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Les projets de loi omnibus en théorier et en pratique
Louis Massicotte

Il n’y a aucune définition concise du projet de loi omnibus. Selon O’Brien et Bosc (2009), un projet de loi omnibus vise à modifier, à abroger ou à adopter plusieurs lois à la fois. Il se caractérise par le fait qu’il comporte plusieurs « initiatives » distinctes, mais liées entre elles. Le mot « initiatives » présente une amélioration par rapport à la précédente édition de l’ouvrage, par Marleau et Montpetit, qui employait plutôt « parties ». En fait, de nombreux projets de loi se divisent en parties, sans être pour autant des projets de loi omnibus. Le présent article examine le recours à ce type de projet de loi dans les provinces canadiennes, aux États-Unis et à la Chambre des communes, en s’attardant plus particulièrement au projet de loi d’exécution du budget (C-38). L’auteur soutient que le recours massif aux projets de loi omnibus nuit à la santé de nos institutions parlementaires.

Quiconque serait en quête d’un recueil de statistiques détaillées indiquant combien de projets de loi omnibus ont été déposés et adoptés au Parlement canadien et dans les assemblées législatives provinciales chercherait en vain. Il est facile de trouver ce type de données sur le nombre de projets de loi d’intérêt public, d’intérêt privé, de crédits, d’imposition et de taxation, de projets de loi publics d’initiative parlementaire et d’autres projets de loi du genre. On trouve notamment de tels renseignements dans le merveilleux ouvrage de l’ancien sénateur Stewart, qui a relevé le défi de rendre la procédure parlementaire intelligible pour ceux que j’appellerais les « initiés avertis », c’est-à-dire ceux dont les connaissances du sujet sont supérieures à celles du grand public, sans toutefois excéder celles des spécialistes du Parlement.

Dépouiller les Journaux et les recueils de lois afin de « codifier » chaque mesure législative pour la classer dans la bonne catégorie exige certes beaucoup de temps, mais cela n’est pas trop difficile lorsqu’on considère la procédure qui leur est applicable. Ainsi, même s’ils sont officiellement parrainés par un député ou un sénateur, les projets de loi d’intérêt privé doivent être présentés au moyen d’une pétition soumise par une personne physique ou morale ne faisant pas partie du Parlement. Les projets de loi de crédits sont, quant à eux, adoptés selon une série distincte de règles qui prévoient un examen très long des prévisions budgétaires par divers comités, suivi d’un processus extrêmement rapide par lequel les trois lectures du projet de loi se font en quelques minutes. Les projets de loi d’imposition et de taxation nécessitent l’adoption préalable de motions de voies et moyens, et devaient auparavant être étudiés en comité plénier. Les projets de loi émanant du gouvernement, pour leur part, sont parrainés par un ministre et accompagnés d’une recommandation royale. Pour ce qui est des projets de loi publics d’initiative parlementaire, on peut en faire le tri au moyen de l’affiliation politique de leur parrain, etc. Par contre, aucune procédure précise permettant de faciliter les recherches n’est applicable aux projets de loi omnibus.

Le « principe fondamental ou l’objet » qui sous-tend un projet de loi omnibus peut s’avérer des plus inoffensifs aux plus controversés. En guise d’exemple d’un objet difficilement contestable, je peux citer la pratique britannique qui consiste à adopter, de temps à autre depuis les années 1860, des lois sur la révision du droit législatif visant à abroger des dispositions devenues caduques. Certains pays du Commonwealth, dont le Canada et l’Australie, ont repris cette pratique. Les constitutionnalistes savent que ces lois adoptées par le Parlement britannique ont abrogé des dispositions de documents constitutionnels canadiens sans pour autant que le Canada n’ait demandé de telles mesures ou qu’il s’y soit opposé, puisque ces lois ne visaient essentiellement qu’à faire le ménage. Des centaines de dispositions pouvaient ainsi être modifiées d’un seul coup par ces lois, dont l’objectif fondamental consistait à retrancher du recueil de lois des dispositions devenues obsolètes ou périmées. Il y a cinq ans, l’Irlande a adopté une loi de cette nature qui a abrogé pas moins de 3 225 mesures législatives : il s’agit là sans doute d’un record mondial!

De tels projets de loi ne suscitent habituellement pas la controverse, mais cela pourrait arriver. En Colombie-Britannique, on les appelle des Miscellaneous Statutes Amendment Acts, et ils sont monnaie courante. Dans l’édition de 2009 (le projet de loi 13), la BC Civil Liberties Association a montré du doigt une disposition, soit l’article 77qui modifiait le Municipalities Enabling and Validating Act de la province pour permettre aux fonctionnaires municipaux dans la région de Vancouver de retirer les affiches non autorisées durant les Jeux olympiques de 2010. Le Conseil des Canadiens, qui a comptait apposer de telles affiches, a lancé une campagne contre le projet de loi1. Cette mesure controversée a néanmoins été adoptée.

Les Américains possèdent leur propre définition de « projet de loi omnibus ». Le Duhaime’s Legal Dictionary propose la suivante : « Projet de loi dont est saisie une assemblée législative et qui contient plus d’une question de fond, ou dans lequel on a regroupé plusieurs questions mineures, apparemment par souci de commodité2 ». Comme nous le verrons plus loin, la plupart des constitutions des États américains interdisent le dépôt de projets de loi qui traitent de plus d’un sujet à la fois.

Les projets de loi omnibus ne sont pas nouveaux. Quand cette pratique a-t-elle vu le jour? O’Brien et Bosc soutiennent qu’il s’agit d’une pratique ancienne, citant un projet de loi d’intérêt privé de 1888 visant à confirmer deux accords ferroviaires distincts3. Des exemples plus récents à partir des années 1950 sont cités par la même source4. Selon mes souvenirs, la toute première fois où j’ai entendu l’expression « projet de loi omnibus » remonte au mois de décembre 1967, lorsque Pierre Trudeau, alors ministre de la Justice, a déposé son projet de loi modifiant le Code criminel. Cet important projet de loi traitait de sujets aussi variés que l’homosexualité, l’avortement, la contraception, les loteries, la possession d’armes à feu, les peines applicables à la conduite en état d’ébriété et le harcèlement téléphonique, en plus de réglementer sur la publicité trompeuse et la cruauté envers les animaux5. Il avait pour objet de mieux adapter le droit criminel aux réalités modernes, mais on aurait aussi pu dire qu’il visait des sujets fort différents et que bien peu de députés auraient été susceptibles d’approuver chacune des solutions qui y étaient proposées.

Un autre projet de loi omnibus qui a provoqué une vive controverse est le projet de loi C-94 du premier ministre Trudeau, soit la Loi de 1982 sur la sécurité énergétique. Ce texte a soulevé l’ire des progressistes- conservateurs, alors dans l’opposition. Lorsque la présidente Sauvé a refusé de scinder le projet de loi, les conservateurs ont refusé de laisser leur whip rejoindre celui des libéraux, au moment de la sonnerie d’appel au vote. Résultat : la séance du 2 mars 1982 a duré deux semaines complètes, au cours desquelles la sonnerie d’appel s’est fait entendre sans interruption. On a alors fourni des bouchons d’oreille aux braves agents de sécurité parlementaires pour qu’ils puissent s’acquitter de leurs fonctions sans risquer de devenir sourds. Au bout du compte, le gouvernement a accepté de scinder le projet de loi en huit mesures législatives distinctes. Plus tard, en 1988, le projet de loi C-130, qui a mis en œuvre l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis, a, lui aussi, soulevé des préoccupations. Puis, dans les années 1990, les gouvernements ont commencé à présenter des projets de loi d’exécution du budget, ce qui nous amène au projet de loi C-38.

Les projets de loi omnibus dans les provinces canadiennes

On peut se demander si les projets de loi omnibus au Canada sont l’apanage d’Ottawa. La réponse est non. Pour autant que je sache, rien ne traite de la question de façon exhaustive, mais je suis parvenu à trouver des mentions de tels projets de loi dans au moins sept provinces du pays : en Ontario et au Québec, bien sûr, mais aussi au Manitoba, en Alberta, en Colombie-Britannique, en Nouvelle-Écosse et même à l’Île-du-Prince- Édouard, avec des cas où le président de l’Assemblée législative a dû rendre une décision à cet égard en Alberta (le 26 mai 1997) et en Ontario (le 5 décembre 1995).

Au Québec, le Parti Québécois a commencé à présenter des projets de loi omnibus au début des années 1980. Ceux-ci avaient pour objectif de regrouper dans une seule mesure législative de nombreux petits projets de loi traitant d’une seule question en vue d’en accélérer l’adoption. L’opposition libérale a désapprouvé cette pratique, déclarant qu’elle violait l’usage parlementaire selon lequel il faut tenir un vote sur le principe d’un projet de loi en deuxième lecture. Les députés de l’opposition soutenaient alors que les projets de loi de ce genre englobaient, en fait, plus d’un principe. À leur retour au pouvoir en 1985, les libéraux ont mis fin à cette pratique, ce qui a entraîné une hausse marquée du nombre total de projets de loi. Je me souviens, à l’époque, avoir entendu un observateur qui n’examinait la question qu’en surface se moquer de cette apparente « inflation législative » causée par un gouvernement qui avait promis de « moins légiférer », sans se rendre compte que cette hausse soudaine découlait simplement de l’abandon du recours aux projets de loi omnibus.

Le Règlement de l’Assemblée nationale du Québec comprend à présent des dispositions qui s’appliquent précisément à la façon de traiter les projets de loi omnibus (articles 258 à 262). On les appelle les « projets de loi modifiant plusieurs lois » et ils sont définis comme suit : « projet de loi ayant pour seul objet d’apporter plusieurs modifications de nature mineure, technique, corrective ou de concordance à des lois ». Le libellé du Règlement reconnaît clairement que ces projets de loi contiennent plus d’un principe, et qu’ils peuvent couvrir des sujets relevant de la compétence de plusieurs commissions permanentes. Dans de tels cas, le leader parlementaire du gouvernement peut proposer, après la deuxième lecture, que le projet de loi soit renvoyé à une commission spéciale, à la commission plénière, ou encore à une commission permanente en particulier. De toute évidence, des projets de loi omnibus comme le C-38 sont beaucoup plus ambitieux.

Les projets de loi omnibus aux États-Unis

Une autre question que l’on peut se poser, et elle est en lien avec la question précédente, c’est si le recours aux projets de loi omnibus constitue une pratique universellement acceptée qui ne peut être déplorée que par ceux qui se complaisent dans la nostalgie d’une époque révolue. Cela ne semble pas être le cas, puisque certains États ont même proscrit cette tactique législative. Par exemple, la Constitution de la Californie prévoit qu’une loi ne doit traiter que d’un seul sujet, et que celui-ci doit être exprimé dans son titre. Toute partie d’un sujet traité par une loi qui n’est pas exprimé dans son titre est nulle (paragraphe 9 de l’article 4). Il ne s’agit pas ici d’un cas isolé. Il y a eu compilation d’une liste des dispositions constitutionnelles d’États américains prévoyant que les lois ne doivent traiter que d’un seul sujet6. On y apprend que pas moins de 42 États ont adopté des dispositions de cette nature, quoique les projets de loi de crédits sont souvent soustraits à cette exigence.

Mais pourquoi donc autant d’autorités législatives en sont venues à interdire les projets de loi omnibus? En 1901, le tribunal du Commonwealth de la Pennsylvanie a commenté les procédures législatives, ce qu’on retrouve rarement dans des décisions judiciaires. Dans Commonwealth vs. Barnett (199 Pa. 161), le tribunal a déclaré ce qui suit sur la situation qui prévalait avant l’adoption, en 1864, d’une modification à la Constitution de cet État qui a interdit l’adoption de projets de loi contenant plus d’un sujet :

Les projets de loi communément appelés omnibus étaient devenus une véritable plaie, non seulement à cause d e la confusion et de la distraction qu’ils provoquent dans l’esprit du législateur en combinant des sujets incongrus, mais aussi et surtout à cause de la facilité avec laquelle ils corrompaient diverses minorités aux intérêts différents dans le but de forcer l’adoption de projets de loi comprenant des dispositions qui n’auraient jamais été adoptées si elles avaient été présentées séparément.

Cette pratique était si répandue qu’elle a reçu le nom populaire compris par tous de marchandage politique (logrolling).

Une pratique encore plus contestable a commencé à se répandre, celle d’ajouter aux projets de loi de crédits ce que l’on appelle un cavalier budgétaire (c’est-à-dire une législation ou une disposition étrangère au projet de loi en question), ce qui contraignait l’exécutif à adopter une mesure législative odieuse, ou à paralyser l’appareil gouvernemental par manque de fonds.

Voilà quelques-unes des plaies auxquelles on a tenté de remédier par les modifications apportées plus tard à la Constitution7.

Compte tenu du fait que les anciens politiciens étaient nombreux à siéger à la magistrature à cette époque, on peut se demander si les savants juges n’avaient pas acquis leur connaissance du sujet par leur expérience personnelle!

Le Congrès américain ne semble pas avoir souscrit à cette règle. Une organisation appelée « Downsize DC » fait d’ailleurs campagne pour l’adoption d’un « One Subject at a Time Act » (OSTA), qui ferait en sorte que chaque projet de loi ne traite que d’un seul sujet, et ce, dans le but suivant :

Empêcher les dirigeants du Congrès d’adopter des lois qui ne sont pas souhaitées en les greffant à des projets de loi populaires, mais avec lesquels elles n’ont aucun lien; Exiger que chaque projet de loi ne porte que sur UN SEUL sujet et qu’il repose entièrement sur son propre mérite; Aider les élus à mieux représenter les citoyens en leur permettant de voter sur des propositions législatives précises, plutôt que sur un ensemble de projets de loi contenant des mesures divergentes; Établir de facto « un veto par article » en ne soumettant à la signature du président des États-Unis qu’une seule mesure législative à la fois; Donner [à la population] une influence accrue en rendant les mauvaises mesures législatives plus vulnérables à l’opposition publique8.

Le 23 janvier 2012, le républicain Tom Marino a déposé à la Chambre des représentants des États-Unis le projet de loi HR 3806, One Subject at a Time Act, visant à « mettre fin à la pratique d’inclure plus d’un sujet dans un même projet de loi en exigeant que chaque projet de loi adopté par le Congrès ne soit limité qu’à un seul sujet, et servant à d’autres fins9 ». Le projet de loi n’a pas été adopté.

Arguments en faveur du recours aux projets de loi omnibus

Quels motifs se cachent derrière le recours aux projets de loi omnibus? Qu’est-ce qui a incité les législateurs (et dans notre cas, des gouvernements successifs) à se servir de cette technique législative?

Lorsqu’ils sont présentés dans des assemblées législatives où les parlementaires sont libres de voter comme ils l’entendent, les projets de loi omnibus peuvent être le fruit de négociations complexes entre des législateurs cherchant chacun à satisfaire leurs propres intérêts. L’un souhaite qu’un pont enjambe un cours d’eau, l’autre réclame à grands cris un nouvel édifice pour l’école, un troisième essaie d’obtenir une subvention pour un orchestre local, et ainsi de suite. Si ces mesures étaient présentées séparément, probablement qu’aucune d’entre elles ne récolterait suffisamment de votes pour être adoptée. Quel mal y a-t-il alors à ce que les législateurs concluent des ententes au terme desquelles une seule mesure législative comprendrait tous les éléments susmentionnés? Le vieux dicton « Un service en attire un autre » est parfois suivi par « Gare à celui qui ne renvoie pas l’ascenseur ». Autrefois, cette pratique était courante au sein des assemblées législatives des États américains, et elle est toujours en vigueur lors des débats sur les projets de loi de crédits. Remarquez que c’est ainsi que nous avons mené les négociations constitutionnelles des années 1970 aux années 1990. Des documents comme la Charte de Victoria, l’entente finale sur le rapatriement de la Constitution, les accords du lac Meech et de Charlottetown partaient tous du principe que personne ne serait satisfait de chacun des volets de l’entente si ceux-ci étaient examinés séparément, et qu’il fallait alors tenter d’inclure dans l’entente globale de quoi plaire à tous, afin de pouvoir dégager un consensus minimal, faute d’un véritable enthousiasme pour l’entente dans son ensemble.

Aux États-Unis, la possibilité pour le président d’exercer son droit de veto sur un projet de loi, c’est-à-dire sur un projet de loi dans son ensemble et non sur certaines dispositions auxquelles il s’oppose, a incité le Congrès à concevoir des mesures législatives regroupant à la fois des dispositions que le président approuve (ou auxquelles il ne pourrait s’opposer qu’au prix d’énormes pertes sur le plan politique) et des dispositions qu’il juge carrément inacceptables, ce qui le place alors devant un épineux dilemme. La plupart des États américains excluent ce risque en accordant à leur gouverneur respectif un droit de veto par article.

Dans les législatures dominées par un parti politique, comme la nôtre, les projets de loi omnibus ne visent pas à dégager un consensus plus large. Leur recours peut se justifier par divers motifs; par exemple, comme les mesures 1 à 67 jouissent de l’appui de l’ensemble des partis, pourquoi perdre un temps précieux sur le plan législatif en les examinant séparément? C’est précisément le but déclaré des lois susmentionnées sur la révision du droit législatif. Ou encore, il peut y avoir un fil conducteur bien évident entre une myriade de petites mesures législatives, comme c’est le cas lorsqu’on adapte le droit législatif à la Charte canadienne des droits et libertés.

Du point de vue du gouvernement, les projets de loi omnibus comportent de nombreux avantages, ce qui explique peut-être pourquoi les gouvernements de toutes les allégeances y ont eu recours de temps à autre. Tout d’abord, ces projets de loi permettent d’économiser du temps et d’abréger le processus législatif en évitant la préparation de dizaines de projets de loi distincts nécessitant autant de débats en deuxième lecture. Avant les réformes de la procédure de 1991, la Chambre des communes siégeait en moyenne 175 jours par an. En 2010, elle n’a siégé que 136 jours. Par ricochet, cette situation a épargné au gouvernement beaucoup de périodes de questions. Ce raisonnement suppose, bien sûr, que l’opposition ne riposte pas en adoptant des manœuvres dilatoires qui ont pour effet de ralentir le processus législatif. L’épisode des « cloches » de 1982 et la multiplication des amendements proposés au projet de loi C-38 dernièrement font figure d’avertissements à cet égard.

Ensuite, les projets de loi omnibus mettent les partis de l’opposition dans l’embarras en diluant des manœuvres très controversées dans un ensemble complexe dont certaines parties jouissent d’une bonne popularité auprès du public, voire même auprès des partis de l’opposition. Comme les projets de loi omnibus ont tendance à être volumineux, les parlementaires de l’opposition doivent d’abord les analyser en profondeur afin de décider ensuite si les mesures qu’ils désapprouvent sont suffisamment odieuses pour justifier le rejet en bloc du projet de loi. Or, le gouvernement peut ensuite se plaindre auprès de la population que les partis de l’opposition ont voulu empêcher l’adoption de telle ou telle mesure pourtant approuvée par tous. Les Français ont une expression pour désigner cette situation dans leurs débats parlementaires : « la carte forcée ». Il s’agit d’un dilemme auquel nous sommes tous confrontés un jour ou l’autre en tant que consommateur, lorsque, par exemple, on tente de choisir un forfait de télévision par câble, un voyage organisé, une police d’assurance-vie ou un abonnement aux concerts de l’année. Bien évidemment, cela ne justifie pas l’inclusion de tous les éléments susmentionnés dans le même forfait!

Le fait que les Canadiens ont connu des gouvernements minoritaires de 2004 à 2011 a peut-être quelque chose à voir avec l’évolution des projets de loi omnibus d’exécution du budget. Le projet de loi de 2005, déposé par Paul Martin, était plus volumineux que tous ses prédécesseurs du genre, et les projets de loi déposés par la suite sous le régime de Stephen Harper ont suivi et amplifié cette tendance. Les projets de loi omnibus peuvent être perçus comme une arme dont se servent les gouvernements minoritaires pour assurer leur survie, puisqu’ils réduisent le risque que les partis de l’opposition conviennent de faire tomber le gouvernement en votant contre un seul sujet en particulier. La question de savoir si cette pratique est justifiée en contexte majoritaire demeure controversée.

Les dangers des projets de loi omnibus

Le projet de loi C-38 a été largement condamné, et les critiques sont provenues de sources inattendues10. Pourquoi tant de gens sont-ils préoccupés par les projets de loi omnibus? Ils le sont pour des motifs qui, essentiellement, sont diamétralement opposés à ceux que nous venons d’énumérer. Du point de vue de l’opposition, les projets de loi omnibus sont tout aussi attirants que le recours à la clôture, à l’attribution de temps, aux guillotines lors des journées de l’opposition, et ainsi de suite. Ces projets de loi créent des dilemmes pour les partis de l’opposition et les obligent à désapprouver certaines mesures populaires délicatement dissimulées dans un ensemble moins attrayant.

Mais, au-delà de leur caractère pratique pour le gouvernement ou les partis de l’opposition, la véritable question qu’il convient de se poser à propos des projets de loi omnibus pourrait bien être : est-ce qu’ils servent bien l’intérêt public? Prenons par exemple l’étude article par article en comité. Lorsqu’un projet de loi traite de sujets aussi variés que les pêches, l’assurance-emploi et l’environnement, il est peu probable qu’il soit examiné convenablement s’il est renvoyé en entier au Comité permanent des finances. Les partis de l’opposition se plaignent, à juste titre, que leurs porte-parole sur les nombreux sujets couverts par un projet de loi omnibus sont déjà affectés à d’autres comités. Le public a pourtant tout intérêt à ce qu’une mesure législative soit examinée par les instances appropriées.

On sait que les présidents de la Chambre ont constamment refusé d’agir en tant qu’arbitres pour trancher de telles questions, tout en laissant parfois entendre que la Chambre pourrait prévoir une procédure particulière à cet égard. L’un d’eux, Lucien Lamoureux, a trouvé ce qui serait probablement la meilleure question à poser : existe-t-il une limite? Un gouvernement pourrait-il regrouper la moitié de son programme législatif dans une seule mesure visant à améliorer la vie des Canadiens ou à assurer la prospérité pour tous?

On entend souvent dire que le recours aux projets de loi omnibus est comme le recours à la clôture et à l’attribution de temps : « tous les gouvernements le font », ce qui est vrai. Voilà pourquoi les plaidoyers les plus éloquents contre le recours aux projets de loi omnibus ont été prononcés par le passé par le premier ministre actuel, et que ceux-ci ont été réfutés avec autant d’éloquence par les ministres de l’époque, ceux-là mêmes qui siègent à présent du côté de l’opposition. Ces dernières années, par contre, la logique qui sous-tend les projets de loi omnibus a vu ses limites repoussées comme jamais auparavant. On a calculé qu’entre 1994 et 2005, les projets de loi d’exécution du budget comptaient en moyenne 73,6 pages, alors que, depuis 2006, ils en comptent en moyenne 308,9 – ils sont donc quatre fois plus volumineux11. Mais cette hausse est encore plus importante qu’il n’y paraît. En effet, lors de la période à l’étude, un seul projet de loi d’exécution du budget a été présenté chaque année (il n’y en a eu aucun en 2002 et deux en 2004). Depuis, les projets de loi de cette nature ont été déposés deux fois l’an, sauf en 2008, où il n’y en a eu qu’un. Ces dernières années, donc, leur nombre moyen de pages s’est plutôt rapproché de 550 – ce qui veut dire qu’ils sont sept fois plus volumineux! Une autre différence, c’est qu’au début de la période, les projets de loi d’exécution du budget avaient tendance à subir une sérieuse cure d’amaigrissement entre la première lecture et la sanction royale, alors que, ces dernières années, ils ont plutôt conservé leur volume initial durant tout le processus législatif.

Le débat sur le projet de loi C-38 nous rappelle que les projets de loi omnibus nous entraînent sur une pente savonneuse et soulèvent maintenant de vives controverses. À mon avis, ils font bien peu pour améliorer la faible estime des Canadiens envers les législateurs. Mon collègue Ned Franks a écrit il y a trois ans que les projets de loi omnibus d’exécution du budget « contrecarrent et contournent les principes normaux qui régissent l’examen parlementaire des mesures législatives12 ». Je ne peux qu’entièrement souscrire à ce constat.

Notes

1 « ACTION ALERT : Oppose BC’s Miscellaneous Statutes Amendment Act », le 14 octobre 2009 (consulté le 1er février 2013). Internet : <www.canadians.org/campaignblog/?p=1976>.

2 Duhaime Legal Dictionary, « Omnibus Bill Definition » (consulté le 1er février 2013). Internet : <www.duhaime.org/LegalDictionary/O/OmnibusBill.aspx>.

3 Audrey O’Brien et Robert Bosc, dir., La procédure et les usages de la Chambre des communes, 2e éd., Ottawa, Chambre des communes, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 724-725.

4 Ibid., p. 724-725, note de bas de page nº 81.

5 Lorne Gunther, « Omnibus bills in Hill History », Toronto Sun, 18 juin 2012 (consulté le 4 février 2013). Internet : <www.torontosun.com/2012/06/18/omnibus-bills-in-hill-history>.

6 « One Subject at a Time » Excerpts from State Constitutions (consulté le 4 février 2013). Internet : <www.downsizedc.org/files/1subject-excerpt-state-constitutions.pdf>.

7 Cité dans « Omnibus Bill Definition ». Voir la note 2 ci-dessus.

8 Page consultée le 5 février 2013. Internet : <https://secure.downsizedc.org/etp/one-subject/>.

9 Page consultée le 5 février 2013. Internet : <www.govtrack.us/congress/bills/112/hr3806>.

10 « Editorial: Omnibus bills fundamentally undemocratic », The Gazette, 22 septembre 2012; Michael Den Tandt, « Omnibus bill fuels fire that eventually will burn Tories », Edmonton Journal, 13 juin 2012; John Ibbitson, « Tread carefully, Tories: Governments can live to regret omnibus bills », The Globe and Mail, 8 mai 2012; Andrew Coyne, « Bill C-38 shows us how far Parliament has fallen », National Post, 30 avril 2012; Manon Cornellier, « Dernier vote sur le C-38 : au mépris de la confiance », L’actualité, 18 juin 2012; Carole Beaulieu, « L’autre loi qui change tout », L’actualité, 25 mai 2012; Kelly McParland, « Elizabeth May leads commendable effort to halt Tory omnibus juggernaut », National Post, 11 juin 2012.

11 Aaron Wherry, « A rough guide to Bill C-38 », Maclean’s, 6 juin 2012 (consulté le 5 février 2013). Internet : <www2.macleans.ca/2012/06/06/a-rough-guide-to-bill-c-38/>.

12 C.E.S. Franks, « Omnibus bills subvert our legislative process », The Globe and Mail, 14 juillet 2010 (consulté le 5 février 2013). Internet : <www.theglobeandmail.com/commentary/omnibus-bills- subvert-our-legislative-process/article1387088/>.


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2013






Dernière mise à jour : 2020-09-14