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Guy Tremblay
Aux yeux de plusieurs, le second gouvernement minoritaire du premier ministre Harper a fait un usage abusif de son pouvoir de proroger le Parlement, pour mettre fin à des travaux embarrassants. La prorogation du 4 décembre 2008 a empêché un vote de censure qui devait se tenir la semaine suivante et qui aurait pu conduire au remplacement du gouvernement par un gouvernement de coalition. Pour sa part, la prorogation du 30 décembre 2009 a dissout les comités parlementaires, dont un qui talonnait le gouvernement à propos du sort des Afghans faits prisonniers par les Forces canadiennes. Après la deuxième prorogation les partis d’opposition aux Communes ont avancé l’idée de restreindre le pouvoir de prorogation, afin que le gouvernement soit empêché d’en abuser à l’avenir. Le présent article pose la question de savoir comment pourrait être validement encadré le pouvoir de proroger le Parlement en tenant toutefois pour acquis que le pouvoir subsisterait mais qu’il serait restreint quant à la fréquence ou quant aux circonstances de son utilisation.
La justification de la dernière prorogation, qui invoquait, entre autres, la tenue des Jeux olympiques à Vancouver dans la seconde moitié de février 2010, n’a pas convaincu. La suspension du Parlement pour plus de deux mois a été très largement critiquée et la cote de popularité du gouvernement s’en est ressentie. Une première méthode de restriction du pouvoir de prorogation consisterait à faire adopter par la Chambre des communes une résolution prévoyant les cas où la prorogation serait permise ou ceux où elle serait exclue. Cette façon de faire pourrait peut-être inciter le gouvernement à la prudence dans l’avenir, mais elle ne saurait le contraindre, parce que la résolution d’une chambre du Parlement n’a pas d’autorité juridique; elle n’est que l’expression d’un vœu ou d’une opinion. La Chambre des communes n’a aucun titre à se substituer au premier ministre à titre de conseiller officiel du représentant de la reine.
La volonté des Communes de limiter le pouvoir de prorogation n’aurait également qu’un poids politique si elle se traduisait dans un règlement d’assemblée. D’une part, en effet, la Chambre n’a que le privilège de régir son fonctionnement interne; elle ne peut s’en prévaloir pour assujettir l’autorité (royale) externe chargée de lui conférer le droit de siéger. D’autre part, un règlement d’assemblée ne peut certes s’opposer à une loi; or, il appert que le pouvoir de prorogation au Canada possède un fondement législatif, voire constitutionnel.
Une modification constitutionnelle souple ou rigide?
L’article 38 de la Loi constitutionnelle de 1867 se lit comme suit :
38. Le gouverneur-général convoquera, de temps à autre, la Chambre des Communes [sic] au nom de la Reine, par instrument sous le grand sceau du Canada.
Ce pouvoir de convoquer les Communes en session comprend celui de mettre fin à la session, c’est-à-dire de proroger le Parlement. Les termes « de temps à autre » (« from Time to Time ») ainsi que les principes d’interprétation législative permettent de conclure en ce sens. Pour restreindre ou encadrer le pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur général de proroger la législature, il faut donc modifier l’article 38 de la Loi de 1867, ce qui soulève une difficulté particulière.
De prime abord, en vertu de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, le Parlement fédéral pourrait valablement encadrer ce pouvoir de prorogation. Cependant, l’alinéa 41a) impose l’unanimité du fédéral et des dix provinces pour modifier la « charge » de gouverneur général.
Il est certain qu’en visant la « charge » du représentant de la reine, l’alinéa 41a) protège, du même coup, ses attributs essentiels. Selon un dictum de la Cour suprême, ceux-ci comprennent au moins le pouvoir du gouverneur général de nommer et destituer les ministres, ainsi que son pouvoir de dissoudre le Parlement1. Mais il est difficile de savoir si le pouvoir de prorogation est, lui aussi, soumis à la règle de l’unanimité, parce que les constitutionnalistes ne se sont pas prononcés sur ce point précis. Dans un minutieux traité, le professeur Benoît Pelletier écrit simplement que la « charge » de lieutenant-gouverneur (ou de gouverneur général) peut être interprétée comme comprenant le pouvoir de convoquer l’assemblée mentionné dans la Loi de 18672.
Pour savoir comment porter atteinte au pouvoir de prorogation, l’Avis sur le Sénat de 1979 semble le meilleur guide. Par exemple, selon la Cour suprême, le Parlement canadien ne pourrait pas réduire la durée des fonctions des sénateurs au-delà d’un « certain point » sans nuire au bon fonctionnement de l’institution, mais il a pu valablement prescrire la retraite des sénateurs à 75 ans, en dépit du fait que ceux-ci étaient, à l’origine, nommés à vie3.
Selon moi, il faut raisonner de la même façon à l’égard du pouvoir de prorogation du gouverneur général. Le Parlement fédéral ne pourrait pas, seul, abolir ce pouvoir ou lui porter atteinte de façon substantielle, parce que la prorogation fait partie intégrante du système de collaboration entre le gouvernement et les Communes qui a émergé de l’histoire constitutionnelle du Royaume-Uni4. Toutefois, une loi peut validement régir les modalités de l’exercice du pouvoir de prorogation.
Pour accroître les chances qu’une telle loi soit déclarée valide, le modèle adopté pour les élections fédérales à date fixe pourrait être suivi. La loi pourrait d’abord préserver de façon expresse le droit du gouverneur général de proroger le Parlement, pour ensuite prescrire des conditions d’exercice qui s’adresseraient en fait au premier ministre5. Étant donné que le gouverneur général ne proroge jamais de sa propre initiative, en vertu des conventions constitutionnelles, il convient que la loi s’adresse plutôt au premier ministre. Les tribunaux pourraient toutefois juger non justiciables les questions soulevées par une telle loi, étant donné qu’elles sont de nature essentiellement politique. C’est d’ailleurs la position qui a été adoptée par la Cour fédérale dans le cas de la loi sur les élections à date fixe, affaire qui a été portée en appel6.
Une modification pas nécessairement souhaitable
Si l’encadrement du pouvoir de prorogation est juridiquement faisable, il ne s’ensuit pas qu’il soit souhaitable dans le contexte canadien. C’est une conception doctrinaire de la prééminence des élus rassemblés aux Communes qui laisse croire qu’un gouvernement est malvenu de suspendre leurs délibérations. En réalité, depuis les travaux perspicaces de Bagehot publiés au XIXe siècle, on sait que la solidité du régime parlementaire britannique tient au fait que le Cabinet dirigé par le premier ministre ne se trouve pas dans la position d’un simple comité des Communes7.
Le gouvernement, dans le système dont nous avons hérité au Canada fédéral et dans chaque province, est doté d’attributs qui favorisent la collaboration avec les élus. Son pouvoir principal est, certes, celui de dissoudre le Parlement, de faire appel au peuple. Mais les moyens de contrôle par lesquels le gouvernement garde la main haute sur les travaux du Parlement, y compris par la prorogation, contribuent tout autant à l’équilibre des forces. Les régimes d’Europe continentale qui ont pris la voie du purisme ont dû corriger l’inefficacité étatique qui en résultait et adopter un « parlementarisme rationalisé » afin d’accroître les moyens d’action du gouvernement.
Certes, le gouvernement peut faire un exercice abusif des pouvoirs dont il dispose dans le parlementarisme d’origine britannique. Toutefois, il court le risque de s’aliéner la faveur populaire ou de provoquer un conflit avec les élus que la population sera appelée à arbitrer. Les politiciens assument l’entière responsabilité des gestes qu’ils posent dans le cadre du fonctionnement de l’État. Si le premier ministre Harper avait prévu la réaction de la population canadienne et des médias d’information, il n’aurait peut-être pas recouru à une seconde prorogation — et son pouvoir à cet égard sera sûrement exercé avec plus de circonspection à l’avenir. Ce n’est pas en menottant le gouvernement ou en déséquilibrant le régime parlementaire que la gouverne étatique pourra s’améliorer au Canada.
Notes
1. Voir SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 46-47.
2. Benoît Pelletier, La modification constitutionnelle au Canada, Toronto, Carswell, 1996, p. 148 et 191.
3. Avis sur le Sénat, [1980] 1 R.C.S. 54, p. 76-77.
4. Voir André Émond, Constitution du Royaume-Uni. Des origines à nos jours, Montréal, Wilson & Lafleur, 2009, p. 203.
5. Voir l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c. 9.
6. Conacher c. Canada (Premier ministre), 2009 CF 920.
7. Walter Bagehot, The English Constitution, Ithaca (New York), Cornell University Press, 1966, p. 65 et suivantes.
Note de la rédaction : Le 17 mars, 2010 par un vote de 139 contre 135 la Chambre des communes adoptait la motion suivant : Que, de l’avis de la Chambre, le premier ministre ne recommande pas au gouverneur général de proroger la session d’une législature de plus de sept jours civils sans une résolution expresse de la Chambre des communes en ce sens.
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