporte, comme c’est généralement le cas, des enjeux d’importance cruciale pour la vie des citoyens tels que la santé, la sécurité et la protection de l’environnement.

En outre, les biais qui influencent un décideur ne sont pas seulement déterminés à l’interne, mais aussi par de nombreux intervenants qui travaillent en même temps à promouvoir leurs propres intérêts. Les décideurs doivent négocier de tels programmes souvent concurrents. Ils ne peuvent pas prendre une décision qui reflète un certain calcul cumulatif ou moyen des intérêts en cause, mais ils doivent plutôt « faire des jugements de répartition qui favorisent le bien-être de certaines personnes au détriment des autres3 ».

Par ailleurs, contrairement aux reporters météo qui établissent des prévisions répétitives et qui reçoivent une rétroaction sur leur exactitude et leur fiabilité de manière opportune, les décideurs doivent constamment prendre de nouvelles décisions dans un environnement où l’information est incomplète et la rétroaction incohérente, à la fois qualitativement et quantitativement4. La prise de décisions survient à de multiples plans cognitifs, allant d’une confiance en un processus décisionnel « intuitif, non conscient, automatique et rapide » jusqu’à une pleine et entière participation à une prise de décisions analytique, consciente et relativement lente5. Ce dernier système requiert un ensemble de compétences, telle l’analyse statistique, qui fait défaut à de nombreux décideurs. Les ministres peuvent avoir à leur disposition des experts en statistique au sein de la fonction publique, mais, lorsque ces derniers formulent des recommandations contradictoires, mais également valides, le décideur est mal outillé pour choisir une recommandation plutôt qu’une autre.

En conséquence, de nombreux dirigeants recourent à la prise de décisions intuitives, ce qui les rend vulnérables aux distorsions suivantes :

  • Premièrement, l’effet heuristique s’applique lorsque « les jugements associés au risque sont souvent fondés davantage sur l’intuition que sur une analyse objective6 ». Par exemple, l’ancien président américain George W. Bush se définissait lui-même comme « un intuitif qui se fie à son instinct au moment de prendre des décisions7 ».
  • Deuxièmement, les dirigeants peuvent être réticents à examiner des opinions ou des avenues en raison d’une combinaison des propensions suivantes : a) une confiance excessive; b) un scepticisme motivé – c’est-à-dire la tendance à ne pas critiquer les arguments qui appuient ses propres croyances; c) la « force gravitationnelle des engagements antérieurs » pris à l’égard d’alliés, de groupes d’intérêts ou d’autres groupes; et d) le préjugé de confirmation – c’est-à-dire la tendance à rechercher une information qui réaffirme ses croyances ou qui justifie ses préférences8.
  • Troisièmement, les dirigeants peuvent prendre des décisions sous-optimales quand ils sont confrontés à de nombreuses solutions possibles. De même, un faible choix d’options peut produire de piètres résultats. Un équilibre prudent est donc requis entre un trop grand choix de solutions et un choix d’options trop limité9. Aussi, les avenues possibles doivent être réalisables et ne pas être du genre de celles qu’un dirigeant aimerait rejeter à première vue en raison de bourbiers politiques potentiels ou de difficulté à « vendre » la politique aux électeurs dans la sphère publique. Lorsque le haut commandement militaire des États-Unis a présenté au président Barack Obama une série d’options en lien avec l’envoi massif de troupes en Afghanistan, il a répondu ceci : « Messieurs, vous m’avez présenté quatre options, dont deux qui ne sont pas réalistes… Ce n’est pas suffisant. Vous m’avez fourni essentiellement une option10. »
  • Quatrièmement, la préférence pour le présent est la tendance à prendre des décisions fondées uniquement sur des considérations à court terme. Elles sont souvent liées aux cycles électoraux, soit aux périodes durant lesquelles tous les dirigeants politiques sont tenus responsables des décisions qu’ils ont prises pendant leur mandat. Une tendance connexe est de choisir l’inaction en raison des conséquences immédiates associées au choix contraire. Ici, le décideur néglige de prendre en considération « les avantages futurs ou les effets futurs de l’inaction11 ». La question est de déterminer quelle période de temps le décideur, compte tenu de son horloge politique, peut accorder à une vision à plus long terme par rapport à un enjeu stratégique donné.
  • La cinquième distorsion est de nature sociale plutôt que cognitive. Communément appelée « pensée de groupe », elle se caractérise « par la convergence prématurée d’un groupe autour d’un plan d’action sans une analyse adéquate […], un désordre de groupes fortement unis, exacerbé par une homogénéité idéologique, un leadership autoritaire et un isolement par rapport aux influences extérieures12 ». La pensée de groupe est une préoccupation grandissante dans le contexte de certains phénomènes tels que la présidentialisation de notre système parlementaire, à l’intérieur duquel les conseillers proches du premier ministre sont ceux qui lui sont les plus fidèles et qui ont le plus de chances d’être d’accord avec lui.

Combattre les distorsions dans la prise de décisions au moyen de la stratégie des plaidoyers multiples et du recours à des intermédiaires impartiaux

À moins que des mesures soient prises afin d’atténuer leurs effets, les cinq distorsions susmentionnées peuvent amener des dirigeants à cautionner une politique attrayante à court terme, mais qui néglige d’examiner des options plus susceptibles de répondre aux besoins de divers intervenants à long terme. Une pléthore de solutions est disponible pour résoudre les problèmes de faillibilité et orienter les décideurs vers des formes plus rigoureuses d’analyse qui les aideront à justifier leurs recommandations. Afin de surmonter les obstacles initiaux, les décideurs et leurs fidèles collaborateurs peuvent s’engager dans un dialogue ouvert autour de « leurs hypothèses factuelles et de la complexité de leurs valeurs13 ». Ce n’est qu’ainsi que des décisions peuvent être prises au moyen de stratégies non fondées sur des préjugés qui remplacent l’intuition par une analyse rationnelle. La stratégie des plaidoyers multiples (multiple advocacy) est celle qui atténue le plus efficacement les cinq distorsions. De son côté, le recours à des intermédiaires impartiaux est une façon de gérer le déluge résultant d’informations contradictoires. Un système de plaidoyers multiples est conçu de manière à ce que les conseillers des décideurs représentant différents points de vue ou défendant différentes options stratégiques disposent des mêmes possibilités de formuler leurs recommandations. Comme le suggère Mel Cappe, ancien greffier du Conseil privé, la meilleure source d’idées diversifiées est la fonction publique qui ne produit pas seulement des idées, mais qui filtre également les idées provenant du secteur privé, de la société civile et de la scène internationale. Le défi consiste à obliger les décideurs à être des « demandeurs d’idées » dans un système de plus en plus centralisé14. Après tout, le fait pour les dirigeants de prêter attention aux plaidoyers multiples qui leur sont présentés ne les force pas à tous les examiner minutieusement.

La stratégie des plaidoyers multiples intègre efficacement diverses stratégies non fondées sur des préjugés, y compris « la conscience des préjugés; la connaissance de probabilité, de la statistique et des méthodes empiriques; [et] des formalités qui requièrent l’examen de points de vue opposés et de justifier les conclusions énoncées15 ». Avec la stratégie des plaidoyers multiples, il ne suffit pas de présenter à un décideur un ensemble de solutions possibles. Le pouvoir exécutif doit être « consciemment structuré de manière à ce que les représentants de différentes options disposent de ressources intellectuelles et bureaucratiques similaires16 ».

Pourtant, les systèmes qui élaborent et canalisent les stratégies politiques aux États-Unis et au Canada ne satisfont pas à une telle exigence, puisque les secrétaires de cabinet et le personnel de la Maison-Blanche n’ont pas un accès égal au président, tout comme les sous-ministres et le personnel du Cabinet du premier ministre n’ont pas un accès égal au premier ministre. Par ailleurs, il existe des hiérarchies au sein du pouvoir exécutif, et le chef du personnel ne présente pas généralement au décideur les points de vue dissidents qui circulent parmi ses employés. Selon Ralph Heintzman, ancien secrétaire adjoint du Cabinet, on peut en dire autant du greffier du Conseil privé, dont les séances d’information en présence du premier ministre sont rarement des démonstrations équilibrées d’impartialité et n’englobent pas habituellement l’éventail complet des points de vue exprimés par les décideurs et les conseillers dans l’ensemble de la fonction publique17.

Le président Barack Obama, tout comme Dwight Eisenhower à son époque, a l’habitude de demander des plaidoyers multiples en encourageant les « avocats du diable » à exprimer leur opposition à un consensus émergent et en consultant individuellement ses conseillers pour solliciter leurs opinions indépendantes en toute confiance18. Eisenhower a reconnu que, même si les membres de son personnel parlaient librement, ils ne lui présentaient pas l’éventail complet des solutions possibles en raison de leur synchronisation idéologique. Ainsi, il encourageait la tenue de débats entre « toutes les personnes qui assumaient une responsabilité partielle définissable » en lien avec l’objet des décisions19. De tels débats avaient souvent lieu en présence du président, une pratique que Barack Obama a poursuivie. Par exemple, quand le moment est venu de déterminer si des présumés terroristes devaient être jugés devant des tribunaux civils, Obama a observé un débat entre ses conseillers et le procureur général et son personnel du département de la Justice20. Dans ce cas, les conseillers politiquement sensibles l’ont emporté sur leurs collègues davantage portés sur le droit.

Les opinions multiples doivent recevoir la même attention, mais le pouvoir exécutif s’engage tôt ou tard dans un processus décisionnel fondé sur la raison et des valeurs, en accordant du poids aux intérêts en jeu et en choisissant l’option qui optimise lesdites valeurs21. Afin de montrer comment la stratégie des plaidoyers multiples s’avère une stratégie non fondée sur des préjugés et compatible avec une prise de décisions analytique et consciente, il est utile de mettre en contraste l’approche d’Obama en matière de prise de décisions et celle de George W. Bush qui, comme il a été dit, se fiait à son instinct. Quand il était en poste à la Maison-Blanche, un petit nombre d’individus qui partageaient les mêmes idées en toute loyauté examinaient une fourchette étroite d’options, ce qui correspondait à une pensée de groupe22. Il est important de souligner que, malgré son utilité en matière de prise de décisions judicieuses, la stratégie des plaidoyers multiples représente un changement important pour le personnel politique, habitué, « au moyen d’une diffusion sélective ou d’une non-divulgation de l’information », à exercer un contrôle sur les options présentées aux représentants élus et au public23.

Puisque la stratégie des plaidoyers multiples demande du temps et qu’elle peut produire une énorme quantité d’informations contradictoires, certains cadres dirigeants ont recours à des intermédiaires impartiaux pour les aider à prendre des décisions. Un intermédiaire impartial s’assure que, non seulement un éventail complet d’options est présenté à son supérieur, mais aussi que les conseillers ont un degré égal de pouvoir et de ressources pour expliquer clairement leurs perspectives. Les intermédiaires impartiaux n’agissent pas seulement en tant qu’agents de liaison entre les départements et les cadres dirigeants (aux États-Unis), comme le font les sous-ministres dans la fonction publique canadienne. Ils font aussi « la promotion d’une véritable compétition d’idées, en exposant des points de vue qui n’ont pas été représentés adéquatement ou qui doivent être examinés et en augmentant les ressources des deux côtés pour qu’il puisse en résulter une présentation équilibrée24 » et pour que les conseillers soient confiants que leurs opinions atteindront le cadre dirigeant, même si le personnel politique estime qu’elles sont peu attrayantes.

Fait intéressant à souligner, Obama a choisi de ne pas recourir à des intermédiaires impartiaux, mais plutôt de consacrer du temps et de l’énergie à évaluer des opinions divergentes25. Une participation intense du dirigeant produira les meilleurs résultats avec la stratégie des plaidoyers multiples, mais elle l’oblige à comprendre parfaitement les débats sur les politiques et à investir un temps considérable et, donc, à être moins disponible pour exécuter d’autres tâches liées à son mandat, sans parler de la recherche sans fin de la réélection. L’engagement profond d’Obama contraste avec l’approche de George W. Bush, dont le vice-président Dick Cheney – un redoutable plaideur plutôt qu’un intermédiaire impartial – orientait la prise de décisions.

Une question importante est de savoir s’il est possible de trouver un intermédiaire vraiment impartial, un individu dont les intérêts personnels ou la loyauté ne feront pas dévier la prise de décisions. Les chefs du personnel sont trop préoccupés par les questions de loyauté et de favoritisme politique, alors que les secrétaires de cabinet sont trop portés à défendre la cause de leurs départements responsables (aux États-Unis) et qu’ils offrent rarement les conseils de portée générale nécessaires à la résolution des problèmes qui touchent de multiples composantes du gouvernement26. Au Canada, on peut soutenir que les conseillers principaux au Bureau du Conseil privé – c’est-à-dire ceux qui ne rivalisent pas pour obtenir le poste suprême de greffier – seraient plus enclins à agir en tant qu’intermédiaires impartiaux auprès du premier ministre, puisqu’ils sont de hauts fonctionnaires non partisans ayant acquis une expérience dans de nombreux ministères, ainsi que la capacité d’influencer leur travail.

En somme, les distorsions sociales et cognitives auxquelles les êtres humains sont généralement soumis présentent des défis importants dans un système où le pouvoir politique exerce un contrôle accru sur la prise de décisions. La stratégie des plaidoyers multiples, combinée à un soutien facultatif fourni par des intermédiaires impartiaux, représente la meilleure stratégie pour surmonter les problèmes de faillibilité.

De la prise de décisions à la mise en œuvre de politiques : le téléphone arabe

Une fois qu’il a pris une décision stratégique, le cadre dirigeant est confronté au défi de s’assurer qu’elle sera mise en œuvre par la fonction publique qui a le mandat de mettre en place la volonté des décideurs. Il existe généralement un écart important entre l’arène politique, soit le Cabinet du premier ministre et les cabinets ministériels qu’il chapeaute, et la fonction publique permanente et non partisane desservie par des fonctionnaires qui conservent souvent leurs prérogatives, peu importe le parti politique au pouvoir. Cela donne lieu à différents degrés d’écart entre la prise de décisions et la mise en œuvre des politiques, depuis les agents de l’immigration de première ligne qui disposent d’une latitude étonnante à la frontière27 jusqu’aux employés des sociétés d’État qui travaillent sans la supervision directe de cadres dirigeants.

Les dirigeants subissent donc des pressions pour s’assurer que les « listes de souhaits » n’entravent pas la mise en œuvre adéquate de leurs décisions qui touchent de nombreux ministères28. Le premier ministre et les ministres concernés peuvent structurer les positions du gouvernement sur les priorités du commerce international ou la surveillance des métadonnées des télécommunications par le Service canadien du renseignement de sécurité. Toutefois, le pouvoir exécutif ne peut pas superviser la mise en œuvre exacte de ses orientations stratégiques. Les chefs de gouvernement à travers le monde surmontent le défi de la mise en œuvre des politiques en nommant des individus à certains postes de la fonction publique, souvent à partir de leur loyauté historique à l’égard du parti au pouvoir. Les nominations politiques faites par le gouverneur en conseil du Canada constituent un élément crucial du système démocratique; ils sont « le principal pouvoir de favoritisme dont dispose le premier ministre29 ». Parce qu’elles servent souvent de récompense pour des années d’engagement partisan, de telles nominations attirent des individus talentueux qui participent à la croissance et à la professionnalisation des partis politiques pour le bien d’un développement démocratique sain30. Cependant, les nominations partisanes comportent la plupart du temps leurs propres difficultés, en particulier lorsque des fonctionnaires expérimentés – des experts en la matière et des individus qui possèdent une expertise technique dans une foule de domaines, depuis le financement de la traque de terroristes à l’administration des programmes de protection de la biodiversité – doivent relever de nouveaux cadres dirigeants qui peuvent ne pas bien maîtriser les questions stratégiques, ou dont les styles de gestion ou les orientations idéologiques peuvent différer largement de ceux qui ont occupé les mêmes postes antérieurement.

En examinant le recours aux nominations partisanes par le pouvoir exécutif afin d’exercer un contrôle sur la mise en œuvre de politiques, les avantages et les inconvénients d’une telle stratégie deviennent évidents. En raison des limites de l’espace dont bénéficie le présent exposé, la dynamique interne au sein des bureaux des cadres dirigeants et des cabinets, de même que les relations entre le personnel politique et les nominations partisanes dans la fonction publique ne seront pas examinées.

Les normes sous-jacentes aux processus de nominations politiques dans les sociétés démocratiques varient énormément. Au Canada, dans les 50 années qui ont suivi la création de la Confédération, les nouveaux gouvernements avaient l’habitude de congédier la majorité des fonctionnaires embauchés par le gouvernement précédent et offraient les postes vacants « à des membres de leurs familles, à des amis et à des partisans31 ». Bien que des structures novatrices, telle la Commission de la fonction publique, aient surveillé l’établissement d’un processus fondé sur le mérite lors de l’embauche de la majorité des fonctionnaires, il y a toujours eu un bassin de hauts fonctionnaires, comme les dirigeants des sociétés d’État et des organismes de réglementation, dont les nominations demeurent une prérogative du gouvernement.

Le favoritisme politique procure aux décideurs démocratiquement élus une plus grande assurance que les décisions prises durant leur mandat seront mises en œuvre adéquatement. Les dirigeants ont le droit de s’assurer que les institutions publiques sont gérées par des individus compétents, idéologiquement compatibles avec le gouvernement élu32. Il est peu probable qu’un ministère reflétera exactement la mentalité du pouvoir exécutif. Les décideurs ont donc intérêt à exercer un contrôle sur le degré de discrétion des fonctionnaires. En fait, quatre facteurs influent sur le degré de discrétion utilisé lors de la mise en œuvre de politiques : un manque de clarté dans les orientations stratégiques; le besoin d’une souplesse nécessaire à la résolution de situations particulières; le manque de surveillance des décideurs qui ne savent pas comment une politique ou un programme précédemment autorisé est mis en œuvre; et le manque de contrôle direct exercé par les décideurs sur les responsables de la mise en œuvre des politiques33. On peut soutenir que le processus de nominations politiques répond à toutes ces préoccupations.

La recherche menée aux États-Unis attribue le besoin des nominations politiques et du processus de plus en plus perfectionné nécessaire à leur coordination au fait que les électeurs tiennent leur président responsable du rendement de l’ensemble du gouvernement34. Le nombre de nominations tend à augmenter quand un nouveau gouvernement se méfie de la fonction publique et qu’il la perçoit « comme une entrave potentielle à la mise en œuvre de son programme politique35 ». Les nominations politiques peuvent imposer des changements qui touchent la façon dont les fonctionnaires travaillent, en forçant les organismes gouvernementaux à prendre des distances par rapport au statu quo du gouvernement précédent. Cependant, les cadres dirigeants ne disposent pas de toute la latitude voulue pour augmenter le nombre de nominations politiques. Une telle capacité est plutôt renforcée lorsque les législateurs sont unanimes, c’est-à-dire quand il existe un consensus entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif relativement à la manière dont les organismes doivent fonctionner36.

Les chercheurs sont divisés sur la question de savoir si les présidents américains tendent à nommer au sein des organismes gouvernementaux des individus qui ne partagent pas leur idéologie, ou plutôt des personnes plus compatibles avec leurs priorités37. D’une manière ou d’une autre, les individus nommés pour des motifs politiques améliorent la mise en œuvre des décisions du pouvoir exécutif et fournissent aux dirigeants « une importante source d’influence dans le système politique », ce qui leur permet de maintenir une unité partisane et de s’attirer l’appui des groupes constitutifs clés et des groupes d’intérêts38.

Néanmoins, certains désavantages sont associés au fait de compter sur des individus nommés pour des motifs politiques afin de s’assurer de la mise en œuvre des décisions du pouvoir exécutif. En premier lieu, ils sont en contradiction avec le troisième et parfois le deuxième des principes fondamentaux suivants qui sous-tendent la fonction publique : la loyauté, la compétence, l’impartialité politique et l’indépendance39. En deuxième lieu, l’arrivée d’individus nommés pour des motifs politiques à court terme entrave la professionnalisation et l’efficacité à long terme de la fonction publique40. Ces individus sont aussi de plus en plus surveillés par le public, ce qui cause des interruptions dans la mise en œuvre des politiques.

Le plus important inconvénient du favoritisme politique est le compromis que les décideurs doivent faire entre le rendement des organismes auxquels ils sont rattachés et le contrôle des résultats stratégiques. Il existe une corrélation négative entre le rendement des organismes et l’augmentation des individus nommés pour des motifs politiques. C’est probablement la principale raison pour laquelle la plupart des employés du gouvernement n’en sont pas41.

Même si une personne nommée pour des motifs politiques partage pleinement le point de vue du pouvoir exécutif, elle peut ne pas avoir la compétence nécessaire pour surveiller la mise en œuvre de politiques « dans un environnement de gestion complexe42 ». Par exemple, l’individu peut ne pas avoir assez de compétences en gestion publique ni l’expérience requise pour s’engager dans une planification à long terme, tout en maintenant un service professionnel et des normes opérationnelles43. Ainsi, même si l’individu est instruit et qu’il a acquis une expérience importante dans le secteur privé, de telles lacunes peuvent l’empêcher de mettre en œuvre avec succès des décisions du pouvoir exécutif, alors que la capacité de le faire, comme nous l’avons mentionné, constitue le principal motif des nominations politiques.

Heureusement pour les dirigeants, l’augmentation de la main-d’œuvre éduquée et expérimentée dans des pays comme le Canada et les États-Unis facilite le recrutement de partisans fidèles pouvant diriger des organismes gouvernementaux44. Néanmoins, l’une des raisons pour lesquelles le Canada, comparativement aux États-Unis, possède un plus petit pourcentage de personnes nommées pour des motifs politiques à des postes dans la fonction publique est « la difficulté associée au travail, combinée à un système de rémunération relativement faible45 ». La recherche commence à faire la lumière sur les pratiques de nomination, bien que la majeure partie de cette recherche soit centrée sur l’Amérique et qu’elle n’explique pas les circonstances dans lesquelles certains facteurs orientent des nominations particulières. Après tout, il est peu probable qu’un individu nommé pour des motifs politiques soit à la fois loyal et compétent, qu’il ait des relations politiques, qu’il soit représentatif d’une diversité géographique ou démocratique et qu’il satisfasse aux attentes dans les circonscriptions présidentielles importantes46.

Certaines qualités l’emporteront toujours sur d’autres, tout dépendant des facteurs politiques et des relations entre le pouvoir exécutif et tel ou tel organisme gouvernemental. Par ailleurs, la manière dont les dirigeants choisissent de définir la compétence et la manière dont ils peuvent soupeser l’expérience politique en fonction de l’expérience pertinente dans la gestion publique demeurent des questions sans réponses.

La nomination d’individus fidèles à des partis politiques au sein d’organismes gouvernementaux est une stratégie de longue date, souvent très efficace pour s’assurer que les décisions du pouvoir exécutif sont mises en œuvre comme prévu. Cependant, le favoritisme politique peut affaiblir considérablement le rendement d’un gouvernement, forçant ainsi les décideurs à trouver un juste équilibre entre l’affinité idéologique et la compétence.

Notes

1 Aucoin, Peter, Mark D. Jarvis et Lori Turnbull. Democratizing the Constitution, Emond Montgomery, Toronto, 2011, p. 126.

2 Paul Brest. « Quis custodiet ipsos custodes? Debiasing the Policy Makers Themselves », Eldar Shafir, The Behavioral Foundations of Public Policy, Princeton University Press, New Jersey, 2013, p. 481-493. [traduction]

3 Ibid., p. 483. [traduction]

4 Ibid., p. 485. [traduction]

5 Ibid., p. 483. [traduction]

6 Ibid., p. 486. [traduction]

7 Pfiffner, James P. « Decision Making in the Obama White House », Presidential Studies Quarterly, vol. 41, no 2, 2011, p. 249. [traduction]

8 Brest, p. 487.

9 Ibid., p. 489.

10 Pfiffner, p. 258. [traduction]

11 Brest, p. 489. [traduction]

12 Ibid., p. 490. [traduction]

13 Ibid., p. 487. [traduction]

14 Cappe, Mel. Conférence présentée dans le cadre d’un cours d’études supérieures, intitulée « Democratic Governance and Public Management », École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2013.

15 Brest, p. 491. [traduction]

16 Pfiffner, p. 246. [traduction]

17 Heintzman, Ralph. « Renewal of the Federal Public Service: Toward a Charter of Public Service », Canada 2020, 2014,
p. 9.

18 Pfiffner, p. 254.

19 Ibid., p. 246. [traduction]

20 Ibid., p. 249.

21 Brest, p. 491.

22 Pfiffner, p. 259.

23 O’Malley, Eoin. « Setting Choices, Controlling Outcomes: The Operation of Prime Ministerial Influence and the UK’s Decision to Invade Iraq », British Journal of Politics and International Relations, 9, 2007, p. 15. [traduction]

24 Pfiffner, p. 247. [traduction]

25 Ibid., p. 244.

26 Ibid.

27 Bouchard, Geneviève, et Barbara Wake Carroll. « Policy-making and administrative discretion: The case of immigration in Canada », Canadian Public Administration, 45, 2002,
p. 240.

28 Pfiffner, p. 252.

29 Aucoin, p. 139. [traduction]

30 Conférence présentée dans le cadre d’un cours d’études supérieures, intitulée « Democratic Governance and Public Management », École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2013.

31 Johnson, David. Thinking Government: Public Administration and Politics in Canada, 3e édition, University of Toronto Press, Toronto, 2011, p. 338. [traduction]

32 Ibid., p. 345.

33 Bouchard et Carroll, p. 243.

34 Lewis, David E. « Presidential Appointments and Personnel », Annual Review of Political Science, 14, 2011, p. 49.

35 Juillet, Luc, et Ken Rasmussen. Defending a Contested Ideal: Merit and the Public Service Commission 1908-2008, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008, p. 125. [traduction]

36 Lewis, p. 50.

37 Ibid.

38 Ibid., p. 56. [traduction]

39 Conférence présentée à l’Université d’Ottawa, le 28 octobre 2013.

40 Johnson, p. 339.

41 Lewis, p. 50.

42 Ibid., p. 55. [traduction]

43 Ibid., p. 59.

44 Johnson, p. 345.

45 Juillet et Ramus, p. 127.

46 Lewis, p. 57.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 37 no 3
2014






Dernière mise à jour : 2020-09-14