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La récitation des prières : une tradition à l'épreuve de la sécularisation
Martin Lanouette

Depuis le règne de la reine Elizabeth 1re en Angleterre au XVIe siècle, il est de tradition que l’ouverture des séances de chacune des deux chambres du Parlement de Westminster soit précédée de la lecture d’une prière. Les colonies britanniques, un peu partout sur la planète, ont fait preuve de mimétisme institutionnel afin de préserver l’unité avec le système politique qui les a fait naître. Au fil du temps et des événements, les différentes colonies devenues des pays souverains ont su développer, chacune à leur manière, des formes de prières reflétant leur histoire, leur identité et, bien sûr, leurs grandioses aspirations. Afin de faire face au défi de la neutralité étatique contemporaine, trois choix se sont jusqu’à maintenant imposés. Premièrement, il y a l’option du statu quo. Deuxièmement, on trouve l’option de l’ouverture, qui consiste à rendre la prière plus universelle, en proposant l’alternance entre diverses confessions ou en proposant un moment de silence et de réflexion. Troisièmement, il y a l’option de l’éviction, qui consiste à éliminer cette pratique de l’espace public au nom du principe de la séparation de l’Église et de l’État. Le présent article examine les arguments employés par les promoteurs de chacune des trois options, afin de mieux comprendre la teneur d’un débat qui, même s’il peut paraître archaïque, ne cesse de soulever les passions partout où il tend à s’enraciner.

Comme le soulignait Louis Massicotte dans son compte rendu exhaustif de 1982, la pratique de réciter une prière à l’ouverture des séances législatives du monde britannique ne trouve pas d’équivalent dans les autres démocraties d’Europe continentale
Depuis l’étude de Massicotte, qui englobait une somme considérable de pays, de provinces et de territoires, la hausse des flux migratoires internationaux et le phénomène de la sécularisation des institutions politiques (dans les pays occidentaux) ont, chacun à leur manière, exercé une pression sur les dirigeants pour qu’ils reconsidèrent le rapport privilégié qu’entretient la religion chrétienne avec l’État.

L’option du statu quo

Dans le Royaume-Uni plusieurs défenseurs de la prière traditionnelle militent actuellement au sein même du Parlement afin d’affirmer la continuité de l’héritage religieux britannique. Parmi eux, se trouve le groupe « Prayers for Parliament », qui est dirigé par Jeffrey Donaldson, membre du Parlement du Royaume-Uni et de l’Assemblée d’Irlande du Nord, et qui tente de promouvoir la nécessité de perpétuer le référent divin dans les lieux de décisions politiques. Le « bouclier de la prière » (Prayer Shield)

propose des renseignements essentiels sur les enjeux qui sont débattus au Parlement et qui sont d’une importance stratégique pour notre gouvernement et notre pays. Ces questions nécessitent une prière ciblée si nous voulons transformer le Royaume-Uni, chercher la volonté de Dieu pour ce pays et voir à la mise en place d’une législation saine.

Par ailleurs, le collectif « Christians in Parliament » s’est constitué autour du député conservateur Andrew Selous pour offrir un lieu de rassemblement autour du Christ, dans un organisme non confessionnel et ouvert à tous les partis
Ce prosélytisme intraparlementaire a même mené à la rédaction, en 2008, du rapport Faith in the Future par un comité multipartite d’enquête. Réalisé à l’initiative du chef tory David Cameron, ce document vise à promouvoir une approche parlementaire qui s’inscrive dans la lignée de l’héritage multiséculaire chrétien, en plus de mousser une revitalisation de ce dernier au sein de la population.

L’Angleterre a choisi le statu quo toutefois, malgré le fait que, selon l’Institut de recherche sur les politiques publiques, près de 7,5 % de la population en 2001 était née à l’extérieur du Royaume-Uni, par comparaison avec 5,75 % en 1991 (+1,75 %). En 2001, plus de 72 % de la population se considérait chrétienne, tandis que plus de 1,6 million de musulmans représentaient environ 3 % de la population du pays, mais plus de 52% de la population non chrétienne. Les hindous comptaient pour 1 % de la population, les Sikhs pour 0,6 %, les juifs pour environ 0,5, tandis que les bouddhistes comptaient pour 0,3 % de la population britannique. Le refus des parlementaires de relativiser le référent divin semble affirmer un consensus bien enraciné au sein de la tradition britannique. Aucune organisation ni aucun regroupement prônant la prière multiconfessionnelle ne semble, à ce jour, s’être manifesté de façon durable afin de renverser cette pratique multiséculaire.

Australie

Depuis 1901, la prière quotidienne est affaire courante au sein des institutions australiennes. En 2009, l’obligation d’effectuer la prière chaque jour où les parlementaires sont réunis est toujours présente, autant à la Chambre des représentants qu’au Sénat.

La composition démographique du pays depuis 1990 reflète également le phénomène de pluralisation culturelle des sociétés de type occidental. Au recensement de 2001, plus de 69 % des gens se sont déclarés d’affiliation chrétienne, tandis qu’environ 25 % se sont dits sans religion et 5 %, d’allégeance non chrétienne. Le pourcentage de personnes se déclarant non croyantes a fait un bond considérable entre 1991 et 2001, augmentant de près de 3 %, tandis que le pourcentage de chrétiens chutait, pour sa part, de 6 %. C’est au sein même des communautés religieuses traditionnelles que la croissance a été toutefois la plus significative. Entre 1996 et 2001, le bouddhisme a connu une augmentation (79 %), tout comme l’hindouisme (42 %), l’islam (40 %) et le judaïsme (5 %).

Le débat a émergé en octobre 2008, quand le président de la Chambre, Harry Jenkins, s’est prononcé publiquement en faveur d’une reformulation de la prière afin de poursuivre la politique de reconnaissance envers les populations aborigènes, qui avait connu un dénouement historique avec les excuses officielles du premier ministre Kevin Rudd en janvier 2008. Cette approche plus inclusive a notamment été soutenue à l’époque par le président de la Fédération australienne des conseils islamiques, Ikebal Patel, qui dénonçait le fait que le Parlement maintienne intact ce qu’il considérait comme un « club chrétien ». En fait, sur les 226 députés australiens présents en 2008, aucun d’entre eux n’était soit aborigène, soit musulman.

L’acteur central du débat sur la récitation d’une prière plus universelle a surtout été le sénateur Bob Brown, également chef des Verts. M. Brown milite depuis 1997 pour une reformulation du Notre Père. L’examen du dossier par le Comité sénatorial de la procédure s’est soldé par une recommandation selon laquelle la prière ne devrait pas être abolie, ni même modifiée. En 2008, M. Brown a proposé l’addition d’un moment de réflexion au Notre Père afin de faire prendre conscience aux membres du Parlement des privilèges et des responsabilités qu’entraîne la représentation de la population australienne dans un parlement national, la prière étant ici conçue comme la prise de conscience de l’ampleur morale de la tâche des élus. D’ailleurs, en 2003, la présidente de l’Assemblée législative de l’État de Victoria, Judy Maddigan, s’était ouvertement prononcée pour l’ajout d’une référence à l’ancestralité de la culture aborigène, considérant comme une nécessité de reconnaître la présence historique de ces peuples.

Ce geste symbolique s’appuyait sur la reconnaissance comme élément d’intégration et de respect d’un héritage mutuellement partagé. Le 26 août 2003, une prière additionnelle reconnaissant les peuples traditionnels d’Australie a été dite à l’Assemblée de Victoria par la présidente Maddigan, laissant présager le début d’une nouvelle ère symbolique.

En réaction à la déclaration du président Jenkins, le chef de l’opposition officielle, Malcom Turnbull, et le chef du Parti national, Warren Truss, ont publié une déclaration conjointe visant à condamner cette proposition. Cette coalition contre le président (appuyé par le premier ministre Rudd) soutenait que le Notre Père constituait une approche non partisane et un engagement envers le bien commun de la population australienne. Dans un article du Daily Telegraph daté du 27 octobre 2008, on rapporte les propos de Jenkins concernant sa déception quant à tout le scandale provoqué par sa requête. Jenkins y dénonce, en quelque sorte, la réaction initiale de la société australienne, qu’il caractérise comme n’étant pas encore assez mature pour engager un dialogue sur la question. Un jour, selon lui, cette société se devra d’atteindre « le degré de maturité auquel cet enjeu pourra être discuté sans semer la discorde ».

C’est donc dire que le Parlement fédéral a choisi, à l’instar de l’Angleterre, de préserver le statu quo en invoquant l’aspect traditionnel et unificateur de cette pratique. Ici, l’abolition ne constitue pas vraiment un enjeu politique, car nous avons pu constater une défense de ce rituel dans tous les partis. Seulement, pour les Verts de Bob Brown, l’addition d’un moment de réflexion serait plus inclusive. Dans le cas de l’Assemblée législative de l’État de Victoria, on a invoqué non pas un respect de la tradition mais bien une reconnaissance, à l’instar de ce qui s’est passé à l’Assemblée du Territoire de la capitale de l’Australie, où on l’a inséré dans le règlement de 1995 un paragraphe spécifiant que le président doit, au début de chaque séance, inviter les députés à prier ou à réfléchir sur leurs responsabilités, et reconnaître que l’Assemblée siège sur les terres de leurs gardiens traditionnels.

Entre tradition et innovation, la société australienne continue la délibération, jusqu’ici en faveur du statu quo, car, parmi les six États, les deux territoires et les institutions fédérales, seulement deux ont opté pour une modernisation de la prière.

Nouvelle-Zélande

La Nouvelle-Zélande compte aujourd’hui 4,3 millions d’habitants, dont plus de 2 millions de chrétiens. La diversité des groupes ethniques a considérablement augmenté depuis 1990 : une personne sur six était alors née au pays, tandis qu’en 2001, ce taux était d’une personne sur cinq.

Depuis 1996, la Nouvelle-Zélande a vu se diversifier de façon considérable le tissu social déjà fragmenté entre les diverses confessions chrétiennes et les Premières Nations maories. En fait, les musulmans ont augmenté de 74 %, les hindous, de 56 %, les bouddhistes, de 48 %, et les mouvements spiritualistes, de 64 %. En 2001, 29,6 % de la population se déclarait sans religion, tandis que, cinq ans plus tard, ce taux se chiffrait à 34,7 %. Cette augmentation (±5 %) est à l’image du phénomène de déchristianisation qui touche les pays de type occidental et qui les incite à remettre en question les acquis traditionnels d’une époque où le sentiment religieux régissait presque unanimement les conventions sociales.

En ce qui a trait à la récitation d’une prière au début des séances parlementaires, le pays a, jusqu’ici, choisi la voie du statu quo au détriment d’une orientation plus inclusive. La tradition de la prière remonte à 1884, mais, depuis 1962, sa forme est restée inchangée. En 2003, le Comité du Règlement, présidé par Margaret Wilson, présidente du Parlement, a reçu une pétition présentée à la Chambre par le Dr Anthony Hochberg et neuf autres plaignants, qui demandaient la préservation de la prière, mais la modification de son libellé. À la suggestion du Comité, un questionnaire a été distribué aux parlementaires. Aux deux questions « Pensez-vous que la prière devrait continuer à être récitée au commencement de chaque séance? », et « Si la prière devait être conservée, pensez-vous que son libellé devrait être réexaminé? », les gens ont répondu positivement dans une proportion de 84 % et 34 %, respectivement.

En mars 2008, Rajan Zed, leader religieux américain de confession hindouiste, a envoyé un communiqué au Comité du Règlement, demandant l’alternance entre des aumôniers d’héritages multiples, pratique qui, selon lui, va de pair avec la liberté de pratique religieuse garantie par les institutions du pays. La présidente Wilson a refusé cette requête, s’appuyant sur le fait que 84 % des répondants s’étaient prononcés pour le statu quo. Pour Mme Wilson, il n’était pas du tout prioritaire d’étudier cette requête, du moins tant et aussi longtemps que la volonté de changement ne s’affirmera pas de façon claire et sans équivoque. Toutefois, il est à noter que 16 % des députés interrogés se sont prononcés pour l’abolition de la prière, tandis que 34 % se sont dits en faveur d’une reformulation du texte en vigueur depuis maintenant près de 50 ans.

La Nouvelle-Zélande a, depuis quelques années, considérablement laissé son empreinte dans ce débat, même si les dénouements sont mitigés. Paradoxalement, le parlement de ce pays est l’un des plus catégoriques quant à son refus de modifier le contenu de la prière traditionnelle, tandis que le taux de ressortissants chrétiens est le plus bas des pays analysés. De surcroît, avec près de 35 % de non croyants, on s’étonne de voir les parlementaires se porter à la défense de l’héritage confessionnel qui, pourtant, s’amenuise de recensement en recensement.

L’option de l’ouverture

Au Canada, le 18 février 1994, la nature délicate de ce rituel protocolaire a été remise en question par le secrétaire parlementaire du leader parlementaire du gouvernement, Peter Milliken, avant d’être débattue par le député bloquiste Louis Plamondon et le député réformiste Elwin Hermanson

Trois jours plus tard, le 21 février, le président de la Chambre des communes, Gilbert Parent, a lu pour la première fois la nouvelle prière à la fois en anglais et en français, pratique qui a, d’ailleurs, recueilli le consentement unanime de la Chambre. Cette nouvelle prière, suivie d’un moment de réflexion ou de méditation privée, concrétisait les efforts du gouvernement visant à assurer la conformité avec les principes de la Charte canadienne des droits et libertés et poursuivait, en quelque sorte, le processus de détachement à l’égard de la Couronne britannique.

Lors du recensement de 2001, environ 69 % de la population s’est déclarée d’obédience chrétienne. Les musulmans ne représentaient que 2 % de la population, tandis que les hindous, les bouddhistes et les juifs, réunis ensemble, ne comptaient que pour 3 %. Au cours de la décennie 1991-2001, il y eu une augmentation fulgurante de ces communautés, et ce, au même titre que les autres pays analysés précédemment. À ce chapitre, les musulmans (+128,9 %) ont largement dominé, suivis des hindous (+89,3 %), des sikhs (+88 %) et des bouddhistes (+83,8 %). Pour ce qui est des non-croyants, le pourcentage en 2001 était de 16,2 %, soit une augmentation de 43,9 % au cours de cette même décennie. Cette hausse considérable des phénomènes d’immigration et de sécularisation a assurément fait réagir les décideurs dans leurs méthodes de « gestion » de ces situations particulières.

Actuellement, parmi les provinces canadiennes, l’Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick récitent toujours le Notre Père traditionnel. La Nouvelle-Écosse a, quant à elle, abrégé en 1972 le contenu traditionnel de la prière (rédigée par le président Mitchell), formulation qui, depuis, est restée inchangée. En 2001, le débat a toutefois fait surface à l’Assemblée législative lorsque le député néo-démocrate Howard Epstein a protesté contre cette pratique datant de 1792, invoquant la séparation plus effective de l’Église et de l’État. En contrepartie, le député conservateur et ministre baptiste Mark Parent a pris fermement position en faveur de la poursuite de cette tradition, invoquant que la prière ne peut que procurer « quelque chose de plus profond, de plus grand et de plus puissant », autrement dit qu’elle permet de faire réaliser aux députés qu’il y a au-dessus des instances législatives quelque chose d’insaisissable qui œuvre pour la poursuite du bien commun

Par contre, à ce jour, l’ensemble des autres provinces et territoires canadiens pratiquent la prière non confessionnelle ou en alternance, à l’exception de l’Ontario, où l’adoption d’une formule hybride a fait l’objet d’un débat vigoureux il y a à peine un an. L’annonce du premier ministre Dalton McGuinty, en février 2008, portant sur la nécessité de refléter la réalité ontarienne du XXIe siècle, a suscité une levée de boucliers contre ce qui était considéré par Bob Runciman, député conservateur et maintenant leader parlementaire de l’opposition officielle, comme une « question épineuse », voire une véritable « boîte de Pandore ». Pour la députée néo-démocrate et membre du comité multipartite qui avait pour mission d’établir un processus de consultation publique sur la question, Cheri Di Novo, il s’agissait d’un véritable « incendie », à l’heure où les contribuables s’attendraient à voir le gouvernement accorder la priorité à des enjeux aussi importants que la pauvreté infantile ou le chômage, par exemple. Ces propos sont appuyés par Ian Roberge, professeur de science politique au Collège universitaire Glendon, pour qui les milliers de pertes d’emplois et l’urgence des dossiers environnementaux devraient être au cœur des priorités du gouvernement libéral.

L’opposition populaire a d’ailleurs été si grande que le site Internet de Queen’s Park a temporairement été mis hors service à cause de la surcharge créée par la vague de courriels dénonçant cette proposition. En tout, plus de 20 000 Ontariens ont écrit des lettres et des courriels de protestation, dont 89 % en désaccord avec l’initiative du premier ministre. À l’issue des délibérations du comité multipartite, il a été décidé que le Notre Père serait conservé, mais que la méthode de l’alternance entre des prières autochtones, bouddhistes, hindouistes, musulmanes, juives, baha’ies et sikhes serait intégrée dans la procédure quotidienne de Queen’s Park. Cette innovation, à l’initiative de M. McGuinty, a décidément eu pour but de mettre en lumière la démographie de plus en plus variée de la province. En 2006, plus d’un tiers de la population était née à l’extérieur du pays et plus de la moitié de la population de la métropole avait une origine autre que canadienne.

Les États-Unis

Comme on le sait, les États-Unis sont probablement l’un des pays les plus diversifiés au monde. Au recensement de 2000, la hausse du nombre des personnes nées à l’extérieur du pays s’élevait à plus de 57 %. Entre 1990 et 2001, selon une étude de l’American Religious Identity Survey (ARIS), la proportion d’Américains adultes se déclarant chrétiens a chuté de 86 % à 77 %. Entre autres, l’islam a connu une hausse de 109 %, le bouddhisme, de 170 % et l’hindouisme, de 237 %.

C’est essentiellement au niveau des États et non au niveau fédéral que le débat sur la prière a été le plus élaboré. En 1983, la Cour suprême a été saisie de l’affaire Marsh v. Chambers, afin de décider si les prières dans les assemblées fédérées violaient la clause d’établissement du premier amendement de la constitution américaine. Dans le cas de l’État du Nebraska, le litige reposait sur trois points précis : l’aumônier de l’Assemblée législative était le même depuis 16 ans, il était rémunéré par l’État et le contenu de la prière était uniquement de tradition judéo-chrétienne. Le plaidoyer pour abolir la présence de l’aumônier a été refusé par la Cour suprême (6 contre 3), qui a déclaré : « À la lumière de plus de 200 ans d’histoire non équivoque et ininterrompue, il ne peut y avoir aucun doute que la pratique d’ouvrir les séances législatives avec une prière fait maintenant partie de notre tissu social. L’invocation des conseils divins dans un organe public chargé d’édicter les lois ne constitue pas, dans ces circonstances, “l’établissement” d’une religion ou une étape dans cette voie. Il s’agit seulement d’une reconnaissance tolérable des croyances largement répandues parmi la population de ce pays. » La décision du premier Congrès continental (1774) d’engager un aumônier a autrefois été considérée comme « acceptable », et c’est sur les prémisses des premiers législateurs que repose la validité actuelle d’une pratique plus que bicentenaire. Aujourd’hui, autant la Chambre des représentants que le Sénat américains perpétuent la tradition de la prière traditionnelle récitée par un aumônier salarié et suivie d’un serment d’allégeance. Ce lien entre les Églises protestantes et l’État fédéral est vécu de manière quasi organique, étant donné que « l’aumônier, plus que tout autre agent, renforce la notion que le Sénat — ses membres et son personnel — constitue une “famille” élargie ».

La rémunération à partir des fonds publics pose directement le problème de la séparation de l’Église et de l’État. L’argument qu’ont avancé les juges américains est qu’il n’en ressort pas une forme de prosélytisme, car, peu importe la forme et le contenu de la prière, il revient plutôt à l’exécutant de décider ce qui semblera approprié pour tous. En guise de comparaison, au Canada, la tâche revient au président de la Chambre, ce qui a pour effet d’éloigner la présence cléricale des enceintes parlementaires et de réaffirmer l’autorité de l’État. Aux États-Unis, l’aumônier joue un rôle d’importance quotidienne, lui qui possède son propre bureau dans l’enceinte de la Chambre des représentants. Encore en 2004, peu avant l’ouverture du 104e Congrès, des échos se font fait entendre sur la possibilité de voir des volontaires venir réciter en alternance la prière, mais la majorité républicaine a décidé de maintenir la formule de l’aumônier salarié à plein temps.

Toutefois, depuis 2008, beaucoup d’États ont voulu innover dans le dossier de la prière, laissant la place à diverses confessions dans le protocole quotidien. Les sénats du Nouveau-Mexique, du Colorado, de l’Utah, de l’État de Washington et de l’Arizona ont chacun tenté l’expérience hindouiste en donnant la chance à Rajan Zed, celui qui voulait implanter la pratique en Nouvelle-Zélande. La prière hindouiste a, dans chaque cas, été récitée en sanskrit, avant d’être traduite en anglais. Le Sénat de la Californie, ainsi que les deux chambres du Nevada ont également emboîté le pas. En Pennsylvanie, Anthony Stultz, sensei bouddhiste depuis 20 ans, a ouvert la séance quotidienne du Sénat en récitant une prière de trois minutes, sans toutefois mentionner le nom de Bouddha.

Selon un sondage mené en 2002 par la National Conference of State Legislatures, le Sénat du Massachussetts était le seul à ne pas commencer chacune de ses séances par une prière, préférant plutôt préserver ce rituel pour les occasions spéciales. Sur les 85 corps législatifs étudiés, 78 ont confirmé pratiquer l’alternance entre des membres de clergés différents.

L’Écosse

La population de l’Écosse s’élevait à 5,2 millions de personnes en 2006 et comptait plus de 65 % de ressortissants chrétiens. Les autres groupes religieux (islam, bouddhisme, sikhisme, judaïsme, hindouisme), additionnés l’un à l’autre, ne représentent pas plus de 2,8 % de l’ensemble de la population écossaise. Plus de 27 % des répondants au recensement de 2001 se déclaraient sans religion. Pourtant, les dirigeants politiques ont décidé d’opter pour une redéfinition de la « personnalité » institutionnelle de l’Écosse, maintenant beaucoup plus complexe.

L’essentiel des discussions parlementaires en ce qui a trait au protocole de la prière s’est déroulé en 1999 et a été soulevé à la Chambre le 18 mai par le député conservateur Alex Fergusson, avant d’être appuyé par le député du Scottish National Party Alex Salmond et par le député travailliste Kenneth Macintosh, tous trois partisans d’une reformulation et non d’une abolition de la pratique. En septembre 1999, quelques mois après l’adoption de la prière multiconfessionnelle (69 pour, 15 contre et 37 abstentions), le député du Parti conservateur-unioniste écossais Phil Gallie a déclaré que la prière se devait de rester en conformité avec la foi traditionnelle de l’Écosse et qu’une reformulation devait se faire à la discrétion de l’Église d’Écosse. Cette motion n’a toutefois pas eu de conséquences sur la suite des choses.

Depuis le rapatriement de ses pouvoirs (Scotland Act 1998), le Parlement écossais a été très audacieux en ce qui a trait au principe de l’alternance. La variété des intervenants est telle qu’un groupe sortant nettement du cadre religieux traditionnel, comme le Scottish Churches China Group, a pu prononcer en 2003 sa propre prière, tandis qu’en 2006, ce fut au tour du Réseau africain de responsables religieux vivant avec le VIH ou le SIDA ou personnellement touchés par eux! Jusqu’à maintenant, aucun parlement de tradition britannique n’était allé aussi loin en ce qui a trait à l’innovation de cette pratique. Cette ouverture plus que substantielle s’est également faite malgré le taux impressionnant de non-croyants (27 %), ce qui, encore une fois, peut paraître paradoxal. La tradition a plutôt été interprétée ici comme étant un rituel à perpétuer sans égards à sa forme, plutôt que comme un symbole identitaire sédimenté dans une seule et unique substance. Le cas du Parlement écossais soulève inévitablement la question des limites de l’innovation de cette pratique, à l’heure où une ribambelle de mouvements religieux souhaiterait être davantage reconnus par l’État.

L’option de l’éviction

Cette troisième option est encore peu fréquente, car, de toutes les assemblées législatives étudiées, seules les provinces canadiennes de Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador ont décidé de se dispenser complètement de ce legs britannique. La Chambre d’assemblée de Terre-Neuve-et-Labrador n’a tout simplement jamais eu pour coutume de sacraliser le début des séances parlementaires.

Dans le cas du Québec, cette consécration du moment de réflexion constitue le prolongement du règlement de 1972 (article 32), ou code Lavoie, qui stipulait que le président de l’Assemblée devait faire son entrée après le public, avant que toutes les personnes présentes dans la salle ne se lèvent pour observer un moment de silence et de recueillement. Toutefois, en pratique, le président lisait, à cette occasion, une courte prière œcuménique. C’est pour réaffirmer la conformité de ce qui était considéré comme « la liberté des membres de l’Assemblée de dénominations religieuses différentes » que le président Richard a décidé d’abandonner cette pratique. L’enjeu de la prière a donc été scellé en décembre 1976, au nom du souci de redéfinir une « nouvelle communauté sociale ». Sa décision a été confirmée l’année suivante lorsque l’Assemblée, par un vote libre, a refusé d’introduire dans le Règlement le texte de la prière récitée auparavant.

L’option du moment de silence prévaut également en Afrique du Sud, autant à l’Assemblée nationale qu’au Conseil national des provinces. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de réciter ouvertement, mais plutôt de faire une prière ou une méditation silencieuse, à la discrétion de chacun des membres des deux chambres. C’est aussi la pratique en vigueur au Conseil du district de Columbia, siège de la capitale des États-Unis.

Bilan et conclusion

Nous pouvons constater, à la lumière des cas recensés, que la forme et le contenu de la prière dans les enceintes parlementaires s’inscrivent concrètement dans un débat qui cherche à opposer la relation privilégiée que chaque législature entretient avec son héritage religieux, d’une part, et le désir d’adapter cet héritage aux réalités culturelles contemporaines, d’autre part. L’affaiblissement progressif de l’affiliation chrétienne traditionnelle dans la population fait sentir son impact dans les parlements de tradition britannique, tandis que le nombre grandissant de nouveaux arrivants contraint les dirigeants à reconsidérer constamment leurs méthodes d’intégration.

Les trois solutions élaborées par les parlementaires pour résoudre le problème de ce symbole traditionnel sont avant tout des réactions, chacune s’appuyant sur sa propre conception de la neutralité pour légitimer sa position. La neutralité s’appuie, dans le cas de la prière, soit sur la continuité, soit sur l’universalité, soit sur l’incompatibilité avec les idéaux épousés par l’État. Le modèle laïque inspiré de l’expérience française (séparation totale et effective) n’a pas été accepté dans les systèmes politiques anglo-américains, certains d’entre eux préférant s’en remettre à la préséance des tribunaux pour ce qui est de l’interprétation de la nature des droits des individus à exercer (ou non) leur religion. Au Québec, la culture et l’héritage français semblent toutefois engendrer une sorte d’exception à la règle nord-américaine, car, encore récemment, le projet de Charte de la laïcité a été discuté sur la place publique, après l’envoi, par le Mouvement laïque québécois, d’une déclaration écrite au premier ministre Charest pour exiger la « sacralisation » de ce principe

Pourquoi, alors, le besoin de réciter la prière résiste-t-il à cette tornade séculière, malgré les controverses qui ne cessent de s’accumuler? Comme il a été signalé dans la décision Marsh v. Chambers, ces traditions sont souvent considérées comme « une partie du tissu social ». À l’heure où les sociétés contemporaines tendent à se métisser, l’argument de la tradition continue d’occuper une place importante dans l’imaginaire collectif. S’agit-il d’une réaction défensive? Très probablement. Est-ce un rempart identitaire? Assurément. Cela n’a pas empêché de nombreux parlements à vouloir aller plus loin, non pas pour affaiblir la « vieille » identité, mais pour lui donner un nouveau souffle créateur.

L’enjeu n’est pas tant d’abolir cet acte de transcendance, mais plutôt d’éviter qu’il serve à établir une discrimination permanente. Même si, en moyenne, le pourcentage de non-croyants dans les pays étudiés se situe autour de 20 à 25 %, il demeure que le pourcentage de chrétiens atteint plus de 65 % dans chacun de ceux-ci, à l’exception de la Nouvelle-Zélande. Le statu quo peut sembler problématique, car il peut suggérer une négation des nouvelles réalités culturelles. L’addition d’un moment de réflexion et de recueillement, voire l’application d’une alternance entre diverses confessions, semble constituer une bonne solution, car elle évite de négliger des groupes religieux traditionnels autrefois marginalisés, voire réprimés.

Ce rituel, s’il doit être pratiqué, doit, avant tout, demeurer un acte de reconnaissance visant à regrouper et non à diviser. L’abolition pure simple, quant à elle, peut également être envisagée, mais n’est pas pour autant plus impartiale, car les croyants, sujets aux mêmes droits, se considéreront à leur tour victimes de discrimination. Nous devons donc prendre conscience qu’il n’y a pas nécessairement de logique préétablie quand vient le temps de s’interroger sur l’importance de la prière. Tout dépend de l’interprétation que font les parlementaires des enjeux politiques et sociaux propres à leur contexte national. La variété de réponses apportées par les différents parlements démontre bien l’éventail de possibilités qui permettent d’en arriver à maintenir un consensus sur ce qui aura été privilégié.

Il sera intéressant de garder un œil sur l’option qui sera retenue au cours des prochaines années. Le choix de l’une de ces trois possibilités par les assemblées parlementaires qui oseront soulever le débat ne pourra que renforcer la qualité du débat citoyen et ainsi, peut-être, proposer de nouvelles avenues afin de mieux circonscrire le vivre ensemble.

Notes

  • Voir Louis Massicotte, Prayers in Parliament, Ottawa, Division des affaires politiques et sociales, Direction de la recherche, Bibliothèque du Parlement, 20 juillet 1982, p. 43.
  • Christians in Parliament, About Us. Internet : www.christiansinparliament.org.uk/aboutus/tabid/172/Default.aspx.
  • « Religious Affiliation », Year Book Australia, Canberra, Australian Bureau of Statistics, 2006. Internet : www.abs.gov.au/ausstats/abs@.nsf/bb8db737e2af84b8ca2571780015701e/ bfdda1ca506d6cfaca2570de0014496e!OpenDocument.
  • Parliament of Victoria, « Procedural Change to Open Spring Session of Parliament », Speaker’s Media Release, 25 août 2003. Internet : www.parliament.vic.gov.au/speaker/media/2003/08/25/.
  • « New Zealand Parliament refuses to consider American religious leader’s request », California Chronicle, 5 mars 2008. Internet : http://www.californiachronicle.com/articles/view/54253.
  • Débats de la Chambre des communes, vol. 133, no 25, 18 février 1994, p. 1564-1566.
  • « N.S New Democrat pushing for daily prayer to be silenced in legislature », 11 février 2001. Internet : www.uga.edu/bahai/News/021101.html.
  • Ce comité spécial a été présidé par le président Steve Peters, tandis que ses membres officiels étaient le député libéral Bas Balkissoon, le député conservateur Garfield Dunlop et la députée néo-démocrate Cheri Di Novo.
  • Robert Benzie, « MPPs to hear Lord’s Prayer — and others », thestar.com, 13 juin 2008. Internet : www.thestar.com/printArticle/442698.
  • American Religious Identity Survey, « Top Twenty Religions in the United States, 2001 », Largest Religious Groups in the United States of America. Internet : www.adherents.com/rel_USA.html#religions.
  • Cour suprême des États-Unis. Marsh v. Chambers, 463 U.S. 783 (1983).
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  • « Five American States senates to open with ancient Hindu shlokas », Thaindian News, 25 janvier 2008. Internet : www.thaindian.com/newsportal/world-news/ five-american-state-senates-to-open-with-ancient-hindu-shlokas_10014722.html.
  • Tom Barnes, « Buddhist prayer opens state Senate to show diversity », Pittsburgh Post-Gazette, 28 novembre 2007. Internet : www.post-gazette.com/pg/07332/837231-85.stm.
  • High Level Summary of Equality Statistics: Extracted Trends by Religion. Internet : www.scotland.gov.uk/Resource/Doc/933/0041856.pdf.
  • Maurice Pellerin, « La lecture des prières au Parlement », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, vol. 12 no 4 (décembre 1982), p. 17.
  • Renée Larochelle, « Accommodements raisonnables », Au fil des événements, vol. 42, no 21 (8 février 2007). Internet : www.aufil.ulaval.ca/articles/accommodements-raisonnables-354.html.
  • National Assembly Guide to Procedure 2004, Parlement de la République sud-africaine, 2004. Internet : www.parliament.gov.za/content/GUIDE.pdf.
  • Le MLQ réclame une Charte de la laïcité, 21 mai 2009. Internet : www.mlq.qc.ca/interventions-militantes/republique-laique/charte-de-la-laicite.
  • Pour une rétrospective des controverses au Québec, voir Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation : rapport, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, p. 50-59.

Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 32 no 4
2009






Dernière mise à jour : 2020-09-14