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Extrait de livre : Tragédie aux Communes « En quoi consiste ce travail, de toute façon? »
Alison Loat; Michael MacMillan

Dans Tragedy in the Commons: Former Members of Parliament Speak Out About Canada’s Failing Democracy, les auteurs Alison Loat et Michael MacMillan utilisent les entrevues de départ de 80 anciens parlementaires pour révéler comment les politiciens fédéraux se sentent lorsqu’ils dirigent le pays. Leurs principales conclusions sont les suivantes : de nombreux députés ne comprenaient pas clairement quel était leur rôle à Ottawa et se sentaient souvent coincés par un système de partisanerie qui entravait leur liberté à Ottawa. Ces extraits du chapitre 4 (« What Job Is This Anyway? ») révèlent que de nombreux députés interrogés trouvaient que le résultat le plus tangible de leur travail était les services qu’ils rendaient aux électeurs dans leurs circonscriptions, ce qui a amené les auteurs à se demander si tout le travail de circonscription constitue la meilleure utilisation possible du talent et du temps des députés.

Lorsqu’ils ont surmonté les défis associés à leurs premières semaines à Ottawa (où est situé le bureau, comment réclamer le remboursement de dépenses, où trouver des employés, comment se rendre à la salle de bain), les nouveaux députés sont confrontés à un obstacle à plus long terme : traiter les nombreuses demandes qui requièrent leur attention et gérer leur horaire. L’ancien député libéral de Miramichi, au Nouveau-Brunswick, Charles Hubbard, a été sidéré de constater le nombre de personnes qui communiquaient avec son bureau pour obtenir de l’aide dans le cadre de leurs interactions avec l’une des bureaucraties fédérales (comme Immigration Canada, l’Agence du revenu du Canada ou Service Canada). « À votre bureau, vous recevez toujours des appels de personnes frustrées par leurs démarches auprès du gouvernement », a déclaré M. Hubbard. « Lorsqu’une personne est aux prises avec des problèmes liés à sa déclaration d’impôt ou à sa demande d’assurance-emploi, ou lorsqu’elle tente d’obtenir des prestations du Régime de pensions du Canada ou une pension de vieillesse, et qu’elle n’obtient que des réponses évasives, elle finit par appeler au bureau de son député. »

De fait, le bureau de M. Hubbard traitait ce type de demande tellement souvent qu’il a affecté l’équivalent de deux employés et demi à temps plein à cette tâche (la plupart des députés n’ont qu’une demi-douzaine d’employés dans leurs deux bureaux). D’après M. Hubbard, les employés répondaient en moyenne à plus de 100 appels de ce type par jour. M. Hubbard estime que pendant les 15 années où il a été député, ses employés ont traité plus de cent mille appels passés par des électeurs qui voulaient de l’aide dans le cadre de leurs démarches auprès de structures du gouvernement fédéral.

M. Hubbard, qui était directeur d’une école secondaire avant de se lancer en politique, nous a raconté l’histoire d’un ancien élève qui avait désespérément besoin d’aide. L’homme, qui était alors âgé de 35 ans et qui était marié et avait trois enfants, était en train de mourir d’un cancer. Service Canada refusait néanmoins de lui verser des prestations d’invalidité. Lorsque M. Hubbard a été mis au courant de la situation, il a appelé le médecin de l’homme, qui a ensuite écrit une déclaration pour soutenir la demande. M. Hubbard s’est ensuite assuré que cette déclaration allait être lue par la bonne personne chez Service Canada. Un mois avant le décès de cet ancien élève, Service Canada a approuvé sa demande de prestations d’invalidité. L’argent allait faire une énorme différence dans la vie des membres de sa famille — ses enfants allaient recevoir les paiements jusqu’à ce qu’ils atteignent leur majorité et son épouse allait recevoir les paiements tant et aussi longtemps qu’elle en aurait besoin. « Alors, vous savez, lorsque vous êtes député, des gens dans le besoin vous appellent et profitent des efforts que vous déployez », a déclaré M. Hubbard.

M. Hubbard en est venu à considérer le traitement des appels à l’aide lancés par des personnes confrontées à la bureaucratie du gouvernement fédéral canadien comme un aspect important du travail de député. Lorsque nous lui avons demandé quelle partie de son travail de parlementaire il appréciait le plus, M. Hubbard nous a parlé de ces cas. « Nous tirons probablement une plus grande satisfaction de l’aide que nous prodiguons aux gens que des efforts que nous déployons pour nous dépêtrer dans les projets de loi », a déclaré M. Hubbard. « Les luttes que nous menons à Ottawa pour essayer de mettre nos idées de l’avant ou pour que les choses changent s’avèrent très frustrantes. Lorsque vous vous trouvez devant quelqu’un qui a besoin de prestations du Régime de pensions du Canada, mais que ces dernières lui ont été refusées… par des bureaucrates qui n’ont jamais vu cette personne, et que la personne se présente dans votre bureau et que vous constatez l’état dans lequel elle se trouve, que vous apprenez qu’elle a cinq enfants à la maison et qu’elle est handicapée, vous aidez cette personne, et vous en tirez probablement plus de satisfaction. »

Rares sont ceux qui reprocheraient à Charles Hubbard d’avoir fait ce qu’il pouvait pour aider un électeur, à plus forte raison un ancien élève, confronté à des événements aussi tragiques. Nous avons toutefois été étonnés de constater le nombre de députés qui avaient des histoires semblables à raconter. Est-ce la raison pour laquelle les électeurs envoient des députés les représenter à Ottawa?

Tout comme Charles Hubbard se rappelle avec fierté avoir aidé son ancien élève malade à s’y retrouver dans les méandres de Service Canada, certains députés ont indiqué qu’offrir des services aux électeurs était non seulement un des éléments les plus gratifiants du travail de député, mais aussi l’un des buts premiers de ce travail. « Vous êtes l’ombudsman », a expliqué le député conservateur Jim Gouk. « Lorsque les gens sont confrontés à un problème qui relève du gouvernement fédéral, ils font appel à vous. Vous êtes la personne à qui ils demandent de l’aide parce que si vous ne pouvez pas les aider, qui pourra le faire? Soit vous les aidez, soit vous les mettez en contact avec quelqu’un qui peut les aider. Vous écoutez leurs problèmes. » Cette aide peut prendre plusieurs formes : aider les électeurs à régler des questions administratives (immigration, assurance-emploi, passeports ou soutien aux anciens combattants), aider les électeurs à profiter des programmes fédéraux ou à tirer profit des lois fédérales, et remplir le rôle de représentant en assistant à des activités sociales et à des événements commémoratifs. De fait, environ le quart des députés que nous avons interrogés ont affirmé que les services qu’ils offraient aux électeurs, lorsqu’ils étaient en mesure d’agir librement et que leurs interventions étaient exemptes de toute interférence politique, étaient la partie de leur travail de député qu’ils préféraient parce que les résultats obtenus étaient concrets et touchaient les gens personnellement.

Quelques députés, en revanche, se sont dit en désaccord avec ce qu’ils considéraient comme des demandes excessives de la part de ceux qu’ils représentaient. Brian Fitzpatrick, député conservateur de Prince Albert, en Saskatchewan, a parlé en termes peu flatteurs de la philosophie de la « chambre de commerce » véhiculée par certains maires de sa circonscription, qui le harcelaient pour savoir ce qu’il faisait pour la circonscription, en tant que député. Leur apportait-il des subventions qui permettraient de créer des emplois? Courtisait-il l’industrie? « J’imagine que ça n’a jamais été l’une de mes forces », a déclaré M. Fitzpatrick. « Je ne crois pas que c’était mon rôle. Nous sommes des législateurs — nous devons nous assurer d’adopter de bonnes lois. Je ne suis pas un lobbyiste chargé d’attirer des industries dans la circonscription… Tout cela me dérange toujours, parce que philosophiquement, je crois que le rôle du gouvernement est de créer des conditions propices, de manière à ce que les entreprises mènent leurs activités dans un marché libre, et non pas en essayant d’obtenir des subventions du gouvernement. Je trouve donc toujours un peu désagréable d’avoir à m’occuper de ces dossiers, mais je suis forcé d’agir ainsi, que je le veuille ou non. »

La députée libérale Sue Barnes reconnaissait l’importance du travail de circonscription, mais considérait que la majeure partie de ce travail pouvait et devait être accomplie par les employés de son bureau local. « Je suis reconnue pour mon bon travail dans la circonscription, mais ce n’était pas moi qui en faisais la majeure partie — mes employés le faisaient en mon nom. Je leur donnais des directives et ils savaient qu’ils auraient des ennuis s’ils ne le faisaient pas. » Par ailleurs, elle a ajouté ce qui suit : « Pour moi, [le travail de circonscription est] secondaire. » Elle a reconnu que les électeurs auraient préféré qu’elle offre directement les services dans la circonscription. « C’est en quelque sorte une vérité politique qu’ils ne se soucient pas de ce que vous faites ailleurs. » Toutefois, Mme Barnes estimait que ces deux aspects de son travail étaient liés, et a reconnu qu’elle choisissait ses priorités législatives en fonction des enjeux importants pour ses électeurs. Elle a appuyé la consommation de marijuana à des fins médicales en 1999 et en 2004, par exemple, parce qu’un électeur lui avait parlé de cette question. « Beaucoup de choses [étaient] déclenchées par les problèmes de différents électeurs », a déclaré Mme Barnes. « Mon intérêt à l’égard du mariage entre personnes de même sexe provient d’un électeur qui a travaillé pour moi pendant ma première campagne et qui est ensuite décédé du sida — un jeune homme très intelligent.»

C’est une noble quête, aider des citoyens frustrés à composer avec les bureaucraties les plus coriaces du gouvernement fédéral, que ce soit pour des demandes de passeport, des demandes d’immigration ou des problèmes de prestations de retraite. Cette pratique soulève toutefois une question plus vaste : nos députés devraient-ils vraiment consacrer autant de temps à ces questions? La définition traditionnelle de député issue du système parlementaire de Westminster — étudier, améliorer et adopter des lois, et obliger le gouvernement à rendre des comptes — donne à penser que non. Eleni Bakopanos, pour sa part, était d’accord : « C’était la partie difficile […] essayer d’expliquer à quelqu’un, particulièrement dans les dossiers liés à l’immigration, quelles étaient les limites et jusqu’où nous pouvions intervenir. Ça ne devrait pas être aux bureaux de députés de s’en charger. »

Mme Bakopanos a raison. La pratique qui consiste à faire intervenir les députés dans les questions touchant l’immigration, l’assurance-emploi, les anciens combattants, le Régime de pensions du Canada et les cas d’invalidité soulève des questions difficiles quant à l’interférence politique dans un processus qui doit être pris en charge par une bureaucratie objective. D’après ce qu’ont dit les députés sur les efforts qu’ils déploient, les Canadiens et ceux qui aimeraient devenir Canadiens reçoivent des services inégaux qui manquent d’uniformité. Si vous connaissez un député, ou si un député s’intéresse à votre cas, il est fort probable que vous obtiendrez un meilleur service. La bureaucratie fédérale canadienne fonctionne-t-elle mieux lorsque vous connaissez les bonnes personnes? Les citoyens membres du Parti conservateur reçoivent-ils le même niveau de service de la part de leur député dans les circonscriptions détenues par un député du Parti libéral? Qu’en est-il des membres du NPD, du Parti vert et du Bloc? Un précepte de notre gouvernement démocratique est que notre affiliation politique ne devrait pas constituer un avantage, ou un désavantage, dans nos rapports avec les bureaucrates.

Mis à part l’affiliation politique, la capacité d’une personne de solliciter l’aide d’un député peut aussi être influencée par ses liens personnels. Dans les pays où les politiciens interagissent avec le gouvernement de la sorte, ces activités sont considérées comme de la corruption. Idéalement, notre bureaucratie devrait être accessible également pour tout le monde, peu importe si nous avons réussi à attirer l’attention de notre député ou si nous avons contribué à une campagne électorale.

Vient ensuite la question de l’orientation adéquate. Lorsqu’ils travaillent pour leurs électeurs de cette manière, nos députés agissent en fait comme représentants du service à la clientèle pour le gouvernement fédéral. La description de travail d’un député devrait-elle inclure l’obligation de colmater les brèches d’une bureaucratie défaillante? Les processus décisionnels de la bureaucratie fédérale ne devraient-ils pas être plus transparents et accessibles pour les citoyens, de sorte que les bureaux de députés soient délivrés de ce fardeau, et qu’il soit remis entre les mains des bureaucrates, comme il se doit?

Une autre question que la pratique soulève : s’agit-il de l’utilisation la plus efficace du temps dont disposent nos parlementaires? De nombreux députés consacrent beaucoup de temps et d’énergie à leur rôle d’intermédiaire entre des électeurs et le gouvernement fédéral. Mais plutôt que de répondre aux plaintes d’un citoyen concernant, par exemple, un processus d’immigration qui a mal tourné, plutôt que de régler les grincements qui témoignent de la présence d’un système défectueux, les députés ne devraient-ils pas agir de manière plus proactive en consacrant leurs énergies à la réforme de ces bureaucraties défaillantes? Ne devraient-ils pas tenter de simplifier les procédures à suivre pour faire une demande d’immigration au Canada? Ne devraient ils pas déployer des efforts en vue d’améliorer le service à la clientèle de Revenu Canada et de simplifier le code fiscal? Ne devraient-ils pas se battre pour régler les problèmes des systèmes d’autorisation des régimes de pension et d’assurance-emploi?

Cela étant dit, une simple analyse permet de comprendre ce qui motive ce phénomène, du moins du point de vue des députés. Ce comportement est en partie attribuable à la bonté humaine : après tout, les électeurs peuvent se trouver dans une situation désastreuse lorsqu’ils se présentent dans le bureau de leur député, et c’est dans la nature humaine de vouloir aider. Cela aide aussi les députés à prendre le pouls des gens qu’ils représentent. « Le travail de circonscription remet les pendules à l’heure », a déclaré John Godfrey lorsqu’il a parlé de son entrevue de départ à l’émission The Current, diffusée sur les ondes de la radio de CBC. « Vos interventions peuvent être beaucoup trop abstraites s’il n’y a pas de véritables personnes qui viennent s’asseoir dans votre bureau, une à la fois, pour vous exposer leurs vrais problèmes. »

Il ne faut toutefois pas se leurrer : un électeur qui a reçu l’aide d’un député est un électeur susceptible de voter pour ce député lors des prochaines élections. Plus fondamentalement, les services aux électeurs sont une manifestation des mêmes facteurs qui encouragent et perpétuent l’indépendance des députés. À bien des égards, ce travail de service à la clientèle pousse la logique de l’indépendance à l’extrême. Aider des électeurs à remplir des documents, des formulaires d’immigration, des demandes de passeport — c’est ce à quoi s’abaissent nos représentants politiques fédéraux lorsque notre système politique les rend impuissants. C’est un symptôme logique de l’absence de pouvoir des députés.

Au départ, une députée est généralement une députée d’arrière-ban qui n’a pas beaucoup de contrôle sur sa carrière politique. Elle ne choisit pas le comité dont elle fera partie. Ses communiqués de presse, et de plus en plus les discours qu’elle prononce en Chambre, sont rédigés à l’avance et approuvés par le bureau du chef. Et elle n’a certainement pas une grande influence sur les aspects importants des mesures législatives du gouvernement. Alors, comment peut-elle s’affirmer? Comment peut-elle retirer de la satisfaction personnelle de son travail et sentir qu’elle a profité le plus possible de son mandat? Agir comme représentante du service à la clientèle pour le gouvernement fédéral est peut-être la façon la plus facile d’y parvenir. C’est un aspect de leur travail que les députés peuvent contrôler.

Tragedy in the Commons: Former Members of Parliament Speak Out About Canada’s Failing Democracy est publié par Random House Canada et est disponible dans tous les endroits où des livres sont vendus.

Voir aussi, Sur nos rayons, page 46


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 37 no 2
2014






Dernière mise à jour : 2020-09-14