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Michael McKenzie
L’année 2008 a marqué le 400e
anniversaire de la fondation de la ville de Québec par Champlain.
Depuis plus de 200 ans, plus précisément depuis 1760, la traduction
législative y est pratiquée à grande échelle après avoir traversé
toutes sortes de changements constitutionnels, politiques et
culturels. L’Assemblée nationale du Québec compte aujourd’hui une
unité administrative distincte chargée de la traduction. Inaugurée
en 2002, la jeune Direction de la traduction et de l’édition des
lois poursuit une tradition vieille de quelque 250 ans a célébré son
sixième anniversaire en 2008.
L’histoire de la traduction législative au Québec commence
sur les plaines d’Abraham. En effet, la Conquête a inauguré une ère de
traduction législative qui a perduré sous une forme ou une autre jusqu’à
aujourd’hui. Comme peu d’habitants de la Nouvelle-France connaissaient
l’anglais, et comme les Britanniques, bien moins nombreux, ne pouvaient
s’attendre à ce que les Canadiens français se soumettent à des lois écrites dans
une langue qu’ils ne comprenaient pas, le recours à la traduction allait
pratiquement de soi.
Ainsi, dès les tous débuts du régime militaire, qui dura de
1760 à 1764, les gouverneurs des villes de Québec, de Trois-Rivières et de
Montréal avaient chacun engagé un secrétaire militaire qui, en plus de ses
autres tâches, agissait comme traducteur. Bien que britanniques de naissance,
ces messieurs Cramahé, Bruyères et Maturin étaient fils de huguenots français,
réfugiés en Grande-Bretagne pour fuir la persécution religieuse dont ils étaient
victimes en France. On ne peut toujours déterminer avec précision dans quelle
mesure ils écrivaient directement en français, traduisaient vers le français ou
dirigeaient simplement le travail d’autres traducteurs. Dans le chaos du régime
militaire, bon nombre des toutes premières proclamations ont été écrites en
français sans être traduites, l’objectif de ces documents étant de faire
parvenir un message urgent à la population francophone aussi vite que possible.
Pour n’en citer qu’un exemple, nommons la proclamation de 1760 qui avertissait
les Canadiens de ne pas cacher chez eux de soldats de l’armée française. Dans un
cas comme celui-là, on voit aisément pourquoi il était de première importance de
publier un document en français rapidement, et pourquoi une version anglaise du
document eut été superflue. D’autres proclamations existent en versions
française et anglaise. La Proclamation royale de 1763, édictée par le Parlement
britannique, constitue le texte législatif le plus important de cette époque. Ce
document quasi constitutionnel, qui imposait le droit civil et criminel
britannique dans la nouvelle colonie, a été traduit en français en plus d’une
version, peu après sa publication en anglais.
Avec l’avènement du gouvernement civil en 1764, James Murray
est devenu gouverneur de la toute nouvelle « province de Québec ». On s’est
alors mis à élaborer des lois de façon systématique, le besoin de traduction se
révélant tout aussi pressant que sous le régime militaire. C’est en fait au
cours de cette période de réorganisation et de bouleversements administratifs
que la traduction s’est véritablement inscrite dans le paysage législatif du
Québec. La plupart des lois et des ordonnances édictées sous Murray et ses
successeurs ont été écrites en anglais, puis traduites en français1.
C’est également au cours de cette période que le Québec s’est
doté de son premier traducteur officiel. Le 24 février 1768, le
lieutenant-gouverneur Guy Carleton (futur lord Dorchester) nommait
François-Joseph Cugnet, de Québec, au poste de « traducteur officiel et
secrétaire français du gouverneur et du Conseil de Québec ». Pendant les 21
années suivantes, soit jusqu’à sa mort en 1789, où son fils pris sa relève,
Cugnet a traduit et supervisé la traduction de la majeure partie des lois et des
ordonnances régissant le Québec. Cugnet était adepte d’une traduction plutôt
littérale et la façon dont on juge son œuvre dépend en partie de quel côté on se
range, soit parmi les partisans de la traduction plutôt libre, soit parmi les
disciples de la traduction plutôt littérale. Cela contribuerait largement à
expliquer la diversité des opinions exprimées au sujet des traductions de
Cugnet, dont certains disent qu’elles sont excellentes, tandis que d’autres les
qualifient de décidément quelconques. Le commentateur Pierre Daviault, plus
modéré, décrit Cugnet comme « un bon traducteur moyen »2.
Parmi les nombreuses traductions portant la signature de
Cugnet, la plus importante sur le plan historique est sans aucun doute l’Acte
de Québec, que le Parlement britannique a adopté en 1774. En vertu de cette
loi, le droit criminel britannique était maintenu au Québec, mais le droit civil
du Régime français était rétabli. Cet état de choses entraîné des conséquences
importantes pour la pratique de la traduction : comme il était souhaitable de
préserver une certaine cohérence terminologique au sein de chaque catégorie de
législation, on fini par décider en 1792 que les lois relatives au droit civil
seraient rédigées en français, que celles relatives au droit criminel le
seraient en anglais et que chaque loi serait, par la suite, traduite dans
l’autre langue.
L’année précédente, l’Acte constitutionnel de 1791
avait divisé l’Amérique du Nord britannique en deux : le Haut-Canada,
principalement anglophone, et le Bas-Canada, essentiellement francophone. Chaque
entité avait sa chambre d’assemblée élue dont les décisions requéraient
toutefois l’approbation du gouverneur. La question de la langue s’est rapidement
retrouvé au centre d’un débat au Bas-Canada et la majorité des députés
francophones ont voté en bloc pour voir reconnaître le français comme langue
législative officielle. La question n’a jamais été résolue ni par une loi
ni par une règle de procédure parlementaire. Concrètement toutefois, le débat a
eu peu de conséquences sur la traduction, qu’on continuait de considérer comme
une œuvre nécessaire dans un système politique qui commençait à ressembler à un
véritable régime parlementaire.
Avec l’adoption de l’Acte d’Union en 1840, le
Haut-Canada et le Bas-Canada ont été réunis en une seule « province du Canada ».
De plus, l’Acte d’Union imposait l’anglais comme seule langue officielle
pour la rédaction des lois et les débats parlementaires (situation qui a duré
jusqu’en 1849). L’utilisation du français n’étant toutefois pas expressément
interdite par l’Acte d’Union, c’est le côté pratique qui a décidé une
fois de plus de la suite des événements : les débats parlementaires ont continué
de se faire en anglais et en français, et les lois, d’être traduites.
Il va sans dire que l’Acte d’Union a été plutôt mal
accueilli par les députés francophones. Sur le front linguistique, Étienne
Parent, député de Saguenay et lui-même ancien traducteur législatif, a répliqué
en présentant, en septembre 1841, le premier et seul projet de loi de l’histoire
du Québec à porter essentiellement sur la traduction. S’il semble que l’Acte
pour pourvoir à ce que les Lois de cette Province soient traduites dans la
Langue Française, et pour d’autres objets y relatifs ait été adopté sans
controverse, il reste que, compte tenu de la consécration dans la constitution
de l’anglais en tant que langue officielle et de l’imposition aux francophones
d’un statut minoritaire dans le nouveau parlement, ces derniers ressentaient
profondément la nécessité d’une telle loi.
L’élaboration des lois dans les deux langues n’est devenue
une obligation constitutionnelle qu’avec l’adoption de la Loi
constitutionnelle de 1867, qui édicte que : « Les lois du parlement du
Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées [en
français et en anglais]». Mais, tandis que cette loi, toujours en vigueur, rend
obligatoire l’adoption des lois dans les deux langues, elle ne prescrit aucune
règle quant au sens dans lequel la traduction doit se faire. De nos
jours, les lois québécoises étant rédigées en français et traduites en anglais,
il est facile d’oublier que, pendant une grande partie de l’histoire du Québec,
la norme était de traduire de l’anglais vers le français. Le moment exact où le
processus s’est inversé demeure un mystère.
Lors d’un exposé présenté en 1977, Jean-Charles Bonenfant,
ex-directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, affirmait :
« Je vais peut-être vous surprendre, et je ne peux pas vous apporter de preuve
historique formelle, mais j’en suis à peu près sûr : la majorité des lois du
Québec dans tous les domaines ont été rédigées d’abord en anglais jusqu’aux
environs de 1920 [...]3. » Bonenfant donnait deux raisons à cela :
premièrement, de nombreux rédacteurs législatifs étaient de descendance
irlandaise et leur langue maternelle était l’anglais; deuxièmement, la teneur
des lois du Québec était largement inspirée des lois d’autres provinces
canadiennes ou d’États américains. Dans ce cas, on pourrait même considérer une
version française « originale » comme une traduction. Plus récemment, quelques
auteurs ont présenté l’opinion de Bonenfant comme une certitude, certains
omettant de mentionner l’absence de « preuve historique formelle ».
Même si Jean-Charles Bonenfant a vu juste, et c’est fort
possible, le sujet exige qu’on y consacre plus de recherches. Après tout, la
« preuve historique formelle » est peut-être là, sous notre nez, dans les
archives administratives de l’Assemblée nationale du Québec. Quoi qu’il en soit,
le processus précis par lequel la traduction de l’anglais vers le français a
graduellement fait place à une démarche en sens inverse, ainsi que les
circonstances sur le plan politique et culturel qui ont permis ce changement,
demeurent des sujets féconds pour les historiens qui souhaiteraient s’y
intéresser. La traduction étant aujourd’hui un programme d’études spécialisé
offert dans de nombreuses universités, et le nombre de thèses sur l’histoire de
la traduction dans ses différents contextes augmentant sans cesse, il nous est
permis d’espérer que ce type d’ouvrage sera entrepris dans les années à venir.
Notes
1. La plupart, mais peut-être pas toutes. Des ordonnances
des années 1760 récemment découvertes aux Archives nationales du Canada à
Ottawa n’ont aucune version française connue. Elles n’ont pas été traduites
ou les traductions ont été perdues.
2. Pierre Daviault, « Traducteurs et traduction au
Canada », Mémoires de la Société royale du Canada, tome 38, 1944, p.
83.
3. Jean-Charles Bonenfant, « Perspective historique de la rédaction des lois
au Québec », Les Cahiers de droit, vol. 20, nos 1-2 (mars
1979), p. 391.
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