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En attendant le grand tournant : les femmes au Parlement du Canada
Matthew Godwin

En 2009, la Chambre des communes du Canada comptait 69 députées (environ 22 % des sièges). Le Canada est classé, après la Mauritanie, au 48e rang quant au nombre de femmes à son assemblée nationale, d’après une étude de l’Union interparlementaire. Certains pays ont prouvé que les États peuvent accroître le nombre de législatrices pratiquement du jour au lendemain. Ce processus, qui consiste à augmenter rapidement la représentation féminine à l’occasion d’un seul scrutin, a été désigné sous le nom de « grand tournant ». Le présent article porte sur la possibilité de mettre en œuvre des politiques viables pour créer un grand tournant sur le plan de l’équilibre entre les sexes au Canada. Il examine les questions d’ordre philosophique et éthique liées à la représentation des femmes, ainsi que les divers déterminants de l’élection de celles-ci à une charge publique, d’après les ouvrages sur ce sujet. Enfin, l’auteur soutient que, si certaines conditions se maintiennent, un grand tournant sur le plan de l’équilibre entre les sexes est possible au Canada.

Il est presque certain qu’un grand tournant se présentera sous forme de quota par sexe, ce qui soulève encore des questions éthiques au Canada. C’est pourquoi il est nécessaire d’explorer la question de la représentation des femmes de manière plus large, en se reportant aux écrits d’un des plus influents penseurs du régime parlementaire.

L’éthique et la philosophie de la représentation

Écrivant dans la deuxième moitié du XIXe siècle, John Stuart Mill est un réformiste qui plaide avec force, dans son ouvrage De l’assujettissement des femmes, pour que celles-ci possèdent exactement les mêmes droits que les hommes et soient sur un pied d’égalité avec eux. Il ajoute que c’était la sujétion des femmes aux hommes qui avait empêché la Grande-Bretagne de devenir une société plus éclairée. Toutefois, dans son traité intitulé Considérations sur le gouvernement représentatif, il soutient mieux la thèse voulant qu’un système vraiment démocratique doit être le reflet de la société et des électeurs qui le constituent. En premier lieu, il accepte l’argument de Burke, selon lequel les systèmes démocratiques doivent évoluer lentement, mais il ajoute qu’ils doivent aussi changer pour être légitimes. Il affirme qu’un gouvernement légitime doit être appuyé par le peuple symboliquement, et non simplement par le fait de voter. Les gouvernements vraiment représentatifs doivent incarner la confluence des idées les meilleures et les plus convaincantes. Enfin, Mill soutient que les intérêts des citoyens ne peuvent être représentés efficacement que si ces citoyens sont eux-mêmes représentés au Parlement.

Avançant des arguments semblables à ceux de Thomas Paine, Mill écrit que les gouvernements sont le produit de circonstances sociales présentes au moment des élections. Ceux qui gagnent et forment le gouvernement le font en vertu de l’autorité qui leur est conférée par les électeurs. Ni les politiciens, ni les philosophes, comme il le dit, ne peuvent altérer cette décision. Toutefois, Mill complète cette affirmation en ajoutant qu’une fois que ce pouvoir est conféré par l’attribution de l’autorité, des modifications du système peuvent avoir lieu. En outre, le gouvernement est une création du peuple et, de ce fait, il peut être changé par le peuple. Il ne devrait jamais être une entité stagnante, moribonde qui ne peut jamais être modifiée par la volonté de ceux qui la composent.

Selon Mill, le gouvernement et le système par lequel on le forme reposent sur trois piliers. Le premier, c’est l’acceptation. La population doit accepter le gouvernement et l’autorité qu’il représente pour qu’ils soient considérés légitimes. Un concept plus moderne, celui de la représentation symbolique, découle de la conviction de Mill que l’acceptation est essentielle pour qu’un gouvernement soit fort. Si l’on veut que les femmes appuient un gouvernement ou un système, on peut faire valoir qu’elles doivent être représentées de manière efficace. Le soutien accordé à un gouvernement est tributaire du nombre de femmes représentées. Pour obtenir l’assurance que les femmes appuient le système qui élit leur gouvernement, il faut une présence considérable de représentants de sexe féminin.

Des chercheures féministes ont souvent soutenu que les femmes apportent une approche des politiques publiques qui leur est propre et qui diffère de celle des hommes. La recherche de Pelletier et Tremblay estime que le fait d’avoir davantage de représentantes confère aux politiques publiques une vision qui rehausse leur légitimité, car le corps législatif correspond davantage à la société dans son ensemble1. Mill souscrirait à cette façon de voir. Il soutient que l’harmonie des conceptions et des idées venant de tous les secteurs de la société est essentielle à une institution démocratique et que

Le premier élément d’un bon gouvernement, donc, étant la vertu et l’intelligence des êtres humains composant la collectivité, la plus importante forme d’excellence que tout gouvernement puisse posséder consiste à promouvoir la vertu et l’intelligence du gouvernement lui-même. 

Sans représentation adéquate des femmes au Parlement, on ne peut pas dire que le plein potentiel de la société se reflète dans les politiques publiques2.

Mill emprunte aux idées de David Hume et remet en question la capacité des députés de prendre des décisions au nom de membres de la population qui sont mal représentés dans leurs rangs. Il donne l’exemple des manœuvres de la classe ouvrière. Sur des questions comme celle des grèves, les députés prennent presque toujours parti pour les maîtres plutôt que pour les travailleurs, car les manœuvres sont mal représentés au Parlement. C’est l’incapacité des députés de s’identifier aux personnes sous-représentées qui porte atteinte à l’aptitude du Parlement à faire preuve d’empathie et, ainsi, à adopter des politiques publiques qui correspondent à la société. On peut également appliquer le concept de distance professionnelle à la question des femmes au Parlement. Dans une assemblée où si peu de femmes sont représentées, il est possible que le Parlement ne soit pas en mesure de ressentir une empathie efficace et de prendre des décisions en tenant compte de leurs intérêts supérieurs.

Mill soutiendrait que les quotas par sexe sont nécessaires, car l’accroissement du nombre de femmes rehausserait la légitimité du Parlement et de ses politiques. Les Canadiens ne devraient pas avoir peur de modifier leur système, puisque l’absence de femmes nuit aux politiques publiques.

Obstacles socioéconomiques, politiques et électoraux à la représentation des femmes

De nombreux chercheurs estiment que les femmes à la recherche d’une charge élective continuent de se heurter à des obstacles importants. On peut les regrouper dans trois catégories générales : déterminants socioéconomiques, déterminants politiques et déterminants électoraux.

Le déterminant socioéconomique le plus évident est le rôle des femmes comme première aidante naturelle et principale responsable de l’éducation des enfants. De nombreux femmes ont réussi à concilier carrière politique et responsabilités familiales, mais il s’agit d’une tâche extrêmement difficile qui, on ne s’en surprendra pas, dissuade beaucoup de femmes de se lancer en politique lorsqu’elles sont en âge de procréer.

L’une des façons possibles d’atténuer cette réalité consiste à faire en sorte que le Parlement tienne davantage compte des familles. En Tasmanie, par exemple, les séances parlementaires ne peuvent plus se prolonger au-delà de 18 heures, le gouvernement ayant estimé que cette pratique nuisait aux familles 3.

Les femmes, au Canada, ont moins d’enfants qu’elles n’en avaient auparavant et de nouvelles lois sur le financement électoral ont instauré des règles plus équitables pour ce qui est des ressources nécessaires afin de remporter une investiture ou une campagne électorale4. Certes, il peut se faire que les obligations familiales imposent certaines contraintes aux aspirations des femmes d’obtenir un mandat électif, mais cela ne devrait pas être considéré comme étant un obstacle grave ou discriminatoire.

On a évoqué d’autres facteurs sociaux, par exemple, une formation universitaire et la participation à la population active, comme étant d’importants indicateurs influant sur la participation des femmes à la vie politique électorale5. En ce qui concerne l’éducation, plus les femmes ont fait de longues études, plus elles sont susceptibles de s’intéresser à la politique. Elles ont davantage tendance à penser que leur engagement en politique peut avoir un effet sur les résultats des politiques. Bien que cette corrélation existe, le niveau d’éducation des femmes peut difficilement être considéré comme un obstacle à la participation, au Canada. Selon Statistique Canada, 2 064 690 femmes ont obtenu un titre universitaire, certificat, baccalauréat ou plus encore, comparativement à 1 921 060 hommes. S’agissant de la participation à la population active, les données du recensement de 2006 révèlent également que l’écart entre les femmes et les hommes est relativement faible, 9 020 595 participants étant des hommes, tandis que le nombre de femmes s’élève à 8 125 540. Bien évidemment, ces statistiques sur la population active ne rendent pas forcément compte de toute la réalité. Il se peut que les femmes soient moins nombreuses à atteindre les postes de leadership nécessaires dans les professions qui mènent souvent à des carrières politiques, comme le droit, les affaires et les milieux universitaires. Toutefois, la recherche révèle que les femmes sont en train de rattraper les hommes dans ces domaines aussi, selon ce qu’on appelle la théorie du « pipeline ».

La représentation des femmes est également fonction de certains déterminants politiques. La perception qu’ont les médias des femmes en politique, la conception traditionnelle du leadership et le déclin du mouvement féministe : voilà autant de variables pertinentes qui peuvent, ou non, entraver l’élection d’un plus grand nombre de femmes à la Chambre des communes.

Bashevkin estime que l’explication du fait que les femmes n’atteignent pas des rôles de direction prestigieux et, plus précisément, l’offre insuffisante de candidates viennent en partie des perceptions sociétales de ce qui constitue le leadership6. Les perceptions traditionnelles de celui-ci sont axées sur la capacité d’une personne de commander, plutôt que de faire des compromis. Les visions de chefs militaires faisant preuve de « force » et refusant de faire des compromis sont contraires à celle des femmes comme agents du consensus, qui adoptent une approche plus douce du leadership et du règlement des problèmes.

Des entretiens avec des députées donnent à penser qu’à la Chambre des communes, les femmes présentent un style de leadership plus diplomatique qui, comme nous l’avons souligné plus haut, peut accroître son fonctionnement. Toutefois, cette qualité n’aide pas les femmes à atteindre les normes d’après lesquelles la société mesure le leadership. Ancienne candidate, à deux reprises, à la direction du Parti libéral et longtemps députée, Sheila Copps a fait allusion à ces attentes sociétales dans un récent article où elle abordait la question plus large du rôle des femmes dans la vie politique et publique :

Comme les Canadiennes ont de bonnes manières! On attend de nous que, tout comme nos sœurs éprises de la burqa en Afghanistan, nous fassions notre travail dans l’ombre, parce que telle est notre place en politique et dans la vie. Il ne faut surtout pas que nous soyons remarquées ou fêtées, ou que des gens écrivent sur nous7.

Bashevkin fait état des médias comme étant une tribune dans laquelle les « insuffisances » nuisant à la capacité des femmes de diriger se voient à la fois compliquées et exacerbées. Par exemple, il est beaucoup plus fréquent que les politiciennes soient appelées par leur prénom. Mentionnons les cas d’« Alexa », pour Alexa McDonough, ancienne chef du NPD, de « Belinda », pour Belinda Stronach, ex-candidate à la direction du Parti conservateur et ex-ministre libérale, et l’omniprésente « Hillary », pour Hillary Clinton, candidate à l’investiture du Parti démocrate et secrétaire d’État des États-Unis. Cette façon de faire rabaisse la capacité professionnelle des femmes en qualité de politiciens sérieux. De plus, aussi bien Sawer que Bashevkin reprochent aux médias de concentrer une part démesurée de leur attention sur l’apparence et la vie sexuelle des politiciennes. Les politiciens masculins impliqués dans des scandales sexuels semblent souvent se tirer indemnes de leur conduite non professionnelle. Inversement, les politiciennes dont la vie sexuelle retient l’attention du public sont jugées de manière beaucoup critique par les médias. La vision que les médias donnent du leadership féminin paraît tendancieuse au mieux et sexiste au pire. Cela peut effectivement porter à croire qu’il existe un important déterminant qui nuit à l’élection de femmes.

Fait plus important, cependant, alors qu’on analyse sans cesse les voix de femmes prises individuellement et qu’on leur reproche d’être trop stridentes ou masculines, la voix collective des femmes, s’exprimant par l’intermédiaire du mouvement féministe, semble s’être immensément affaiblie au cours des dernières décennies.

Le mouvement féministe sud-africain est un exemple exceptionnel de mobilisation politique des femmes. Des groupes nationaux de femmes ont tiré parti de la conjoncture favorable offerte par la fin de l’apartheid et par les discussions ouvertes sur les réformes constitutionnelles et démocratiques. Des organisations féministes hautement organisées, représentées par la Women’s National Coalition, ont exercé la pression nécessaire pour s’assurer que les enjeux féminins figurent en bonne place dans le processus de création de la nouvelle constitution de l’Afrique du Sud et de démocratisation. Elles ont réclamé le scrutin à la proportionnelle et de grands districts représentés par plus d’un député, ce qui favorise fréquemment les femmes à l’occasion d’élections. De ce fait, les premières élections libres en Afrique du Sud ont également marqué le grand tournant de ce pays sur le plan de l’équilibrage des rapports entre les sexes, 26 % de femmes ayant été élues. Il s’agissait d’un changement de l’ordre de 23 % comparativement à la période d’apartheid 8.

Le mouvement féministe canadien, en revanche, est en déclin depuis le début des années 1990. Le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (CCASF) avait été formé en réaction à la Commission royale d’enquête de 1967 sur la situation de la femme. Tout au long des années 1970 et 1980, il a été une voix puissante en faveur de l’égalité des femmes, particulièrement pendant les délibérations constitutionnelles du début des années 1980. Le mouvement féministe a contribué à favoriser la coopération entre des députées de divers partis et le Canada a connu une apogée de l’influence des femmes. Depuis cette époque, toutefois, les divisions et les querelles intestines ont terni l’influence du mouvement. La montée du Parti conservateur, qui a dépouillé Condition féminine Canada d’une grande partie de ses ressources financières et a retiré le mot « égalité » de son mandat, a aggravé encore plus l’inefficacité du mouvement féministe.

Le gouvernement Harper, qui avait le plus faible taux de candidates et de représentantes parmi tous les partis, soit 11 % lors de la dernière campagne électorale, a mis en œuvre des politiques qui auront peut-être pour effet d’entraîner une baisse du nombre de femmes briguant une charge publique. La prestation fiscale pour enfant, par exemple, encourage les femmes à demeurer au foyer, ce qui leur rend plus difficile l’accumulation de capital politique, alors que l’élaboration d’une stratégie nationale sur les garderies permettrait à davantage de mères de participer au processus politique, et ce plus tôt dans leur vie. Le refus de mettre en place des mécanismes internes pour encourager un plus grand nombre de candidates a également eu pour effet de saper les tentatives de promotion de la participation des femmes à des élections.

Passons maintenant aux déterminants électoraux de la représentation politique des femmes. Les quotas par sexe ont souvent été analysés dans les ouvrages au moyen du prisme des systèmes électoraux et de leur efficacité à faire élire davantage de femmes. Les chercheurs sont presque unanimes pour soutenir que les pays qui adoptent des formes de représentation proportionnelle sont beaucoup plus enclins à élire davantage de femmes dans leurs assemblées. Les systèmes proportionnels à majorité simple, soit les systèmes majoritaires uninominaux (SMU) comme celui du Canada, ont moins de chances d’avoir autant de représentantes dans leurs assemblées.

La principale raison de cet état de choses est la « contagion », à savoir la tendance qu’ont les partis à subir des pressions pour adopter une certaine politique parce que leurs adversaires ont adopté celle-ci avant eux. Matland compare la Norvège et le Canada pour mesurer la présence de la contagion dans un système de représentation proportionnelle et un système majoritaire uninominal relativement aux politiques d’équilibrage entre les sexes9. Au niveau macro (macrocontagion), les partis norvégiens ont tous, en gros, adopté des quotas par sexe après que le parti travailliste l’a fait. Ainsi, la Norvège est devenue chef de file mondial pour ce qui est du nombre de représentantes au sein de son assemblée. La capacité qu’avait le public de comparer les listes de candidats et d’établir si elles comportaient un équilibre entre les sexes a permis une macrocontagion relativement rapide. Il en a résulté un des systèmes les plus équilibrés au monde pour ce qui est des rapports entre les sexes. En ce qui a trait au Canada, toutefois, où les candidats sont choisis par des associations de parti à l’échelle des circonscriptions, l’effet de macrocontagion ou de contagion (à l’échelle de la circonscription) est beaucoup moins net.

Comme le fait valoir Matland, toutefois, la contagion existe bel et bien. En 1993, lorsque le NPD a adopté un quota par sexe de 50 %, le Parti libéral lui a emboîté le pas avec un quota de 25 %. Des avancées de grande importance ont été réalisées à l’échelle des partis. Par exemple, le NPD comptait 41 % de femmes dans son caucus de 29 députés à la suite des élections de 2006. Toutefois, les politiques n’ont pas encore produit le grand tournant observé ailleurs, en grande partie parce que le NPD fait élire si peu de députés en comparaison des plus grands partis.

Les candidates bénéficient du SMU canadien, mais il leur nuit aussi. Les Canadiennes tirent effectivement profit d’un taux extraordinairement élevé de roulement des représentants dans un SMU. Cette instabilité a été encore plus spectaculaire ces dernières années, compte tenu du maintien au pouvoir de gouvernements minoritaires. Le fait de détenir un siège, qui favorise généralement les candidats de sexe masculin, pose moins de problème au Canada qu’aux États-Unis, par exemple, où les membres à la fois de la Chambre des représentants et du Sénat conservent souvent leurs sièges pendant longtemps. Compte tenu du fait que les hommes avaient beaucoup plus de chances d’être élus que les femmes il y a quelques décennies, l’effet que ces candidats masculins soient réélus à de multiples reprises présente un important obstacle pour les femmes qui, sinon, auraient pu avoir de bonnes chances de remporter ces sièges.

Le Mexique, dont le succès est récent en tant que pays élisant un nombre spectaculairement plus élevé de femmes, a pris des mesures directes pour limiter l’influence que le fait de détenir un siège a sur l’élection d’hommes. Il est un des seuls pays au monde qui empêchent les représentants en poste de briguer leur réélection après l’expiration de leur mandat10.

Au Canada, le SMU est, selon les ouvrages, beaucoup moins généreux dans son choix de candidats à une charge élective. Les femmes ont presque autant de chances que les hommes d’être élues représentantes dans une circonscription où le député sortant ne brigue pas les suffrages de nouveau. Le défi qui se pose aux femmes, donc, tient à leur sélection par les associations de circonscription des divers partis à titre de candidate investie. Outre les nombreuses variables évoquées plus haut qui influent sur la décision d’une femme d’être candidate ou non, il existe des défis structurels présentés par le choix des candidats qui continuent de dresser des obstacles importants à l’élection de femmes.

D’abord, la recherche donne à penser que les femmes ont moins de chances d’être sélectionnées pour une candidature, car les membres des associations de circonscription sont considérés comme étant plus conservateurs dans les partis de droite et centristes. En Irlande, un nombre vraiment déconcertant de femmes ont été élues à son assemblée, et ce, même si ce pays a adopté une variante de représentation proportionnelle. Que cela résulte de l’idéologie, ou de la réticence des partis à prendre le risque de confier l’investiture à une femme, les femmes sont en situation de désavantage pour ce qui est d’être désignées comme candidates, selon le degré de conservatisme de l’association de circonscription.

En deuxième lieu, le SMU canadien ne permet pas de circonscriptions représentées par plus d’un député. Cela signifie qu’il ne peut y avoir qu’un seul gagnant dans quelque circonscription que ce soit. La taille du district constitue un important déterminant de l’élection des femmes aux assemblées parlementaires. L’Irlande étant une des rares exceptions, les pays qui ont des districts représentés par plus d’un député ont davantage de chances d’avoir une proportion élevée de candidates par rapport au nombre de candidats. Dans son analyse comparative du Canada et de la Norvège, Matland fait remarquer que les districts représentés par plus d’un député, qui figurent dans le système de représentation proportionnelle de la Norvège, contribuent à l’élection de candidates, car on encourage les partis à équilibrer leurs listes de candidats avec au moins un candidat de sexe masculin et un autre de sexe féminin.

Cette idée de l’équilibrage des listes de candidats n’est pas étrangère aux politicologues canadiens. Au cours des dialogues portant sur le système de gouvernement du nouveau territoire du Nunavut, il y avait une disposition selon laquelle le système comporterait l’élection de deux députés, un homme et une femme, pour chacun des sièges11. Même si cette proposition a été rejetée à l’occasion de référendums, ce concept est intéressant et il a débouché sur des discussions plus poussées sur le potentiel qu’offre l’équilibre des listes de candidats dans les SMU.

Les déterminants politiques de la représentation des femmes, dont les médias et les attentes en matière de leadership, jouent nettement un rôle plus grand dans l’élection de davantage de femmes à la Chambre des communes que des déterminants socioéconomiques, comme la participation à la population active et le niveau d’études. Toutefois, le plus grand obstacle à la réalisation du grand tournant que constituerait l’élection d’un nombre considérablement plus élevé de femmes semble être lié au régime électoral du pays. Le SMU du Canada, particulièrement à l’échelle des candidats, est l’élément où les femmes sont confrontées au plus grand défi et celui où elles se retrouvent dans une situation de désavantage indu.

Compte tenu du fait que les femmes se retrouvent dans une situation de désavantage structurel en vertu du SMU canadien, il est justifiable de mettre en place des quotas par sexe au pays. L’objectif de cette intervention sur le plan des politiques serait de rendre l’élection des femmes plus équitable en changeant la façon dont les députés sont choisis au niveau des candidats, étape où les femmes se heurtent à un désavantage inéquitable. De plus, puisqu’il est clair que le fait d’attendre que les femmes obtiennent progressivement plus de sièges a des effets négatifs sur les politiques publiques, la précipitation d’un grand tournant au moyen de quotas par sexe est à la fois jusitifiée et souhaitable.

Créer un grand tournant sur le plan des rapports entre les sexes au Canada

Tant le Royaume-Uni que le Mexique ont récemment vécu de grands tournants sur le plan des rapports hommes-femmes par suite de changements d’ordre électoral.

Le grand tournant du Mexique s’est produit lors des élections de 2003. La proportion de députées à la Chambre est passée de 16 à 25 % au cours d’une seule élection. Historiquement, la représentation féminine s’était accrue d’environ 4 % par décennie sous le régime non démocratique du PRI. Même s’il s’agissait d’un système proportionnel mixte, peu de femmes bénéficiaient du scrutin proportionnel à liste fermée, et beaucoup moins encore de celui du SMU pour les élections au niveau des districts. Comme au Canada, cette situation était, en grande partie, imputable au processus de sélection des candidats, qui avait favorisé les hommes par rapport aux femmes. Après l’adoption de la loi sur les quotas par sexe en 2002, il a fallu placer les femmes dans les listes là où elles pouvaient être élues. Dans chaque liste de 40 candidats, le tiers des 9 premières places doit maintenant être occupé par des femmes. La loi sur les quotas est judicieuse, contrairement à celle qui existe en France; les femmes doivent être placées là où elles peuvent l’emporter, et non au bas des listes ou simplement comme suppléantes. Bien qu’elles continuent d’affronter des défis lors des élections tenues en vertu du SMU, les Mexicaines réalisent des avancées grâce aux quotas obligatoires par sexe au moment de la sélection des candidats pour les courses selon le système de représentation proportionnelle.

Le Royaume-Uni fournit un exemple encore plus pertinent pour la prédiction d’un grand tournant dans les rapports entre les sexes au Canada. Il possède un SMU presque identique à celui du Canada, jusqu’au processus de sélection des candidats, qui est, en grande partie, décentralisé au niveau de la circonscription. L’élection en 1997 du Parti travailliste, dirigé par Tony Blair, a été historique, car elle a doublé la représentation des femmes à la Chambre des communes britannique, la faisant passer de 60 députées à exactement 120 sièges sur 646. Le grand tournant est survenu en raison d’un changement interne des politiques au sein du Parti travailliste relativement aux modalités de sélection des candidats. Pour la première fois, le parti central a utilisé des listes restreintes entièrement composées de femmes dans 50 % des sièges jusque-là détenus par le Parti travailliste et qui étaient à pourvoir et 50 % de tous les sièges estimés prenables12. En dépit d’une contestation juridique selon laquelle cette politique était discriminatoire, la pratique demeure en vigueur. Lors des élections de 2005, le Parti libéral-démocrate, centriste, a fait élire 9 femmes sur 59 députés. Le parti conservateur, alors dans l’opposition, ne comptait que 18 députées sur 193.

C’est la politique d’un parti dans le régime de SMU du Royaume-Uni qui, dans les faits, a provoqué le grand tournant en 1997. Alors que la Chambre des communes du Royaume-Uni n’avait pas adopté de loi sur les quotas par sexe, les politiques internes du Parti travailliste en matière d’équilibrage entre les sexes ont fait toute la différence. Cette situation aura une valeur d’exemple utile pour l’analyse du cas du Canada.

Ici, le NPD a mis en œuvre des politiques sur l’équilibre entre les sexes qui vont au-delà d’approches plus douces, comme la formation et le financement de candidates, à l’établissement d’objectifs stricts. Peu de temps après, le Parti libéral a adopté des politiques similaires afin de promouvoir la sélection de candidates à l’échelle des circonscriptions. Aux élections fédérales de 2008, 37 % des candidats libéraux étaient des femmes, ce qui représente une augmentation importante de 11 % depuis les élections de 2006. Toutefois, seulement 77 députés libéraux ont alors été élus à la Chambre des communes, dont 24 % étaient des femmes.

Bien que le NPD continue d’avoir davantage de candidates, le grand tournant ne viendra pas de ce parti, qui, souvent, compte beaucoup moins de circonscriptions prenables que les conservateurs et les libéraux. Tout en ayant un grand nombre de circonscriptions où ils ont de bonnes chances de l’emporter, les conservateurs n’ont guère manifesté d’intérêt envers l’adoption de politiques d’équilibrage entre les sexes.

Le grand tournant se produira, fort vraisemblablement, au niveau de la sélection des candidats libéraux. Cette possibilité a de bonnes chances de se concrétiser si deux conditions sont réunies. Premièrement, les politiques du Parti libéral sur l’équilibrage des rapports entre les sexes doivent être viables et authentiques. Comme c’est le cas au Mexique et dans le Parti travailliste du Royaume-Uni, il faut soit proposer une liste restreinte exclusivement composée de femmes dans des circonscriptions prenables, soit forcer des circonscriptions à procéder à une recherche rigoureuse de candidats visant expressément des femmes, en établissant un quota de circonscriptions où la victoire est possible. Les responsables libéraux pourraient faire appliquer le quota en réduisant le financement d’associations de circonscription cibles qui n’élisent pas de candidate et, inversement, en accroissant celui des associations qui en choisissent une dans une circonscription prenable. Deuxièmement, le Parti libéral doit faire élire davantage de députés. Le grand tournant de 1997 en Grande-Bretagne a résulté à la fois des politiques d’équilibrage entre les sexes du Parti travailliste et du fait que le parti a remporté une victoire écrasante aux élections. Bien que ce deuxième élément soit beaucoup plus imprévisible, le Parti libéral peut au moins mettre en œuvre la politique proposée dans le premier. Si le Parti libéral remportait une majorité considérable, le grand tournant pourrait alors être précipité au Canada. Le parti pourrait avoir comme but de sélectionner des candidates dans suffisamment de circonscriptions prenables pour propulser la Chambre des communes du Canada vers l’objectif convoité des 30 %.

Conclusion

La représentation des femmes à la Chambre des communes du Canada demeure inférieure à ce qu’elle est dans de nombreux pays industriels et post-industriels. Certes, la représentation des femmes a augmenté progressivement au rythme de leur participation à la population active et de la progression de leur niveau d’études, mais les chercheurs ne sont pas convaincus que le rythme naturel de croissance est acceptable; l’attente aura des incidences négatives sur les politiques, qui, sinon, bénéficieraient d’un accroissement du nombre des voix féminines.

L’augmentation artificielle de la représentation des femmes permet effectivement un réel débat sur ce qui constitue des pratiques démocratiques. Si rares sont les éléments donnant à penser que la discrimination fondée sur le sexe demeure un obstacle à l’élection des femmes en général, la recherche soutient de manière convaincante que les Canadiennes subissent des désavantages inéquitables au chapitre de la sélection des candidats. Que cela tienne à des médias partiaux, à des attentes irréalistes en matière de leadership ou au conservatisme de membres d’associations de circonscription qui ne sont pas disposés à prendre le risque de proposer une candidate, les Canadiennes sont confrontées à des obstacles non démocratiques lors du choix des candidats.

Ces barrières ont empêché l’élection de ce qui devrait être un plus grand nombre de députées à la Chambre des communes. Toutefois, comme l’ont montré le Mexique, le Royaume-Uni et d’autres pays, des améliorations spectaculaires peuvent être réalisées. Que le fait d’augmenter le nombre de femmes débouche sur une assemblée parlementaire plus légitime ou améliore les politiques publiques, le Canada peut arriver à faire élire un plus grand nombre de législatrices si la volonté d’y parvenir est suffisamment forte et si la chance est au rendez-vous, du point de vue politique.

Notes

1. Réjean Pelletier et Manon Tremblay, « More Feminists or More Women? Descriptive and Substantive Representations of Women in the 1997 Canadian Federal Elections », International Political Science Review, vol. 21, no 4 (octobre 2000), p. 381-405.

2. John Stuart Mill, Considerations on Representative Government, New York, Harper and Brothers Publishers, 1862, p. 39.

3. Marian Sawer, « Parliamentary Representation of Women: From Discourses of Justice to Strategies of Accountability », International Political Science Review, vol. 21, no 4 (octobre 2000), p. 361-380.

4. Sylvia Bashevkin, Women, Power, Politics: The Hidden Story of Canada’s Unfinished Democracy, Don Mills, Oxford University Press, 2009.

5. Alan Siaroff, « Women’s Legislation in Legislatures and Cabinets in Industrial Democracies », International Political Science Review, vol. 21, no 2 (avril 2000), p. 197-215.

6. Bashevkin, op.cit.

7. Sheila Copps, « Female politicians, journalists still risk being marginalized in a man’s world », The Hill Times, 6 juillet 2009.

8. Hannah E. Britton, « South Africa: Challenging Traditional Thinking on Electoral Systems », dans Manon Tremblay, dir., Women and Legislative Representation: Electoral Systems, Political Parties, and Sex Quotas, New York, Palgrave MacMillan, 2008, p. 112-122.

9. Richard E. Matland et Donley T. Studlar, « The Contagion of Women Candidates in Single-Member District and Proportional Representation Electoral Systems: Canada and Norway », The Journal of Politics, vol. 58, no 3 (août 1996), p. 707-733.

10. Magda Hinojosa, « Mexico: ¿Mas Mujeres? Mexico’s Mixed-Member Electoral System », dans Manon Tremblay, dir., op. cit., p. 177-189.

11. Lisa Young, « Gender Equal Legislatures: Evaluating the Proposed Nunavut Electoral System », Analyse de Politiques, vol. 23, no 3 (septembre 1997), p. 306-315.

12. Rosie Campbell, Sarah Childs et Joni Lovenduski, « United Kingdom: The “Mother of All Parliaments”: Westminster’s Male Face », dans Manon Tremblay, dir., op. cit., p. 41-54.


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 33 no 2
2010






Dernière mise à jour : 2020-09-14