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William Cross
En 2009, l’Université
Carleton a mis en place la Chaire Dick et Ruth Bell pour l’étude de la
démocratie parlementaire canadienne. Faisant partie du Département de science
politique de la Faculté d’affaires publiques de l’Université Carleton, la chaire
a été créée grâce à un généreux don de Mme Bell en hommage à son
défunt mari. Richard A. Bell était un éminent avocat et parlementaire. Élu
quatre fois à la Chambre des communes entre 1957 et 1968, il a également détenu
le portefeuille de ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration dans le
gouvernement Diefenbaker. Ruth Bell est une ancienne de l’Université Carleton
qui a consacré sa vie à l’éducation et au militantisme. Ruth Bell est l’une des
membres initiales du Comité canadien d’action sur le statut de la femme et elle
est au nombre des fondatrices du Congrès canadien pour la promotion des études
chez la femme et de l’Institut canadien de recherches sur les femmes. L’article
présente le mandat de la chaire et donne un aperçu de certains des domaines dans
lesquelles elle appuiera des recherches.
La chaire a pour mandat de soutenir
l’enseignement, la recherche et l’éducation du public sur le régime canadien de
démocratie parlementaire, qui est tout à la fois dynamique et en évolution
constante. Le moment est on ne peut mieux choisi pour sa mise en place. En
effet, les événements des derniers mois ont rappelé à tous les Canadiens
l’importance de leurs institutions politiques et des traditions parlementaires.
Il y a quelques mois à peine, nos concitoyens de partout au pays discutaient et
se demandaient, non sans éprouver une certaine perplexité générale, comment on
forme et comment on renverse des gouvernements dans notre système dit de
Westminster. Ils étaient nombreux à se dire qu’après tout, la majorité des
électeurs avait bel et bien voté pour les conservateurs aux élections de
l’automne 2008. Les électeurs avaient élu Stephen Harper premier ministre.
D’autres s’interrogeaient sur le droit que revendiquait le Parlement de revenir
sur ce fait et de proposer un gouvernement de rechange. Pourquoi la gouverneure
générale se mêlait-t-elle de tout ça? Enfin, qu’est-ce que la prorogation, au
juste?
Ces questions, souvent suivies de réponses
incorrectes et d’hypothèses galvaudées, refaisaient sans cesse surface non
seulement dans les conversations des Canadiens dits ordinaires, mais aussi dans
les propos des journalistes, des experts, des élus et de certains de mes doctes
collègues du milieu universitaire. En décembre dernier, une simple recherche sur
Google, réflexe très répandu, sur l’expression « démocratie parlementaire » nous
submergeait sous toute une pléthore d’occurrences puisées dans des articles des
médias, mais rares étaient les examens approfondis du véritable sens de cette
notion. Voilà un état de fait plutôt dangereux, car il donne à penser que les
Canadiens ne sont pas unis dans une compréhension commune des conventions qui
régissent leur vie politique. Les événements de décembre dernier font ressortir
l’importance de nos institutions et de nos conventions dans le fonctionnement de
notre démocratie parlementaire.
Sur cette toile de fond, un article publié
récemment signalait que l’étude de la vie publique et politique au Canada est en
recul dans les universités d’un peu partout au pays1. Les étudiants
de nos établissements universitaires, apprend-on, ne s’intéresseraient pas à
l’étude de la politique canadienne, car ils se voient plutôt comme des citoyens
d’un monde planétaire et se passionnent avant tout pour les enjeux de la
gouvernance transnationale et de la mondialisation. Les universités, à leur
tour, réduisent leur offre de cours de politique canadienne et étoffent leur
éventail d’études internationales et comparatives. Un récent examen du menu
proposé au premier cycle par un des plus grands départements de science
politique du pays confirme la tendance que je viens d’évoquer. Sauf erreur de ma
part, on y offre quatre fois plus de cours de politique internationale ou
mondiale que de vie publique et politique canadienne.
Certes, nous serons tous d’accord pour dire
qu’il est bien que les Canadiens soient ouverts sur le monde et s’intéressent à
des questions qui interpellent la communauté mondiale, mais il est sûrement tout
aussi important que nous comprenions notre vie politique nationale et les
institutions de notre gouvernance.
À mon sens, les étudiants, souvent,
s’inspirent de l’exemple que leur donnent leurs professeurs et leurs
universités. Si un département concentre ses ressources sur d’autres régions du
monde et sur des questions de politique mondiale, si une part démesurée des
jeunes et dynamiques membres de son corps professoral se consacre à ces régions,
il envoie subtilement, et moins subtilement, un message à ses étudiants, à
savoir que ce sont là les enjeux actuels importants en matière de gouvernance et
de démocratie.
L’étude de la vie politique canadienne est un
vaste champ d’action. Parmi les défis constants auxquels nous sommes confrontés,
il y a celui qui consiste à faire en sorte que nos institutions démocratiques
traduisent la composition évolutive de la société canadienne, des points de vue
à la fois de notre identité et des valeurs démocratiques qui nous définissent.
Alors que nos institutions politiques, dans une large mesure, ont été
réfractaires au changement, la société civile, elle, a connu de véritables
mutations. Le Canada est un des pays au monde qui accueille le plus
d’immigrants. Ces Néo-Canadiens nous arrivent d’horizons différents, leur vécu
est pluriel, différent de celui de leur pays d’adoption. Le recensement de 2006
répertorie plus de 200 origines ethniques, dont 34 sont revendiquées par plus
de 100 000 Canadiens chacune. En 2007, le Canada a ouvert ses portes à un quart
de million d’immigrants, dont une grande partie d’ailleurs que de l’Europe.
L’ampleur de l’évolution en comparaison des flux d’immigration précédents
apparaît nettement à la consultation de la liste des principaux pays d’origine
des immigrants arrivés récemment : Chine, Inde, Philippines, Pakistan,
États-Unis, Royaume-Uni, Iran, Corée du Sud, Colombie et Sri Lanka. Il en
résulte que la composition du Canada, du point de vue de l’origine ethnique des
diverses communautés, a beaucoup changé, ne serait-ce que depuis une génération,
et le nombre de minorités visibles ne cesse d’augmenter. L’évolution est
patente, aussi, en ce qui concerne la langue maternelle. De nos jours, on compte
presque autant de Canadiens qui disent n’avoir ni le français, ni l’anglais pour
langue maternelle qu’il y a de locuteurs du français langue maternelle.
S’agissant de la démocratie, les valeurs
de nos concitoyens sont également en transition. Certes, c’est là une question
très vaste, mais nous pouvons tout de même cerner trois domaines, de manière
générale, où les valeurs des Canadiens ont, incontestablement, opéré un
glissement ces dernières années : le premier recouvre ce que le politologue Neil
Nevitte a appelé un « recul de la déférence2 ». Les Canadiens sont
davantage enclins à défier l’autorité, font moins confiance aux personnalités
publiques et sont moins bien disposés envers les processus décisionnels
d’institutions dominées par des élites. Le second domaine concerne la montée en
puissance d’une culture individuelle, qui repose sur des droits, symbolisée par
la Charte canadienne des droits et libertés.
On encourage les Canadiens à se voir comme étant des
individus, et non seulement comme des membres de groupes dont l’association
forme un tout. Si l’identité trouve son assise dans un groupe, elle ne se limite
plus aux communautés politiques traditionnelles définies, dans une large mesure,
par la région, la langue et la religion. Le troisième domaine, qui est
étroitement lié aux deux autres, est impulsé par le désir de participer plus
directement à la prise des décisions publiques et par le rejet d’institutions
perçues comme étant dominées par des élites. Ces facteurs ont des répercussions
multiformes, mais on peut les déceler aisément par la montée du cynisme à
l’égard de compromis politiques animés par des élites, le fléchissement des taux
de participation à des activités politiques traditionnelles, comme
l’appartenance à un parti politique ou les élections, et une augmentation,
particulièrement chez les jeunes Canadiens, de la participation à une activité
politique plus directe, sans intermédiaire, comme les groupes de défense d’une
cause, les manifestations politiques et d’autres phénomènes de ce type.
Trois termes ou expressions résument les défis
que cette évolution de la démographie et des valeurs pose à la démocratie
parlementaire canadienne : participation, inclusion et capacité de réaction. Les
Canadiens veulent des institutions publiques et des processus décisionnels qui
leur offrent de véritables moyens de participer à leur vie démocratique, ils
veulent que soient parties prenantes de cette implication toutes les communautés
qui composent le Canada d’aujourd’hui, bref qu’il y ait inclusion, et ils
attendent du régime démocratique qu’il soit en phase avec cette participation
inclusive.
Le défi consiste à concilier ces normes
démocratiques en évolution avec les traditions de la démocratie parlementaire,
héritées, d’une part, du Royaume-Uni et, d’autre part, conçues pour répondre aux
besoins d’une société canadienne beaucoup moins exigeante à cet égard, à
l’époque. Ces traditions d’une vie politique axée sur la médiation ont longtemps
trouvé leurs ancrages dans les pratiques du compromis et de l’accommodement. Les
élites, attachées, d’abord et avant tout, au maintien de la fédération, se sont
livrées à la forme d’élaboration des politiques nationales qui a pour nom la
médiation. Que ce soit au sein du Cabinet fédéral ou par la pratique du
fédéralisme exécutif, les intérêts primordiaux à concilier étaient ceux des
régions et des communautés linguistiques, et, souvent, des participants étaient
invités à la table des décisions exclusivement en leur qualité de représentants
d’une des dimensions de ces facteurs de clivage.
Ces processus, qu’il ne faut pas déprécier,
ont contribué au développement et à la gestion d’un pays dont les forces
centrifuges sont souvent si puissantes que l’unité obtenue équivalait à rien de
moins qu’un exploit épique. Effectivement, des compromis impressionnants sur des
questions nationales épineuses ont souvent été conclus par nos ministres
fédéraux, puis par nos premiers ministres provinciaux. Qu’il s’agisse de
questions semant la discorde, comme la conscription ou la réforme
constitutionnelle, on constatait qu’il était possible de faire aboutir des
compromis concoctés par les élites.
Toutefois, au cours des dernières décennies,
ces processus ont été contestés, d’aucuns faisant valoir que ces façons de faire
heurtent les nouvelles normes démocratiques en émergence. On leur a surtout
reproché de ne pas s’ouvrir à la participation de la population, de ne pas
intégrer les nombreuses voix souhaitant se faire entendre dans le Canada
d’aujourd’hui et de ne pas les prendre en compte. C’est pourquoi les Canadiens,
pris dans leur ensemble, ont rejeté de plus en plus les accommodements issus de
ces processus; en témoignent les réactions de la population aux accords du lac
Meech et de Charlottetown.
Enjeux pour le Parlement
Le Parlement — plus précisément la Chambre des
communes — est, à plus d’un titre, la pierre angulaire de nos pratiques
démocratiques. Dans son ouvrage couronné par le prix Donner, David Smith
l’appelle la « Chambre du peuple3 ». En effet, c’est à la Chambre des
communes que doit se faire la représentation démocratique de la population. Et
c’est justement le fait que la Chambre des communes ne joue pas suffisamment
bien son rôle de « Chambre du peuple », me semble-t-il, qui a entraîné, entre
autres facteurs, un recul marqué de la confiance envers le Parlement et nos
institutions démocratiques. Si le Parlement veut regagner la confiance du public
en sa qualité d’organe représentatif — capable de parler au nom de tous les
Canadiens —, il doit effectivement être perçu comme étant la Chambre du peuple —
et cela sous-entend que les Canadiens doivent se reconnaître dans cette
institution.
Du point de vue de la représentation
descriptive du corps électoral, notre parlement souffre depuis longtemps d’une
sous-représentation chronique des femmes et des minorités visibles. Il se
produit des changements positifs, bien que lents, en ce qui concerne la
participation des minorités visibles. À la dernière législature, on comptait
23 membres de minorités visibles; cette part augmente lentement, mais elle
correspond à environ 7 p. 100 des députés, alors que les minorités visibles
représentent, selon les estimations, 16 p. 100 de la population en général. Cela
étant, une simple consultation de la liste des pays d’origine des 36 députés
actuels qui sont nés à l’extérieur du Canada montre de manière convaincante que
la diversité est en progression. Ils viennent d’une gamme très étendue de pays,
par exemple l’Inde, la Côte d’Ivoire, le Vietnam, la Chine, le Paraguay, le
Brésil, la Tanzanie, le Japon, l’Argentine, Hong Kong et Trinité-et-Tobago. Les
changements ont beau se faire lentement, il est incontestable que, sur le plan
de la diversité ethnique, la Chambre des communes connaît une évolution
considérable.
On ne peut en dire autant de la participation
des femmes. Approximativement un député sur cinq est de sexe féminin et cette
proportion n’a pas changé en plus de 20 ans. Alors que les femmes faisaient de
grandes avancées dans les professions libérales — dans les domaines, par
exemple, du droit, de la médecine et du monde universitaire —, leur
représentation à la Chambre des communes a plafonné, pour l’essentiel, et leur
part des sièges relègue le Canada bien loin du peloton de tête dans tout
classement international.
Ce défi de la représentation ne se limite pas
à l’opinion selon laquelle un député représentant des Canadiens doit forcément
avoir des caractéristiques physiques en commun avec eux. Il s’agit plutôt de
faire en sorte que la population du pays ait un Parlement où toutes les voix
puissent se faire entendre et où les débats sur les politiques publiques soient
enrichis de la multiplicité des points de vue que comprend la mosaïque
canadienne. Ce défi va au-delà de la simple représentation descriptive. Notre
régime parlementaire fondé sur la représentation géographique était peut-être
pertinent lorsque les questions qui passionnaient les électeurs étaient de
caractère local et, souvent, liées à des problèmes de favoritisme, et à une
époque où les identités politiques se départageaient selon les régions. Or, le
Canada d’aujourd’hui ne correspond guère plus à ces facteurs. Les identités
politiques de ses citoyens sont, de loin, plus diverses et complexes que ce que
nos régimes parlementaires et électoraux peuvent prendre en compte. Nous élisons
des députés dans 308 circonscriptions géographiques, en partant de l’hypothèse
que ce sont les intérêts des unes et des autres qu’il faut concilier dans la
prise des décisions publiques. Il n’y a pas de députés choisis expressément dans
le but de représenter les intérêts des gais et lesbiennes, des écologistes, des
Canadiens d’origine chinoise ou des Autochtones.
Et même lorsque de nouveaux partis politiques
voient le jour pour défendre une cause avant tout, la difficulté de remporter un
siège à la Chambre des communes est telle que, presque inévitablement, ils n’y
parviennent pas. J’en veux pour exemple le fait qu’aux dernières élections, le
Parti vert a obtenu près d’un million de voix, mais n’a pu faire élire aucun de
ses candidats. Par contraste, voyons le succès de partis d’implantation
régionale, comme le Bloc Québécois ou le Parti réformiste, qui sont parvenus à
franchir le seuil de la Chambre justement parce qu’ils servaient des intérêts
régionaux. Nos institutions ont un effet dissuasif sur les entrepreneurs
politiques qui n’ont pas vocation régionale et, ce faisant, elles empêchent le
développement de nouvelles alliances qui transcendent les frontières régionales
et présentent le potentiel d’affaiblir les attaches régionales.
Pour ce qui est d’accroître l’attachement et
la confiance des électeurs envers la Chambre des communes, le défi à relever ne
consiste pas seulement à ce que nous rendions notre parlement plus inclusif et
plus représentatif, mais, en outre, à faire en sorte qu’il réponde mieux aux
attentes. Cela ne pourra arriver que si les députés sont perçus comme
répercutant les intérêts des électeurs qu’ils représentent. Nous ne manquons pas
de propositions de réforme visant à donner à chacun des députés, pris
individuellement, plus d’influence dans le processus d’élaboration des
politiques. Elles vont de l’attribution aux comités parlementaires de davantage
de pouvoirs et de ressources à l’assouplissement des contraintes de la
discipline de parti à la Chambre. Un menu de réformes nous est proposé depuis au
moins la Commission McGrath, qui remonte aux années 1980. Si quelques
changements de portée limitée se sont concrétisés, la problématique fondamentale
n’a pas avancé.
Lorsque nous nous penchons sur la réforme
parlementaire, et particulièrement sur l’autonomisation des députés, il importe
que nous nous demandions : qui les députés sont-ils les mieux à même de
représenter? Nous penserons tout de suite, bien évidemment, aux régions. Lorsque
des députés libéraux venant de Terre-Neuve expriment le désir de répercuter le
sentiment des électeurs de leur province d’origine en votant contre le budget du
gouvernement, la plupart des observateurs, même ceux qui sont préoccupés par
cette entorse à la discipline de parti, reconnaissent, globalement, qu’il est
légitime que des députés souhaitent prendre position en faveur des intérêts de
leur région. Ce qui est moins clair, c’est la façon dont les experts, les
commentateurs des médias et, ce qui est peut-être le plus important, les chefs
des partis réagiront si un groupe de députées annonçaient qu’elles allaient
voter contre le budget parce qu’il n’en fait pas assez pour les familles de la
classe ouvrière ou n’a pas présenté de bonne stratégie nationale relativement
aux garderies. Ce qui peut ressembler à une attitude des deux poids, deux
mesures se justifie d’une certaine façon. Les députés de Terre-Neuve sont élus
directement par les Terre-Neuviens et les représentent à la Chambre. Il n’existe
pas de circonscriptions féminines, et alors que le président de la Chambre donne
la parole au député « de » Labrador, Avalon et Bonavista—Gander, il n’y a pas
d’élus pour représenter les femmes, les Autochtones ou les Canadiens du
troisième âge.
Ce constat nous amène inévitablement à la
question d’une réforme du système électoral. Je m’abstiendrai de m’engager trop
loin dans cette voie déjà fort fréquentée; je me bornerai à dire que j’ai bel et
bien l’impression que notre régime parlementaire a bien du mal à répondre aux
exigences démocratiques d’aujourd’hui dans la camisole de force d’un système
dont l’ossature est de nature géographique, une circonscription représentée par
un seul député pouvant n’avoir été élu qu’à une majorité simple. Cette réflexion
vaut particulièrement pour le Canada, compte tenu de la force des identités
régionales que soutient notre système électoral. Ce n’est pas par hasard que des
décennies d’examen d’une réforme de notre parlement n’ont débouché sur guère
plus que de modestes retouches apportées à un système qui, selon un observateur
aussi aguerri que Donald Savoie, est devenu ces dernières années encore plus
dominé par les élites4 . Si elle ne s’accompagne pas d’une
modification du système électoral, une réforme parlementaire a peu de chances de
déboucher sur de réels changements de fond.
Enjeux pour les partis politiques
Le Parlement est, par définition, une
institution élitiste. Nous aurons beau nous efforcer de la rendre plus inclusive
et plus apte à réagir, il n’y a jamais plus de quelques centaines de Canadiens
qui peuvent y siéger en même temps. Ce sont les partis politiques qui ont pour
vocation d’établir le lien entre les parlementaires et les électeurs dans les
collectivités qu’ils représentent. Les partis, du moins en théorie, existent
sous forme de succursales implantées dans les circonscriptions d’un bout à
l’autre du pays, offrant aux gens ordinaires l’occasion d’une véritable
participation à la vie publique nationale à partir de leur propre milieu de vie.
Dans la pratique, toutefois, nos partis ont, en gros, failli à cette tâche.
Selon les meilleures estimations disponibles,
seulement un pour cent des Canadiens participent régulièrement à la vie des
partis politiques. Le tableau des participants fait apparaître des tendances à
long terme préoccupantes. L’âge moyen du membre d’un parti politique canadien
est voisin de 60 ans; très, très peu de jeunes Canadiens participent à la vie
des partis. Une proportion démesurée des membres de ces partis sont des hommes,
ils sont instruits et ils sont financièrement à l’aise. De plus, neuf sur dix
d’entre eux sont nés au Canada. Il existe extrêmement peu de membres dont les
ancêtres étaient originaires des pays qui fournissent maintenant au Canada le
gros de ses nouveaux immigrants.
Le plus grand défi qui se pose à nos partis,
en leur qualité d’organisations participatives, tient au fait que les jeunes de
notre pays leur tournent le dos. Lorsqu’on leur demande d’indiquer les moyens
les plus efficaces d’infléchir la prise des décisions publiques, la plupart des
Canadiens placent le militantisme au sein d’un parti politique devant la
participation à un groupe de défense d’une cause. Toutefois, les Canadiens de
25 ans et moins font entendre une voix discordante, et ce, par une marge
importante : dans une large mesure, ils rejettent la participation à des partis
politiques. Dans une étude de jeunes militants appartenant à des groupes de
défense d’une cause, ma collègue Lisa Young et moi-même avons découvert que ces
jeunes engagés préfèrent les organisations de défense d’une cause parce que les
partis politiques leur paraissent exagérément hiérarchisés et parce qu’ils
considèrent que l’implication dans ces partis ne leur donne pas une véritable
influence sur l’aboutissement des processus liés aux politiques publiques5.
Ce sentiment apparaît le plus vivement lorsqu’on demande aux jeunes militants de
classer par ordre d’importance diverses activités politiques éventuelles selon
leur degré d’influence sur les politiques publiques. Ces jeunes Canadiens
engagés classent le militantisme dans un parti politique au dernier rang,
derrière des activités comme la signature d’une pétition, l’adhésion à un
boycott ou à une manifestation, et la participation à un groupe d’intérêts.
Il n’y a là rien d’étonnant. Un observateur
aussi perspicace de la vie des partis politiques que Tom Axworthy s’est montré
très sévère envers ces institutions, leur reprochant de faire peu de choses des
points de vue de l’étude et de l’élaboration sérieuses de politiques. Les
plates-formes électorales des partis donnent souvent l’impression d’avoir été
rédigées à la hâte et par quelques personnes appartenant à la garde rapprochée
du chef. Lorsque se tiennent des congrès d’orientation politique, ils sont, le
plus souvent, contrôlés par l’élite, et lorsqu’ils donnent des résultats
divergeant du scénario prévu, les recommandations adoptées sont rapidement
jetées aux orties et les ailes parlementaires des partis les oublient sans même
de faux-semblant. Contrairement à bon nombre de leurs contreparties européennes,
nos partis n’ont pas à l’interne de fondations qui peuvent mener à bien des
travaux sérieux en matière de politiques, stimulés par des militants en
situation d’autonomie par rapport aux membres élus. Dans de nombreuses instances
européennes, non seulement ces organisations fournissent une véritable occasion
de participer aux citoyens qui s’intéressent à l’élaboration des politiques,
mais elles répondent aussi aux besoins du parti parlementaire en revigorant le
processus de définition des politiques avec des voix divergentes et de nouvelles
perspectives.
Alors que nous pourrions être tentés de penser
que le passage du militantisme au sein de partis politiques à une implication
dans des organismes de défense d’une cause ne prête pas particulièrement à
conséquence, nous devons garder à l’esprit la fonction d’intermédiaire
traditionnellement remplie par nos partis. Ce sont nos partis nationaux qui,
pendant de longues périodes, ont relevé le défi consistant à rassembler les
Canadiens de toutes les lignes de fracture pour mettre au point des
accommodements nationaux. Les partis nationaux peuvent bien tenter d’atteindre
ces objectif au moyen d’un petit groupe réunissant des élites dans leur tour
d’ivoire, dans la foulée de leur longue tradition, mais le fruit de leur labeur,
de nos jours, court de plus en plus le risque d’être rejeté par des citoyens qui
réclament une participation directe à la prise de décisions publiques. Les
groupes d’intérêts n’ont pas le mandat d’être souples et accommodants. En fait,
leur nature même les pousse à défendre et à promouvoir un intérêt particulier
sans se soucier des moyens d’assurer un équilibre avec d’autres éléments. Ce
sont les partis et le Parlement, œuvrant de concert, qui peuvent accomplir cette
tâche difficile entre toutes de concilier les exigences démocratiques de
l’accommodement et de la participation.
Trop souvent, ces objectifs nous paraissent
contradictoires. Or, cette conclusion nous conduit dans une impasse, car elle
laisse sous-entendre qu’il nous faut choisir entre l’infusion de la
participation citoyenne dans notre vie politique, et courir de ce fait un risque
d’effondrement de la capacité d’accommodements à l’échelle nationale, ou le fait
de privilégier la médiation, ce qui nous amènerait à nous livrer à une vie
politique dominée par les élites. Comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas que ce
soit là la bonne façon de poser le dilemme. Le défi est plutôt le suivant :
favoriser une vie politique inclusive et participative sans compromettre la
capacité d’accommodements.
Activités récentes et futures
Le don reçu de Mme Ruth Bell
permet à l’Université Carleton de réaffirmer son engagement de se situer à la
fine pointe de la recherche et de l’enseignement en ce qui concerne la vie
politique et l’administration publique au Canada. La chaire va lancer de
nouveaux cours, colloques et conférences pour promouvoir la compréhension du
régime parlementaire canadien. Mme Bell nourrit l’espoir que la
chaire enrichisse la vie de ses compatriotes en les mettant au défi de
s’impliquer dans le régime parlementaire de notre pays. Ancienne chargée de
cours au Département de science politique de Carleton, elle a pu constater
de visu que
l’administration publique, la vie politique et l’histoire du Canada ne prenaient
pas toute la place qui leur revenait dans le cursus universitaire des étudiants.
Mme Bell a choisi l’Université Carleton en raison de sa conviction
que c’est un établissement de la capitale nationale qui est le mieux placé pour
accueillir une chaire dans ce domaine. La chaire contribuera à attirer non
seulement des étudiants, mais aussi des universitaires, des politiciens, ainsi
que des journalistes. Elle accordera également des fonds à des étudiants de
troisième cycle préparant des thèses liées à la démocratie parlementaire
canadienne.
Ces derniers mois, la chaire a parrainé
plusieurs manifestations, dont une conférence de Mme Elisabeth
Gidengil, titulaire de la chaire Hiram Mills de l’Université McGill. Intitulée
« Anatomie de la défaites des libéraux », sa conférence a donné à l’auteure
l’occasion d’examiner sans tarder les données recueillies à l’occasion des
élections fédérales de 2008. La conférencière a situé cette défaite dans le
droit fil d’un recul lent observé au cours de la dernière décennie. En
mars 2009, la chaire a accueilli une table ronde sur les gouvernements de
coalition. À partir du constat que le discours entourant le projet de
gouvernement de coalition en décembre 2008 était parfois superficiel et souvent
inexact, la table ronde avait pour but de susciter un débat sur la pertinence de
gouvernements de coalition dans le contexte canadien d’après ce que nous en
disent les faits et les argumentaires raisonnés. À cette fin, Kaare Strom, de
l’Université de la Californie à San Diego, a fait un survol des expériences des
coalitions faites par des démocraties européennes, en mettant en relief ce qu’il
qualifie de « coûts » d’un gouvernement de coalition. David Docherty, doyen de
la Faculté des Arts de l’Université Wilfrid-Laurier, s’est penché sur la
légitimité constitutionnelle des gouvernements de coalition et sur leurs
éventuelles répercussions sur la démocratie parlementaire. Le sénateur Hugh
Segal a consacré sa communication à la dynamique politique d’un gouvernement de
coalition et aux conséquences probables des événements de décembre dernier sur
les prochaines élections fédérales.
Outre sa série de conférences en cours, la
chaire accueillera une conférence sur la représentation et le Parlement au cours
de la prochaine année universitaire. Un atelier sur la démocratie des partis
politiques est également en cours de planification.
Notes
1. Rosanna
Tamburri, « The Fall of Canadian Politics »,
University Affairs,
12 janvier 2009.
2. Neil Nevitte,
The Decline of Deference: Canadian Value Change in
Cross-national Perspective, Peterborough, Broadview
Press, 1996.
3. David Smith,
The People’s House of Commons: Theories of Democracy in
Contention, Toronto, University of Toronto Press,
2007.
4. Donald Savoie,
Governing from the Centre: the Concentration of Power in
Canadian Politics,
Toronto, University of Toronto Press, 1999.
5. William Cross et Lisa Young,
A Group Apart: Young Party Members in Canada,
Ottawa, Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, 2007.
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