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Mary Janigan
Gendered News: Media Coverage and Electoral Politics in Canada par Elizabeth Goodyear-Grant, UBC Press, Vancouver, 2013, 246 p.
Début février, la députée libérale Chrystia Freeland pose sa première question aux Communes. Pour la plupart des députés, c’est un moment fort de la carrière. Pour Freeland, qui a remporté de justesse en novembre une élection partielle à Toronto, c’est un baptême du feu. L’ancienne chroniqueuse économique est en train de demander quelles sont les perspectives de reprise économique quand les rangs conservateurs se mettent à la chahuter. Le Président intervient deux fois, mais les voix pour la plupart masculines n’en crient que plus fort. À sa troisième tentative, Freeland doit tronquer sa question. Après la réponse toute faite d’un ministre, D. Matthew Millar, un journaliste du Vancouver Observer, lui conseille ceci : « Prends ta voix de « grande fille » pour la période de questions », lui gazouille-t-il, « les verres d’eau des honorables députés volent en éclat (sic) ».
Il y aura bientôt un siècle que les femmes peuvent voter aux élections fédérales, mais la lutte pour l’égalité n’est pas finie. Les obstacles à leur participation à la politique sautent depuis que les pontes des partis, les collecteurs de fonds, les associations de circonscription et les électeurs les considèrent comme des candidats souhaitables. Mais, comme l’explique Elizabeth Goodyear-Grant, politologue de l’Université Queen’s, la représentation féminine au fédéral comme au provincial reste « obstinément inférieure » au tiers des sièges, masse critique jugée nécessaire pour changer les choses en politique. À quoi est due cette tenace inégalité? En analysant la couverture télévisuelle des chefs de parti aux élections fédérales de 2000 et celle des élections de 2006 dans la presse écrite, Goodyear-Grant montre « jusqu’à quel point les médias façonnent l’idée que les électeurs se font des femmes chefs de parti et candidats et du monde politique en général, influant ainsi sur le soutien accordé aux femmes. »
C’est un regard neuf sur un sujet relativement inexploré : les relations compliquées entre médias, politiciens et électeurs. Les médias ne s’en sortent pas bien. Goodyear-Grant soutient que les médias grand public présentent les femmes comme différentes de leurs collègues masculins de façons beaucoup plus insidieuses que dans le cas de Freeland. Selon elle, les hommes dominent les médias d’information et, comme les journalistes s’imprègnent de cette culture, il en résulte une vision masculine de l’actualité qui véhicule l’idée que la féminité « est différente, étrangère à la politique, voire indésirable ». En fait, les médias adoptent à leur insu les schèmes de pensée de la culture ambiante, lesquels ordonnent leurs croyances et leurs connaissances au sujet de la femme. Ils sont ainsi amenés à voir la politique comme un monde d’hommes, d’où l’omniprésence dans leurs reportages d’expressions, de métaphores et de symboles masculins.
Goodyear-Grant ne prétend pas apporter de solutions faciles à ce dilemme où les électeurs, les médias et les politiciens eux-mêmes jouent un rôle. Elle passe sous silence la capacité qu’ont les réseaux sociaux de renverser ce rapport de forces en permettant de contourner les filtres médiatiques. Elle fait aussi preuve de naïveté et se trompe à l’occasion au sujet des façons de faire des journalistes, notamment sur la Colline du Parlement. Elle aurait dû poser quelques questions pointues aux journalistes de manière à nuancer ce que des politiciens lui ont dit en entrevue sur la façon dont ils traitent et manipulent à l’occasion leur appartenance sexuelle dans les médias.
Malgré ces défauts, Gendered News reste une lecture éclairante. Goodyear-Grant interprète les résultats des études sur la couverture médiatique des élections de 2000 et de 2006. Elle constate qu’à la télévision comme dans la presse écrite l’égalité entre les sexes est formellement observée. Mais tout est dans la manière. En 2000, 70 % des reportages sur la cheffe du Nouveau Parti démocratique Alexa McDonough la dépeignent comme agressive envers ses adversaires, qualificatif qu’on ne retrouve pas dans les reportages sur ses concurrents masculins. De plus, les extraits sonores de McDonough sont sensiblement plus longs quand elle attaque, ce qui n’est pas le cas pour ses adversaires masculins.
Cette sélectivité est nuisible. Sur la base de l’étude de 2000 et de la réaction des électeurs torontois à la couverture médiatique, Goodyear-Grant constate que cette représentation tendancieuse d’une personne habituellement posée comme McDonough lui a nui. En général, les attaques de ses adversaires masculins ne leur sont pas reprochées. (Le premier ministre Chrétien est cependant allé trop loin quand il a joint à l’agressivité verbale l’agressivité gestuelle.) Goodyear-Grant soutient que lorsque les femmes attaquent, elles heurtent les normes culturelles : « C’est d’autant plus intéressant que c’est surprenant et atypique. »
Ce n’est pas tout. La couverture télévisuelle de McDonough porte habituellement sur sa campagne et non sur les sondages qui confortaient sa viabilité électorale. McDonough est associée aux enjeux émotifs comme les soins de santé plutôt qu’aux enjeux rationnels comme l’économie – alors que les médias auraient pu faire pleins feux sur le programme électoral du NPD. Chose peut-être encore plus troublante, chaque fois que les journalistes interprètent le message de McDonough en début ou fin de reportage, ils « n’apportent pas de preuves ou d’arguments à l’appui de leurs dires ». Dans le cas des hommes, c’est sensiblement différent.
Aux élections de 2005-2006, les candidates font l’objet dans les journaux d’allusions nettement sexistes à leur vie personnelle, notamment à leur situation de famille et au fait qu’elles n’ont pas d’enfants. La couverture devient toutefois moins personnelle quand elles acquièrent une certaine réputation comme femme politique. Il n’y a heureusement pas de différence statistiquement signifiante dans la couverture des qualifications professionnelles ou des perspectives électorales des candidats et des candidates. Cependant, quand il n’est question que des candidats qui cherchent à déloger un député sortant, les candidates sont associées davantage aux enjeux émotifs. Les journalistes semblent avoir fait leurs les stéréotypes sexuels.
Mais Goodyear-Grant se trompe quand elle affirme que les médias d’information reflètent la direction essentiellement masculine des salles de nouvelles qui souhaite attirer des annonceurs avec un auditoire composé d’hommes blancs, riches et d’un certain âge. Sans doute le biais culturel fausse la couverture médiatique et la hiérarchie reste dominée par les hommes, mais les rédacteurs et les journalistes, hommes et femmes, cherchent avant tout à damer le pion à leurs concurrents qu’à plaire aux annonceurs. Les cloisons entre éditeurs et rédacteurs sont solides, bien qu’elles ne sont pas impénétrables. Puis, contrairement à ce qu’elle affirme, les journalistes de la télévision rédigent leurs propres textes. Enfin, elle aurait dû faire preuve de plus de scepticisme à l’endroit des plaintes de l’ancienne première ministre Kim Campbell: après tout, Campbell s’est fait photographier avec sa tenue judiciaire devant ses épaules nues et sa colère visait surtout les reportages concernant ses aptitudes professionnelles.
Lorsqu’elle a été chahutée en février dernier, Freeland a gardé son sang-froid et semoncé les conservateurs. Quelques minutes après le gazouillis de Millard, avant même la fin de la période de questions, elle lui a rétorqué : « On est tout de même en 2014! » Millar lui a présenté ses excuses. Selon Goodyear-Grant, il faudrait qu’en politique, les femmes, leurs alliés masculins et les partis « ne ratent jamais l’occasion de contester les normes régnantes (masculines) ». Peut-être faut-il voir dans les excuses aussitôt présentées un progrès. Mais cet ouvrage d’érudition montre que stéréotypes sexuels continuent d’avoir cours dans les médias et le monde politique et qu’ils exercent une influence sur les électeurs.
Mary Janigan
Journaliste et auteure de Let The Eastern Bastards Freeze in the Dark: The West Versus The Rest Since Confederation
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