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Jean-Rodrigue Paré
Le manque de légitimité populaire du Sénat donne une importance démesurée aux autres problèmes dont souffre l’institution. En s’appuyant sur l’argument d’un prétendu « déficit démocratique », beaucoup en réclament l’abolition ou souhaitent son élection. Cet article suggère que ces deux solutions aggraveraient le déficit démocratique et consacreraient la mainmise des partis politiques et du premier ministre sur l’ensemble de nos institutions parlementaires. Si le premier ministre acceptait de déléguer son pouvoir de recommander la nomination des sénateurs à un comité de la Chambre des communes dont les décisions seraient prises par consensus, les risques des solutions radicales seraient évités, et la Chambre haute gagnerait en légitimité populaire. Le Sénat pourrait ainsi continuer de contribuer à la démocratie canadienne en faisant valoir l’indépendance d’esprit et la non-partisannerie de parlementaires choisis pour leur éminence et pour la sincérité de leur engagement envers le mieux-être de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes.
Le Sénat ne souffre que d’un seul véritable problème, mais il est de taille : il n’a pas de légitimité populaire. Cette absence de légitimité accentue la gravité de ses autres imperfections. Par exemple, l’utilisation inappropriée de leurs allocations par certains sénateurs a entraîné une remise en question de l’existence même de la Chambre haute, alors que lorsque des députés commettent des fautes similaires, on dénonce à juste titre leur égarement sans aller jusqu’à réclamer l’abolition de la Chambre des communes.
Depuis la Confédération, la plupart des critiques à l’endroit du Sénat sont une version plus ou moins directe de l’argument d’un présumé « déficit démocratique » dont souffriraient nos institutions parlementaires. L’argument habituel va comme suit : Les sénateurs ont à peu près les mêmes pouvoirs que ceux des députés, alors qu’ils ne sont pas élus. Il est impossible de se débarrasser même des pires d’entre eux avant qu’ils n’atteignent l’âge de soixante-quinze ans, à moins qu’ils aient commis « un crime infamant », comme dit la Loi constitutionnelle de 1867. Si au moins ils étaient nommés sur recommandation d’une institution démocratique, comme le sont les officiers du Parlement ou les secrétaires aux États-Unis, on les tolérerait peut-être. Mais non, c’est en tant qu’amis partisans et fidèles que leur nomination a été recommandée au gouverneur général – pas plus légitime qu’eux – par un premier ministre lui-même en situation de déficit démocratique puisqu’il peut s’assurer la soumission de la chambre élue même lorsque 60 % des électeurs n’ont pas voté pour les candidats du parti qu’il dirige.
Face à ce réel problème de perception dont souffre la Chambre haute, la réflexion politique au Canada n’a pu accoucher que de deux solutions : l’abolition du Sénat ou l’élection des sénateurs.
Si la Chambre haute n’avait aucun pouvoir, ne coûtait rien et se comportait comme un monastère, son abolition n’aurait aucune importance. Or, le Sénat possède de véritables pouvoirs et leur disparition entraînerait un accroissement de ceux déjà considérables dont jouit le premier ministre. En effet, la Chambre des communes deviendrait la seule détentrice du pouvoir législatif et, en situation majoritaire, il n’existerait plus aucun contrepoids à l’allégeance qu’une majorité de députés serait forcée d’offrir au premier ministre afin de faciliter leur promotion et leur réélection. Paradoxalement, les voix qu’on entend réclamer l’abolition du Sénat sont très souvent les mêmes que celles qui déplorent l’impuissance des députés, alors que la première accentuerait la seconde.
L’élection des sénateurs entraînerait quant à elle trois conséquences néfastes. Premièrement, l’élection des sénateurs consacrerait la mainmise des partis politiques, et donc de leurs chefs, sur l’ensemble des institutions parlementaires. La domination absolue des partis politiques sur le Sénat australien élu confirme ce risque. À la différence des députés, les sénateurs canadiens, parce qu’ils ne doivent pas se faire réélire, ne doivent pas une allégeance inconditionnelle au parti du premier ministre qui a recommandé leur nomination. Ils peuvent donc « choisir » d’être partisans, mais ils ne peuvent pas y être contraints sous la menace de perdre leur siège. L’élection des sénateurs assécherait pour de bon cette dernière oasis d’indépendance.
Deuxièmement, l’élection des sénateurs entraînerait la remise en question de la convention constitutionnelle du gouvernement responsable. En vertu de cette convention, c’est la Chambre des communes qui, en donnant ou en retirant sa confiance, donne ou retire au premier ministre et au cabinet le droit de gouverner au nom de la Reine. La Chambre des communes jouit de ce privilège parce qu’elle est la seule des trois composantes du Parlement à être élue. Si le Sénat était élu, il pourrait rapidement réclamer pour lui-même le droit de faire ou de défaire le gouvernement, ou, à tout le moins, pourrait s’opposer avec moins de réserve aux mesures financières. Dans le cas d’élections serrées à l’une ou l’autre des chambres, cela entraînerait un risque élevé de blocage permanent. Dans le cas de victoires électorales convaincantes, la mainmise du chef du parti vainqueur sur les deux chambres à la fois rendrait le Parlement inutile jusqu’aux élections suivantes. On m’opposera toute la longue liste des arrangements possibles permettant d’éviter ces risques : délimitation des pouvoirs respectifs des deux chambres, durées différentes des mandats, etc. Certes, on peut vivre d’espoir, mais n’importe lequel de ces arrangements impliquerait de rouvrir la Constitution, ce qui est un problème en soi, et, en plus, entraînerait le risque de voir la sagesse bien intentionnée du projet initial se perdre dans la tactique politique des négociations réelles.
Troisièmement – et c’est ici que l’argument rencontrera le plus de résistance – le Sénat n’attirera plus de personnes d’aussi grande qualité s’il est élu. En comparaison des exemples moins flatteurs qu’on prendra plaisir à énumérer, la liste est longue de ceux et celles qui ont rendu et continuent de rendre des services inestimables et se dévouent pour le pays avec une sincérité et une intelligence dont ils et elles n’auraient pas pu faire preuve dans une chambre élue.
Ne confondons pas élections et démocratie. Dans une démocratie, les citoyens doivent pouvoir congédier les dirigeants qui ne les satisfont pas. Cette condition est admirablement remplie par l’obligation du gouvernement canadien de conserver la confiance de la Chambre des communes pour avoir le droit de gouverner. Le Sénat ne nuit d’aucune manière à cette expression démocratique puisqu’il ne peut pas défaire le gouvernement. En plus, la surveillance moins partisane qu’il exerce sur les activités du gouvernement, de même que l’examen plus minutieux que peuvent faire les sénateurs des projets de loi permet à la Chambre haute de compenser les déficiences de l’inévitable dynamique partisane de la chambre élue.
Si le Sénat était aboli ou élu, le ciel ne nous tomberait pas sur la tête. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, notre Parlement deviendrait un peu plus ce qu’on lui reproche depuis quarante ans d’être déjà trop : partisan, soumis au premier ministre, et décourageant l’expression du jugement individuel des parlementaires. Si on faisait la liste de tout ce qu’on reproche aux députés de ne pas être, on se rendrait compte qu’on leur reproche essentiellement de ne pas être ce que devraient être les sénateurs dans un parlement idéal : libres d’esprit, compétents, respectueux, ayant clairement démontré par leurs réalisations antérieures la sincérité de leur engagement envers le mieux-être de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, solidaires envers leur parti, mais fiers d’affirmer leur autonomie sur les questions de principe et impatients de discuter ouvertement des enjeux de politiques publiques qui leur tiennent le plus à cœur.
De leur côté, même si l’ensemble des députés possédait effectivement ces qualités, la dynamique propre à une chambre élue dans notre système parlementaire empêcherait la plupart d’entre eux de les exprimer. Ces qualités sont plus appropriées à une chambre non élue, mais le mode de nomination des sénateurs fait que, malheureusement, la Chambre haute ne bénéficie pas pleinement de cette indépendance. Sachant que le gouverneur général est lié par les recommandations du premier ministre lorsqu’il jouit de la confiance de la Chambre des communes, on ne voit pas selon quelle logique ce même premier ministre se priverait du privilège de recommander au gouverneur général de nommer au Sénat les personnes les plus susceptibles de lui garantir un avantage politique à court terme. La conséquence en est que les sénateurs, même les plus indépendants, sont soupçonnés d’agir en fonction de la même logique partisane, alors qu’ils n’ont pas la légitimité populaire qui rendrait cette partisannerie tolérable.
La question essentielle est donc: comment peut-on rehausser la légitimité populaire du Sénat tout en favorisant l’esprit d’indépendance des sénateurs, et cela sans accroître les pouvoirs du premier ministre ?
Pour qu’un tel changement soit possible, il faudrait que le premier ministre accepte de déléguer son pouvoir de recommander les nominations des sénateurs. Les chances que les circonstances favorisent une telle ouverture sont minces. En se privant de cet avantage politique, le premier ministre créerait un précédent qui pourrait faire boule de neige, et, si la confiance de la Chambre des communes devenait plus fragile, le forcer à déléguer son pouvoir de recommandation dans d’autres domaines.
Une solution équilibrée serait de déléguer le pouvoir de recommander la nomination des sénateurs à un comité de la Chambre des communes délibérant à huis clos et dont les décisions seraient prises par consensus.
Cette procédure rehausserait la légitimité populaire des sénateurs, tout en garantissant que la Chambre des communes demeure la seule chambre de confiance. Le consensus – personne ne s’oppose – serait plus pratique que l’unanimité – tous sont d’accord – et éliminerait tout soupçon de partisannerie, car, en situation de gouvernement majoritaire, une majorité simple pourrait être perçue comme équivalant à une recommandation par le premier ministre. Le risque d’un tel processus serait qu’un seul membre du comité puisse bloquer systématiquement toute recommandation afin de marchander un avantage ailleurs, ou afin de démontrer son opposition de principe à l’institution elle-même. Les solutions possibles à ce risque sont nombreuses, mais la plus simple consiste à obliger l’opposant à une proposition à présenter une alternative raisonnable sous peine de perdre son vote. Les délibérations à huis clos serviraient à rehausser le profil des candidatures. On trouvera peut-être l’argument élitiste, mais il y a un honneur qui vient avec le fait d’avoir été choisi sans l’avoir demandé. Le Sénat devrait être composé de personnes éminentes que l’on a choisies pour la sincérité de leur engagement envers le pays. Le fait, pour un-e candidat-e, de déclarer publiquement « je veux être sénateur » répandrait un soupçon d’ambition et d’opportunisme qui rendrait la recommandation moins honorable. Il est donc préférable que les discussions se tiennent à huis clos, et que l’annonce des candidatures recommandées ne se fasse qu’une fois que les personnes ont accepté. La structure du comité pourrait être celle d’un comité spécial formé de députés provenant de la province ou de la région sénatoriale où se trouve la vacance.
Depuis les débats ayant précédé la Confédération, et malgré des centaines de textes réclamant l’abolition du Sénat ou l’élection des sénateurs, nul n’a réussi à démontrer de quelque façon que ce soit que le Sénat nuisait à la démocratie canadienne. Or, le problème du Sénat découle d’une interprétation superficielle de ce que devrait être une démocratie. Beaucoup ont fini par croire qu’une institution politique d’un État démocratique moderne ne peut pas être valable si ses membres ne sont pas élus. On a fini par confondre le moyen et la fin. L’un des moyens privilégiés de la démocratie, c’est la soumission des dirigeants politiques aux résultats d’élections populaires récurrentes. La finalité de la démocratie, c’est l’amélioration de la liberté, de la santé et de la prospérité des êtres humains.
La moins grande partisannerie des sénateurs, leur indépendance, leur capacité de réfléchir au bien-fondé des politiques publiques ont contribué à l’amélioration de la liberté, de la santé et de la prospérité des Canadiens et des Canadiennes. Par ailleurs, les dirigeants politiques n’ont jamais cessé pour cela d’être soumis au jugement du vote populaire. Pourquoi ne pourrions-nous pas penser que cet arrangement a favorisé le développement du Canada ? On a dit de la démocratie qu’elle était le moins mauvais des systèmes politiques. En rehaussant la légitimité populaire du Sénat, sans le dénaturer par des élections, on pourrait continuer de permettre au Canada de rendre le moins mauvais des systèmes encore un tout petit peu moins mauvais.
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