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James Farney; Royce Koop; Alison Loat
De nombreux Canadiens peinent à trouver un équilibre entre leur famille et leur carrière. Un sondage effectué par Harris/Décima en 2011 indique que 47 % des Canadiens se démènent pour atteindre un équilibre travail-vie personnelle, et que la famille pèse souvent lourd dans la balance. Certaines professions, notamment celle de député, rendent l’atteinte de cet équilibre encore plus difficile que d’autres. Le présent article se penche sur la nature générale de la pression exercée sur les députés, les deux stratégies utilisées par les élus pour s’adapter aux défis de leur profession, et des réformes potentielles visant à faire baisser la pression ressentie par les députés et leur famille. Les données de l’article proviennent d’une série d’entrevues semi-structurées effectuées par Samara, organisme de bienfaisance indépendant dont l’objectif est d’améliorer la participation politique et démocratique au Canada dans le cadre de son projet d’entrevues avec les députés sortants. Pour rédiger l’article, les auteurs ont utilisé les transcriptions d’entrevues de 65 députés sortants qui ont quitté la vie publique durant ou après les 38e et 39e législatures, dont 21 ministres et un ancien premier ministre. Les personnes interrogées représentaient tous les partis politiques et toutes les régions du pays et ont été en poste durant 10,5 ans en moyenne.
Dans son examen perspicace du « côté sombre » de la vie politique au Canada, Steve Paikin attend l’avant-dernier chapitre de son livre pour aborder le sujet de la famille. Son récit ressemble étrangement à un avertissement bien senti adressé à ceux qui se lancent en politique et qui ont l’espoir de maintenir une vie familiale sereine. Il raconte notamment l’histoire de Christine Stewart, députée libérale élue en 1993, qui, lors de sa participation à une séance d’orientation offerte aux nouveaux députés, avait entendu ce qui suit : « Regardez les gens dans cette pièce, avait averti l’animateur de la séance. Parce qu’à la fin de votre carrière politique, 70 % d’entre vous seront divorcés ou auront causé de sérieux dommages à leur mariage. » Mme Stewart pensait bien réussir à être l’exception à la règle; pourtant, ses 17 années de mariage ont pris fin au cours de sa carrière de députée.
À quel point les familles des députés ressentent-elles la pression? Les personnes interrogées ont illustré l’importance de cette pression de trois façons. Premièrement, lorsque nous leur avons demandé de parler des aspects négatifs de leur carrière politique, bon nombre de députés ont immédiatement et spontanément indiqué la pression sur leur vie familiale. Un député de la Saskatchewan a sans tarder mentionné cette tension et fait état du fardeau imposé à son épouse :
C’est difficile pour la famille. Je le savais dès mon élection puisque j’étais politicien auparavant et que j’étais souvent absent. Mais ça a été pire que je le pensais […] Ma femme a été vraiment incroyable. Elle a dû endurer beaucoup de tout cela, en plus du fait que je travaillais à Ottawa deux semaines par mois. Cependant, elle m’appuyait et souhaitait que je reste en poste, mais je me sentais coupable vis-à-vis de ma famille. Ça a donc été la partie la plus difficile.
Deuxièmement, les députés ont dévoilé l’ampleur des difficultés familiales en se félicitant de la réussite de leur propre vie familiale. Ces élus sont bien conscients de la pression que leur impose la vie politique, et ils se sont souvent montrés reconnaissants, voire surpris, que leur propre vie de famille n’en ait pas été trop affectée. Un député l’a clairement souligné en parlant de la plus grande réalisation de sa carrière politique :
Je vis toujours avec la fille que j’ai mariée il y a 39 ans. J’ai deux merveilleux enfants qui réussissent bien. Que puis-je demander de plus? En fin de compte, je n’ai pas perdu ma femme.
Le fait que ce député qualifie la pérennité de son mariage comme sa plus grande réussite démontre bien qu’il comprend toute l’amplitude de la pression ressentie par les familles de députés.
Enfin, les députés ont aussi révélé la force de la pression sur leur famille lorsqu’on leur a demandé s’ils recommanderaient la carrière politique à d’autres et, le cas échéant, quels conseils ils donneraient aux aspirants politiciens. La plupart d’entre eux ont répondu par l’affirmative, mais ils mettraient en garde les futurs politiciens contre le prix tant élevé qu’inattendu à payer sur le plan familial.
Assurez-vous de créer un bon équilibre entre votre vie familiale, votre vie personnelle et votre vie politique. J’ai vu trop de mariages connaître de trop nombreux problèmes, et c’est difficile.
Les anciens députés interrogés par Samara ont cerné quatre facteurs qui font augmenter ou baisser la pression imposée par leur carrière : le fait d’avoir ou non des enfants et l’âge de ceux-ci; l’attitude du conjoint envers une carrière politique; la distance entre la circonscription et Ottawa; les avancées dans les technologies des communications et la facilité de se déplacer.
Les députés qui ont de jeunes enfants estimaient souvent que leur travail limitait le temps qu’ils pouvaient passer avec eux. « Lorsque vous êtes à l’extérieur, ce ne sont pas les grands événements de la vie familiale que vous ratez », note un député.
Lorsque je vois des jeunes pères et mères de famille tout juste élus, je me dis qu’ils ne savent pas ce qu’ils manquent, Nous devrions leur donner encore plus de soutien à cause des sacrifices qu’ils font pour nous représenter.
En revanche, les députés à une étape ultérieure de leur vie, surtout ceux qui ont des enfants adultes, ont été moins affectés par les conséquences familiales de leur carrière politique, puisque, pour eux, les tracas liés à l’éducation de jeunes enfants sont choses du passé.
Je n’aurais jamais songé à me présenter à des élections lorsque mes enfants étaient petits. Je ne sais pas comment font les personnes avec de jeunes enfants. Lorsque j’étais en poste, j’étais tellement inquiet à propos de mes enfants.
Le deuxième facteur qui affecte le stress imposé aux familles de députés est l’attitude des conjoints envers cette carrière. Certains conjoints appuient fortement la carrière des députés et se montrent très compréhensifs vis-à-vis des tensions liées à celle-ci; d’autres sont d’un moins grand soutien, ce qui occasionne pour les députés un stress énorme lorsqu’ils sont loin de leur famille.
La principale différence semble se manifester selon que le conjoint mène ou non une carrière stimulante à laquelle il attache de l’importance. Selon de nombreux députés, le fait que leur conjoint poursuive sa propre carrière signifie qu’étant lui-même très occupé, il est moins susceptible d’être affecté par leurs absences et leurs horaires de travail chargés. Cependant, la situation peut compliquer la vie des députés, car le conjoint est alors confronté à l’attente implicite qu’il serve de deuxième représentant dans la circonscription. En outre, les conjoints qui ont leur propre carrière risquent moins de pouvoir déménager à Ottawa ou de s’y rendre pour visiter les députés qui y travaillent.
Il arrive que les conjoints ne soient pas aussi ancrés dans leur propre carrière. Cette situation est source tant d’occasions que de défis pour la vie familiale des députés concernés. D’une part, les conjoints qui n’ont pas de carrière exigeante disposent de plus de temps pour s’occuper de la maison et de la vie familiale, ce qui est particulièrement le cas pour les députés qui ont de jeunes enfants. Dans ces cas, les conjoints peuvent assumer le rôle traditionnel de conjoint de député, c’est-à-dire voyager souvent avec le député et même participer à certains aspects de son travail comme les fonctions de représentation dans la circonscription. Les députés dont les conjoints avaient choisi d’assumer ce rôle s’en montraient invariablement reconnaissants et ils tenaient à souligner le rôle de leur conjoint.
Et sans ma femme, je ne serais pas passé au travers de toute façon. Elle a rendu la vie à Ottawa endurable.
Elle a passé tellement de temps avec moi. Nous n’étions pratiquement jamais séparés, même pour le travail dans la circonscription. Tel était le genre d’entreprise dans laquelle nous nous étions lancés. Si elle n’avait pas été comme ça, je n’aurais pas duré à Ottawa. Je serais parti après moins de deux mandats. La vie peut être très solitaire à Ottawa.
Ma femme était mes yeux et mes oreilles dans la circonscription lorsque je travaillais à Ottawa, de 150 à 300 jours par année. Par exemple, lorsque je recevais une invitation à une activité et que je me trouvais à Ottawa, elle s’y rendait à ma place; elle déposait une couronne lorsque je ne pouvais le faire ou prononçait un discours en mon nom.
De plus, les conjoints qui ne sont pas fortement ancrés dans leur propre carrière jouissent d’une meilleure mobilité et, par conséquent, sont plus enclins à déménager à Ottawa ou à y passer du temps avec le député. Par ailleurs, une carrière stimulante procure au conjoint une identité qui lui est propre et un moyen d’occuper son temps lorsque le député se trouve à Ottawa. Certains élus se réjouissaient que leur conjoint ait eu une carrière et supposaient que ceux qui n’en ont pas devaient se sentir bien seuls lorsque le député se trouvait à Ottawa.
Le troisième facteur qui aggrave le stress éprouvé par les familles de député est la distance entre la circonscription et Ottawa. Pour simplifier les choses, disons que la proximité entre une circonscription et Ottawa réduit le temps de déplacement et, par conséquent, le temps que passe un député loin de sa famille. En revanche, les longs déplacements peuvent se révéler très difficiles pour les députés, puisque ceux-ci peinent à créer un équilibre entre les affaires de leur circonscription et d’Ottawa, et leur vie de famille.
Anciens députés participants
L’hon. Peter Adams
L’hon. Reginald Alcock
Omar Alghabra
L’hon. David Anderson
L’hon. Jean Augustine
L’hon. Eleni Bakopanos
L’hon. Susan Barnes
Colleen Beaumier
Catherine Bell
Stéphane Bergeron
L’hon. révérend William Blaikie
Alain Boire
Ken Boshcoff
L’hon. Don Boudria
L’hon. Claudette Bradshaw
L’hon. Edward Broadbent
Bonnie Brown
L’hon. Sarmite Bulte
Marlene Catterall
Roger Clavet
L’hon. Joseph Comuzzi
Guy Côté |
L’hon. Roy Cullen
Odina Desrochers
L’hon. Paul DeVillers
L’hon. Claude Drouin
L’hon. John Efford
Ken Epp
Brian Fitzpatrick
Paul Forseth
Sébastien Gagnon
L’hon. Roger Gallaway
L’hon. John Godfrey
James Gouk
L’hon. Bill Graham
Raymond Gravel
Art Hanger
Jeremy Harrison
Luc Harvey
L’hon. Loyola Hearn
L’hon. Charles Hubbard
Dale Johnston
L’hon. Walt Lastewka
Marcel Lussier |
L’hon. Paul Macklin
Le très hon. Paul Martin
Bill Matthews
Alexa McDonough
L’hon. Anne McLellan
Gary Merasty
L’hon. Andrew Mitchell
Pat O’Brien
L’hon. Denis Paradis
L’hon. Pierre Pettigrew
Russ Powers
Penny Priddy
Werner Schmidt
L’hon. Andy Scott
L’hon. Carol Skelton
L’hon. Monte Solberg
L’hon. Andrew Telegdi
Myron Thompson
L’hon. Paddy Torsney
Randy White
Blair Wilson |
De nombreux députés ont mentionné la distance entre leur circonscription et Ottawa comme facteur ayant compliqué leurs efforts pour concilier travail et famille. Les députés de circonscriptions proches reconnaissent leur chance lorsqu’ils comparent leur situation avec celle de leurs homologues des régions les plus éloignées du pays.
Je me suis toujours considéré chanceux d’avoir seulement 45 minutes de transport entre Ottawa et ma ville. Et puisque ma maison se trouvait près de l’aéroport, je pouvais prendre un vol d’Ottawa à 18 heures et être à la maison à 19 h 45. Certains députés doivent se déplacer. Je ne sais pas comment ils font. Quelqu’un qui a une jeune famille et une épouse qui ne travaille pas, et qui habite en Colombie-Britannique, franchement je ne sais pas comment il fait.
Les députés de circonscriptions éloignées ont de la difficulté à composer avec le temps de déplacement nécessaire. Bien que la plupart d’entre eux soient réticents à se plaindre étant donné leur engagement à servir le public, la pression est évidente. C’est particulièrement vrai pour les députés de régions éloignées qui représentent également des circonscriptions rurales, puisque cela signifie un long vol d’Ottawa et, par la suite, un vol de correspondance ou un long trajet en voiture pour se rendre dans leur circonscription. Pour les députés de circonscriptions rurales éloignées ou des territoires du Nord, le trajet régulier est pénible.
Quatrièmement, la technologie, particulièrement en ce qui a trait aux communications et aux déplacements, a modifié la façon dont les députés font leur travail et, par conséquent, le temps qu’ils peuvent passer en famille. Certains députés ont indiqué que les technologies des communications leur permettent de demeurer en contact plus facilement avec le personnel de leur circonscription et de répondre à des demandes relatives au traitement de dossiers directement d’Ottawa.
Si vous avez de bons employés dans votre circonscription, la technologie peut vous permettre de traiter beaucoup de questions à distance grâce aux BlackBerry, aux ordinateurs, aux courriels, etc.
Bien que la technologie puisse aider les députés à gérer l’équilibre travail-famille, elle peut également aggraver le problème. Nous avons été surpris de constater que plusieurs députés ont indiqué que les améliorations dans les technologies des communications et de déplacement constituent un fardeau plus qu’un atout qui les prive d’encore plus de temps à passer en famille.
Les communications et le transport moderne ont, à certains égards, rendu les choses encore plus difficiles.
Avant, j’étais capable d’envoyer des lettres et les gens de ma circonscription ne s’attendaient pas à ce que je sois sur place. À certains égards, je crois que les choses étaient mieux en 1968 et en 1972. Les gens ne s’attendaient pas à autant de déplacements de la part des députés. Ils pensaient encore au temps des déplacements en train. Ils ne s’attendaient pas non plus à ce qu’autant d’information leur soit livrée sur le pas de leur porte. Et ils étaient probablement aussi bien servis.
La technologie a haussé les attentes et, par conséquent, fait augmenter le temps à consacrer au travail.
Bien qu’aucun député ne les ait formellement énoncés, nous estimons que trois facteurs supplémentaires ont un effet sur la pression exercée par la carrière politique sur la vie familiale des députés.
Nous croyons que les gouvernements minoritaires élus à Ottawa entre 2004 et 2011 ont nui à celle-ci pour deux raisons. L’instabilité des gouvernements minoritaires signifiait que les partis devaient surveiller de près le nombre de députés à la Chambre à tout moment pour éviter de perdre des votes. La présence des députés à Ottawa était donc plus étroitement surveillée et était plus souvent exigée. De plus, nous croyons que les mandats relativement courts de ces gouvernements minoritaires pourraient avoir découragé encore davantage les familles des députés de s’installer à Ottawa, surtout dans le cas des circonscriptions incertaines.
L’atmosphère de collégialité qui caractérisait la vie à la Chambre des communes s’est dégradée à cause de l’intense partisanerie et de la politique de la corde raide qui règnent actuellement en politique canadienne. Bon nombre des députés qui ont siégé longtemps à Ottawa et ont participé à une entrevue de départ avec Samara ont parlé avec tendresse des relations qu’ils ont bâties avec d’autres députés au début de leur carrière, au-delà des allégeances politiques. Nous soupçonnons que la partisanerie intense des gouvernements minoritaires de notre époque, qui sont en « campagne constante », a nui aux relations déjà tendues entre les partis et a privé les députés de ressources importantes en mentorat et en soutien lorsqu’ils se trouvaient loin de leur famille.
De plus, même ceux qui se sentent obligés de passer du temps dans leur circonscription le font parfois aux dépens de leur famille. Nous soupçonnons que la vulnérabilité électorale joue un rôle dans le stress qu’impose une carrière politique sur la vie familiale des députés. Les députés qui se sentent vulnérables dans leur circonscription sont plus susceptibles d’y passer plus de temps pour traiter des dossiers et participer à des activités locales dans le but de s’attirer des votes personnels durant les campagnes de réélection. Ce faisant, ils augmentent leur charge de travail, réduisant ainsi davantage le temps en famille. En outre, des preuves empiriques suggèrent que les députés des circonscriptions rurales se sentent davantage forcés de participer à des activités communautaires le week-end que leurs collègues des circonscriptions urbaines.
Laisser la famille derrière ou la réinstaller ailleurs
En essayant de trouver l’équilibre optimal entre le travail et la vie personnelle tout en assumant le double rôle de parlementaires et de représentants d’une circonscription, les députés ont le choix entre deux stratégies. Ils peuvent soit posséder une résidence à Ottawa tandis que leur famille demeure dans leur circonscription, soit amener leur famille avec eux dans la capitale. Lors des entrevues de départ, Samara a interrogé des personnes qui ont choisi l’une et l’autre option. Leurs réponses permettent de découvrir les aspects positifs et négatifs de chacune d’elles.
Une résidence à Ottawa tandis que la famille demeure dans la circonscription comporte deux principaux avantages, dont le plus important est que cela évite au député de devoir déraciner sa famille et de la déménager dans une nouvelle ville. C’est une solution particulièrement attrayante si les conjoints des députés mènent une carrière bien établie ou sont bien ancrés dans leur collectivité, ou encore si le député a de jeunes enfants. La question des enfants est cruciale, puisque les députés tentent, autant que possible, d’éviter de retirer leurs enfants de leur milieu et de les amener loin de leurs amis pour les inscrire dans de nouvelles écoles. L’explication simple et mémorable d’un député dont la famille est demeurée dans sa circonscription est la suivante : « Notre foyer était ici. »
Les désavantages de cette solution sont évidents. Cette décision signifie que le député doit laisser sa famille dans la circonscription durant la plupart des semaines de travail. Cela entraîne souvent de la solitude durant celles-ci à Ottawa.
Je me sentais très seule, loin de mes amis. Ils étaient à la maison, avec leur vie, et je n’y étais pas. Toutes les activités que j’avais l’habitude de faire avec eux, je ne pouvais pas les faire parce que je n’étais pas dans la circonscription durant la semaine. Les week-ends, j’étais épuisée ou j’avais toujours quelque chose à faire. Au fond, j’ai perdu huit années que j’aurais pu passer avec eux. Je sais que mon mari se sentait très seul lorsqu’il se trouvait dans ma circonscription. Et je me sentais très seule ici, à Ottawa. Si vous avez une jeune famille et que vous êtes un jeune homme, je crois que votre femme devrait être avec vous à Ottawa. Je crois vraiment que, si une jeune femme a des enfants, ceux-ci devraient rester avec elle.
De plus, de nombreux députés ont raconté en détail leurs déplacements pénibles. Ils devaient notamment prendre des vols tard le vendredi soir pour passer du temps en famille et revenir le dimanche soir pour travailler au Parlement. Souvent, les députés sont même privés du peu de temps qu’ils peuvent passer en famille le week-end puisqu’ils doivent effectuer du travail dans leur circonscription et participer à des activités communautaires dans l’espoir de se bâtir une réputation de réceptivité symbolique sur le plan local. Par conséquent, à leur retour à Ottawa, les députés se rendent compte qu’ils ont passé bien peu de temps avec leur famille.
La deuxième solution, que certains choisissent avec enthousiasme, est d’amener toute la famille à Ottawa. Cette approche leur permet de passer les soirées en famille. Toutefois, elle comporte d’importants désavantages qui permettent d’expliquer pourquoi de nombreux députés refusent de l’adopter. Les députés ne sont jamais certains d’être réélus. Il est difficile de se faire à l’idée de faire déménager sa famille à Ottawa et de traverser toutes les difficultés que cela entraîne, puis de perdre sa campagne de réélection. Ils n’ont, comme le dit un député, « aucune sécurité d’emploi ».
Les députés considèrent parfais que leurs longues journées de travail empiètent sur le temps qu’ils pourraient passer avec leur famille à Ottawa. Au départ, leur intention était de dîner en famille tous les soirs de semaine. Cependant, ils sont souvent occupés au Parlement jusque tard en soirée.
J’avais un appartement à Ottawa et notre résidence se trouvait dans la circonscription. Ma femme venait me visiter à l’occasion. À des amis qui lui demandaient si elle venait souvent me rendre visite, elle répondait : « Non, pourquoi le ferais-je? Il part pour le travail à 6 h 45 le matin et il ne revient pas avant 20 heures. Qu’est-ce que ça me donnerait d’y être? »
On s’attend qu’en plus de s’acquitter de leur importante charge de travail, les députés retournent dans leur circonscription le vendredi et y passent le week-end pour y entretenir de bonnes relations et y traiter des dossiers. Certains députés qui déménagent à Ottawa estiment qu’ils doivent, par conséquent, limiter scrupuleusement le temps qu’ils passent dans leur circonscription.
Cependant, d’autres députés maintiennent des liens solides avec leur circonscription et doivent y retourner lorsque la Chambre des communes ne siège pas afin d’entretenir ces relations. De plus, puisque le Parlement ne siège qu’environ cinq mois par année, un député peut décider de laisser sa famille dans sa circonscription, ce qui est parfait pour les périodes au cours desquelles la Chambre ne siège pas, mais peut être difficile pour la famille lorsque le Parlement siège.
Ces deux choix s’avèrent donc imparfaits pour les députés, puisqu’ils empiètent tous deux sur le temps passé en famille. Nous ne croyons pas que ceux qui souhaitent servir la population doivent nécessairement payer le prix de cette décision sur le plan familial. C’est pourquoi la prochaine section est axée sur des moyens de réduire le stress subi par les députés au niveau de la famille.
Propositions de réforme
La géographie du Canada, la nature intrinsèquement compétitive de la politique, les exigences justifiées des électeurs envers leurs députés en matière de représentation et le désir louable de ceux-ci d’apprendre et de pousser leurs connaissances pour bien remplir leur rôle de surveillance constituent tous des facteurs qui font en sorte que le travail de député ne risque pas de sitôt d’être très favorable pour les familles. Néanmoins, certains changements — notamment ceux suggérés par des députés durant les entrevues de Samara et d’autres puisés dans différentes législatures — pourraient entraîner des améliorations. Durant les entrevues, on a indiqué que ces changements sont particulièrement importants pour inciter les femmes à entrer en politique. Or, à l’heure où le rôle de prestataires de soins n’est plus réservé aux femmes et où les soins aux aînés deviennent un besoin social de plus en plus criant, nous suggérons que les bénéficiaires de ces réformes ne se limitent pas aux jeunes mères de famille, groupe que bon nombre des personnes interrogées ont mentionné.
Quatre réformes s’imposent. La première, des sessions parlementaires raccourcies et intensifiées, permettrait de réduire les déplacements.
L’une de mes suggestions pratiques consiste à raccourcir la semaine parlementaire. C’est un sujet épineux sur le plan politique qui a suscité des discussions. La Chambre siège du lundi au vendredi, mais pourquoi ne pas laisser tomber le vendredi et allonger le nombre d’heures de travail du lundi au jeudi? J’aurais préféré travailler de plus longues heures lorsque j’étais à Ottawa, et avoir une journée libre le vendredi pour retourner à la maison et être dans ma circonscription et avec ma famille.
Dans un même ordre d’idées, certaines législatures — notamment la Chambre galloise après la décentralisation des pouvoirs — ont modifié leurs heures de séances régulières et de réunions de comité pour qu’elles aient lieu entre 9 heures et 17 heures plutôt que durant l’après-midi et le soir, comme c’est le cas à Westminster et à Ottawa. Bien que ce ne soit pas une solution aussi satisfaisante pour les députés des régions éloignées qu’une semaine de travail raccourcie, cela permettrait au moins de mieux faire cadrer leur travail avec leur vie familiale, la carrière de leur conjoint, et les horaires des services de garde et des écoles de leurs enfants.
Pour les députés dont le conjoint a une carrière, la question des services de garde est difficile à gérer, particulièrement s’ils ont décidé de déménager à Ottawa et s’ils ont des horaires de travail imprévisibles.
Supposons que j’aurais amené mes enfants à Ottawa. J’aurais dû faire inscrire leurs noms sur une liste d’attente pour la garderie de la Colline. Vous ne pouvez pas prendre de congé de maternité lorsque vous êtes députée. En fait, la députée qui m’a remplacée au Parlement a eu un bébé. Elle n’a pris aucun congé de maternité. Comment a-t-elle pu?
Mes parents m’ont beaucoup aidée. En fait, nous avons emménagé chez eux lorsque j’ai été élue et nous y sommes restés pendant longtemps, ce qui était très bien pour mes filles. Elles ont une excellente relation avec leurs grands-parents et avec leur père, qui était avec elles lorsque je n’y étais pas.
Retourner vivre dans la maison familiale est hors de question pour la plupart des députés. Il vaudrait mieux leur fournir des services de garde d’enfants flexibles et de qualité à Ottawa, que ce soit en augmentant le nombre de places disponibles au service de garde de la Colline parlementaire ou en leur donnant des subventions pour embaucher des nourrices ou d’autres types de gardienne. Les congés de maternité, bien que possible sur le plan juridique, semblent bien difficiles à faire concorder avec les exigences du rôle de député.
À l’instar de la PDG de Yahoo, Marissa Meyer, on peut facilement imaginer des moyens de rendre l’horaire des députés plus souple, mais cela nécessiterait l’instauration d’une culture de la sensibilité à la fois chez les électeurs et les autres parlementaires, qui doivent accepter le fait que les députés vivent des situations particulières. Étant donné l’évolution démographique du Canada, les soins aux aînés devraient également entrer en ligne de compte.
De nombreux députés ont souligné l’importance de l’opinion de leur conjoint dans leur décision de se présenter aux élections. Tous ceux qui ont parlé de l’importance de la vie familiale ont indiqué que le soutien de leur conjoint avait été essentiel, et qu’ils avaient eu absolument besoin de lui pour s’occuper de la maison et des services aux électeurs. Certains ont loué le travail effectué par leur parti pour inclure, former et appuyer leur conjoint dans son nouveau rôle. D’autres ont suggéré qu’un effort non partisan de la part de la législature serait utile pour présenter à leur conjoint les exigences de la vie avec un député, et non plus seulement avec un candidat aux élections.
Finalement, de nombreux députés ont indiqué le fait que, pour eux, se rendre disponible pour leurs électeurs signifiait que, lorsqu’ils se trouvaient dans leur circonscription, leur horaire était souvent aussi chargé qu’à Ottawa. Certains sont même allés jusqu’à accueillir des électeurs chez eux chaque week-end pour que ceux-ci puissent obtenir des réponses à leurs questions et pour éviter de se rendre au bureau le samedi. Ajouté à un horaire déjà chargé et rempli d’activités communautaires, cette ouverture aux électeurs constitue un réel fardeau. Évidemment, le député doit continuer d’être le représentant de dernier recours pour ses électeurs, mais il semble évident que, s’il recevait davantage de soutien de son personnel et si la structure de protection du citoyen fonctionnait mieux dans d’autres secteurs de l’appareil gouvernemental (peut-être particulièrement en matière d’immigration), il aurait plus de temps pour bien représenter ses électeurs, au lieu de se contenter de les guider dans le dédale d’une bureaucratie souvent lointaine.
Conclusion
Les députés sont souvent tournés en ridicule à cause des avantages de leur travail, ou assaillis par les chroniqueurs et les caricaturistes politiques pour leur « pension en or ». Que ces critiques soient méritées ou non, ceux qui s’indignent le plus des avantages du travail de député prennent rarement le temps d’en dénombrer les désavantages. Ils ne sont pas conscients qu’une carrière politique entraîne des exigences et des déplacements constants et qu’elle rend l’atteinte d’un équilibre travail-famille très difficile. En fait, nous soupçonnons que peu de Canadiens toléreraient de telles exigences dans leur propre travail. Par ailleurs, nous notons que les gouvernements, y compris le gouvernement conservateur actuel, mettent l’accent sur le soutien aux familles. Il est donc ironique de constater que les familles des élus qui constituent ce même gouvernement souffrent elles-mêmes d’une telle pression énorme.
À première vue, le problème dont il est ici question semble inévitable. Les députés jouent un rôle double : ils sont à la fois des représentants de leur circonscription et des députés de la Chambre des communes. Ils ont donc un pied dans leur circonscription et l’autre au Parlement. Les députés doivent passer du temps dans leur bureau de circonscription à écouter leurs électeurs et à effectuer du travail en leur nom, en plus de participer à des activités communautaires et à faire des apparitions publiques essentielles pour cultiver un sentiment de réceptivité.
Les députés doivent également passer du temps à Ottawa, à siéger à la Chambre, à assister à des caucus et, peut-être, à des réunions du Cabinet, à prendre part à des comités parlementaires et à effectuer toutes les tâches liées au travail d’un parlementaire. Ils doivent passer du temps au Parlement, et la plupart des députés se sentent également forcés de passer du temps dans leur circonscription. Les deux rôles qu’ils doivent jouer, souvent à bonne distance, mettent beaucoup de pression sur leur vie personnelle. Bien que tous les participants aux entrevues aient été députés, il est facile d’imaginer que les conditions décrites plus haut ont dissuadé de nombreuses personnes qualifiées de servir au Parlement. C’est bien dommage!
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