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John Uhr
L’article qui suit décrit le modèle australien de
sénat et examine la question de savoir s’il s’en dégage des
enseignements dans le contexte du débat sur la réforme de la
deuxième chambre au Canada.
Les observateurs établissent, à juste titre, des parallèles
étroits entre le Canada et l’Australie. Les deux pays sont d’anciennes colonies
britanniques séduites, vers le milieu du XIXe siècle, par le régime
parlementaire responsable. Ils sont tous deux des fédérations. Ils sont tous
deux membres du Commonwealth. Ils sont tous deux des monarchies
constitutionnelles. Et les deux ont eu à lutter pour obtenir bon nombre des
droits rattachés à l’autonomie gouvernementale.
Colonie britannique plus ancienne, le Canada a, jusqu’à un
certain point, inspiré les colons australiens du XIXe siècle : la « baie
du Canada » à Sydney tire son nom des colons canadiens qui se sont réfugiés
temporairement dans cette ville après l’échec initial du combat mené par le
Haut-Canada pour obtenir l’autonomie gouvernementale. Les deux pays possèdent
une longue expérience de régimes parlementaires stables à la fois à l’échelle
nationale et à celle des provinces ou des États, ce qui comprend le recours, tôt
dans leur histoire, à une deuxième chambre dans les provinces ou les États.
Cela étant, leur évolution a suivi des parcours différents,
les colonies ou États australiens manifestant davantage leur volonté de
moderniser et de démocratiser leur deuxième chambre. En revanche, le Canada a
abandonné l’idée de deuxièmes chambres et seul un État d’Australie (le
(Queensland) lui a emboîté le pas.
Depuis quelques décennies, plusieurs États australiens ont
réformé leur deuxième chambre pour la rendre conforme au « modèle australien »
lancé par le Sénat national. Voilà pourquoi il convient de situer le Sénat
australien dans le contexte d’un ensemble plus vaste de types de bicaméralisme
en vigueur dans la fédération australienne. Les partis politiques de ce pays ont
appris à se servir du bicaméralisme à leurs propres fins : ils admettent la
deuxième chambre dans la structure institutionnelle de la vie politique
parlementaire et on présume qu’ils s’en réjouissent, notamment parce qu’elle
ouvre à leurs militants des possibilités d’accéder à des charges publiques
rémunérées.
Quelques limites
Il importe d’émettre certaines réserves d’entrée de jeu. Le
« modèle australien » incarne la réponse des Australiens aux problèmes qui se
sont posés dans leur pays. Il offre peut-être à d’autres pays des enseignements,
mais très peu peuvent s’adapter facilement ou sans heurts aux réalités
étrangères. En clair, le « modèle australien » ne s’inspire d’aucun autre et
n’est probablement guère exportable à d’autres pays, même à ceux dits de
Westminster.
Des commentateurs du régime parlementaire australien
rejettent de plus en plus les termes et les catégories du « système de
Westminster » parce qu’en Australie, les pratiques politiques ne ressemblent pas
réellement à celles du régime classique de Westminster. La présence d’un sénat
élu dans un parlement fédéral profondément ancré dans une constitution n’a rien
à voir avec un régime classique « de Westminster ». Certes, de nombreux
gouvernements en appellent des normes de Westminster pour tenter de justifier la
primauté du pouvoir exécutif dans ce qu’on appelle, au sens large, un « régime
de gouvernement responsable ». Il est vrai, également, que les partis
d’opposition invoquent fréquemment les normes « de Westminster » pour justifier
l’accroissement de la part du pouvoir parlementaire qu’ils revendiquent. Le fait
que les gouvernements australiens partagent très rarement des pouvoirs
parlementaires considérables avec les partis d’opposition illustre les limites
de l’analogie de « Westminster » dans la vie politique de ce pays.
Les caractéristiques actuelles du « modèle australien » se
sont développées ou affinées tout au long des 107 ans qui ont suivi la création
de la fédération australienne en 1901, fruit du travail de plusieurs générations
de parlementaires. Ces acteurs ont pris appui sur les fondations
constitutionnelles énoncées dans la constitution du Commonwealth de l’Australie,
de 1901, mais souvent selon des modalités que n’avaient pas forcément prévues
ses auteurs. S’il est vrai que les dispositions immuables de la constitution
n’ont guère changé depuis 1901, le fonctionnement concret du Sénat a bien évolué
en Australie. Ces modifications institutionnelles découlent, en partie, de
changements du droit parlementaire à propos de questions opérationnelles
fondamentales, comme les mécanismes électoraux, et, en partie aussi, des
ambitions parlementaires des partis politiques qui s’affrontent pour le pouvoir.
L’histoire y est certes pour quelque chose, mais ses hasards
comptent aussi, vraisemblablement. Il est possible que certains éléments du « modèle
australien » soient dus à des développements accidentels ou, plus probablement,
qu’ils soient la conséquence imprévue de développements presque oubliés. Même
l’adhésion de l’Australie à la représentation proportionnelle relève, en quelque
sorte, d’un heureux hasard, dont les auteurs travaillistes, à la fin des années 1940,
ne soupçonnaient pas les nombreux effets potentiels. L’incidence concrète de ce
mélange historique de volonté affirmée et de hasards fait en sorte que la
version actuelle du « modèle australien » constitue un tel amalgame de droit et
de politique que les observateurs ne savent trop déterminer quels éléments de ce
modèle (par exemple les audiences du Sénat sur le budget des dépenses) seraient
applicables une fois isolés de leur contexte historique.
Le contexte constitutionnel et politique
Avant d’essayer de décortiquer le « modèle australien », il
pourrait être utile de présenter à grands traits les dispositions
constitutionnelles officielles et de camper l’ambiance qui se dégage de la
présence du Sénat australien dans le contexte politique actuel.
Le Sénat, qui compte 76 membres, est l’une des deux chambres
élues, l’autre étant la Chambre des représentants, qui sont au nombre de 150. La
constitution fait du Commonwealth d’Australie une fédération de six États; le
Sénat est composé, à égalité, de sénateurs de chacun des États. Ceux-ci forment
une circonscription électorale élisant plusieurs sénateurs exerçant un mandat
fixe de six ans. Les représentants sont élus dans des circonscriptions
uninominales qui sont réparties à l’échelle nationale en fonction de la
population. Leur mandat est de trois ans, sous réserve d’une dissolution
anticipée décidée par le premier ministre.
Les deux chambres se partagent le « pouvoir législatif » de
façon à peu près égale. Malgré des restrictions sur les types de projets de loi
que le Sénat peut présenter (par exemple, des projets de loi de crédits ou de
loi d’imposition et de taxation) ou modifier (par exemple, le vote de crédits
correspondant aux « services annuels ordinaires » du gouvernement), le pouvoir
du Sénat de rejeter des projets de loi est illimité. La constitution contient
des dispositions permettant de dénouer une impasse, notamment une « double
dissolution » (la dissolution des deux chambres) et la perspective d’une
« séance conjointe » subséquente afin de déterminer le sort à réserver aux
mesures qui sont contestées. Par tradition, la Chambre des représentants est
souvent désignée comme la « chambre du gouvernement », tandis que le Sénat porte
le nom de « chambre d’examen ».
Élu en novembre 2007, l’actuel gouvernement travailliste Rudd
a défait le gouvernement conservateur Howard, qui, fait rare, avait remporté la
majorité dans les deux chambres aux élections précédentes de 2004. À l’exception
du gouvernement Howard dans son quatrième et dernier mandat, aucun gouvernement
australien depuis 30 ans n’a bénéficié d’une majorité au Sénat. Le système
électoral distinct pour le Sénat, en ce sens qu’il comporte la représentation
proportionnelle, a pour effet d’empêcher l’un ou l’autre des deux grands blocs
(le Parti travailliste d’Australie et les partis de la coalition
libérale-nationale) de détenir la majorité au Sénat. En règle générale, les
gouvernements ne disposent pas au Sénat d’une majorité de sièges qui garantirait
l’adoption de leurs initiatives; de même, l’opposition officielle ne possède pas
de majorité de voix grâce à laquelle elle pourrait imposer sa volonté. Puisque
ni l’un ni l’autre des deux grands blocs ne réunit la majorité, la « balance du
pouvoir » se retrouve habituellement aux mains des « sénateurs d’autre
allégeance », indépendants ou membre de tiers partis, qui parviennent à
remporter des sièges au Sénat grâce à la remarquable équité de la représentation
proportionnelle, qui attribue les sièges en proportion du pourcentage des
suffrages exprimés.
L’élection du gouvernement Rudd en 2007 a redonné au Sénat
son habituelle majorité non gouvernementale. Il ne faut pas oublier que cette
situation ne se traduit à peu près jamais par une majorité de l’opposition
officielle au Sénat. La composition actuelle du Sénat est la suivante :
32 sénateurs ministériels; 37 sénateurs de l’opposition et 7 sénateurs d’autre
allégeance (5 verts et 2 indépendants). Contrairement au président de la chambre
basse, celui du Sénat (un sénateur ministériel, selon la convention) n’a pas de
voix prépondérante, conformément à l’interprétation stricte du fédéralisme
voulant que chaque État possède un droit de vote égal. La moitié des 76 voix du
Sénat (38) suffit à bloquer une mesure. Tout parti qui souhaite obtenir
l’adoption de ses initiatives doit recueillir la majorité plus une voix des
sièges au Sénat, soit 39 votes.
Pour détenir une maigre majorité de 39 votes, l’actuel
gouvernement Rudd a besoin des 7 voix des sénateurs d’autre allégeance.
L’opposition actuelle peut bloquer les mesures gouvernementales avec un vote de
plus (38), mais il lui en faut encore un de plus pour obtenir la majorité
nécessaire à l’adoption de ses propres projets. Cette dispersion du pouvoir est
tout aussi exigeante pour les tiers partis. Les verts en sont la plus importante
formation : il leur faut deux voix de plus que le gouvernement « bien disposé
envers les verts » pour rallier au Sénat une majorité en faveur de leurs
projets. Ils pourraient atteindre la majorité avec le soutien de l’opposition
officielle. Cela supposerait toutefois un mariage droite-gauche inusité, qui
n’est pas impensable, mais qui ne constitue pas le premier choix des deux
formations. Ajoutez à cela les deux sénateurs indépendants : l’un ou l’autre
peut joindre sa voix à celles de l’opposition pour arriver aux 38 voix
nécessaires pour bloquer les projets gouvernementaux; les deux peuvent s’unir et
fournir leur concours à l’opposition officielle, qui peut ainsi recueillir les
39 voix dont elle a besoin pour faire adopter ses mesures.
Impact du Sénat sur la vie politique nationale en Australie
La réponse du Sénat au premier budget du gouvernement Rudd
permet de souligner davantage l’impact du Sénat sur l’action législative et les
politiques du gouvernement.
Le volet parlementaire du processus budgétaire commence par
le discours du budget que le trésorier prononce début mai : on présume que le
Parlement adoptera le budget le plus tôt possible dans la nouvelle année
financière, qui commence le 1er juillet. L’adoption par la Chambre
des représentants se fait généralement sans encombre, car le gouvernement en
place est au pouvoir du fait de sa majorité à la Chambre et qu’il n’hésite pas à
l’utiliser. Il est plus difficile de faire adopter le budget sans heurt par le
Sénat, auquel la constitution n’impose pas de limite de temps pour l’adoption
d’un projet de loi. Les gouvernements ont appris à tolérer des retards assez
considérables au Sénat, car ils savent que les deux blocs se prévalent de leur
temps dans l’opposition pour se servir du processus budgétaire comme principale
occasion d’obliger le parti ministériel à rendre des comptes.
Les deux grands blocs ont appris à utiliser ce pouvoir
dilatoire de manières qui ne correspondent pas à ce que l’opinion publique
pourrait considérer comme une obstruction délibérée et irresponsable. Dans
l’histoire du Sénat australien, 1975 ressort comme l’année où la constitution
l’a emporté sur la convention : le Sénat a tardé au point qu’un blocage s’est
produit, ce qui a poussé le gouverneur général à renvoyer le gouvernement du
travailliste Whitlam pour manque de confiance des parlementaires. L’opposition a
formé un gouvernement transitoire et remporté une victoire éclatante aux
élections exigées par le gouverneur général. Le « renvoi de 1975 » constitue un
exemple atypique de l’impact du Sénat sur la vie politique australienne.
Permettez-moi de vous donner quelques exemples de son impact habituel, en
puisant dans l’expérience de ces derniers mois.
Le Sénat a récemment apporté des amendements répétés aux
projets de loi budgétaires du gouvernement Rudd : il ne s’agissait pas, à
proprement parler, de projets de loi de finances ou de crédits, mais
d’initiatives inscrites dans l’ensemble des mesures budgétaires
gouvernementales. Ce sont les sénateurs de l’opposition qui ont lancé la
tendance de contester ou même d’amender des mesures budgétaires. Leur période
inhabituelle de maîtrise du Sénat n’a pris fin qu’avec l’arrivée de nouveaux
sénateurs, en juillet 2007. Le phénomène est réapparu au « nouveau Sénat », où
les verts et les deux indépendants détiennent la balance du pouvoir. Alors que
le Sénat étudiait encore le budget, des mesures budgétaires de premier plan ont
subi l’assaut des forces d’opposition et ont souvent été défaites en deuxième
lecture. Ainsi, une mesure fiscale sanitaire a été défaite le 28 août; un train
de mesures destinées à taxer davantage les véhicules de luxe l’a été le
4 septembre (elles ont été adoptées le 17 septembre, avec amendements); une
ponction supplémentaire de l’assurance-maladie a été rejetée le 24 septembre,
pour être ensuite adoptée le 16 octobre à la suite d’un compromis entre les
partis sur une série d’amendements.
D’autres mesures budgétaires ont été adoptées, mais seulement
une fois amendées, y compris par des « requêtes » à la Chambre des représentants
quand la constitution limite la capacité d’intervention directe du Sénat, par
exemple la mesure budgétaire gouvernementale visant à abolir l’exemption de la
taxe d’accise pour une gamme de condensats de carburants. Cette limitation du
pouvoir du Sénat de modifier des projets de loi d’imposition et de taxation
figure à l’article 53 de la constitution. Le libellé sibyllin de cette dernière
a procuré des heures de plaisir (et des années de travail) aux
constitutionnalistes. Les avocats du gouvernement retiennent habituellement
l’interprétation stricte voulant que le Sénat ne puisse modifier un projet de
loi à caractère fiscal, mais puisse « demander » à la Chambre des représentants
de le faire. C’est donc ce que fait le Sénat.
Une contestation plus radicale de l’interprétation classique
de l’article 53 et du budget du gouvernement Rudd est venue de partis non
ministériels au Sénat, qui ont lancé leur propre démarche budgétaire en adoptant
un projet de loi haussant les pensions de retraite fondées sur l’âge.
L’article 53 stipule notamment qu’un projet de loi de crédits ou de loi
d’imposition et de taxation « ne doit pas provenir pas du Sénat ». Celui-ci a
adopté ce projet de loi d’origine non ministérielle le 22 septembre 2008. Ses
partisans ont fait valoir qu’en soi, ce texte n’affectait pas des fonds, mais
augmentait simplement le taux de ce type de pension, qui est versé en vertu de
dispositions permanentes des lois sur la sécurité sociale. Le gouvernement Rudd
a soutenu que rien n’obligeait la Chambre des représentants à examiner le projet
de loi voté par le Sénat, car il était « inconstitutionnel ». Le président de la
Chambre a déposé l’avis du greffier de la Chambre accréditant la thèse
ministérielle selon laquelle la Chambre n’est pas tenue d’étudier le projet de
loi transmis par le Sénat, car il n’est pas « conforme aux dispositions
constitutionnelles » de l’article 53. L’opposition à la Chambre n’a guère pu
débattre du jugement du président, et le gouvernement a recouru à la force du
nombre pour clore le débat, ce qui a divisé la Chambre sur le jugement du
président, à l’avantage du gouvernement.
La Chambre des États?
L’un des mythes relatifs au Sénat australien veut que
celui-ci n’ait pas été à la hauteur de l’intention censément originelle, à
savoir qu’il joue le rôle de « Chambre des États ». Les tenants de cette thèse
font valoir que le but premier du Sénat était de faire entrer au parlement
national des blocs de délégués des États qui protégeraient les intérêts de leur
État en votant en bloc en sa faveur. S’il est vrai que le Sénat n’a jamais voté
en fonction des États (ou très très rarement), et que les rivalités entre partis
n’ont pas tardé à le diviser, il ne faut pas conclure pour autant que le Sénat a
« échoué » en tant que Chambre des États.
Tout d’abord, le Sénat accorde vraiment une représentation
égale aux États. Cette égalité prévue par la constitution renforce la
représentation des petits États, qui sont donc plus vulnérables. Ces États sont
surreprésentés par rapport à leur population. Deuxièmement, chacun des grands
partis attire dans son groupe parlementaire fédéral plus de représentants des
petits États que s’il n’y avait pas de Sénat. Ainsi, le Sénat élargit la
représentation des États dans les grands partis politiques. Troisièmement,
l’erreur d’appréciation typique repose sur une mauvaise interprétation de
l’intention originale, qui était que le Sénat défende les intérêts des États non
pas par l’uniformité des votes, mais plutôt par la diversité des
opinions représentées au sein de chaque groupe de sénateurs représentant un
État. La constitution a été rédigée par des politiciens en poste qui
constataient très bien le pouvoir croissant des partis et leur concurrence
normale dans un gouvernement de partis en émergence. Ils étaient cependant
également conscients des réalités de la géographie politique et savaient que le
Parlement national devait être au fait de la diversité des opinions au sein de
chaque État pour être en mesure de contribuer au nouveau Commonwealth fédéral.
Quatrièmement, le concept même de Sénat était prôné à l’origine par de nombreux
tenants du fédéralisme qui croyaient que la représentation proportionnelle
ferait de la seconde chambre une chambre distinctive des minorités. Tout comme
la représentation égale au Sénat protégerait les petits États, la représentation
proportionnelle protégerait les minorités au sein de chaque groupe de sénateurs
venant des États. Cette vision souvent oubliée du Sénat fonde, à bien des
égards, sa légitimité la plus vivace.
Les arguments en faveur du Sénat jouant le rôle de Chambre
des États se heurtent, au bout du compte, à la réalité : le Sénat est devenu
essentiellement une chambre des partis, plus particulièrement la Chambre des
partis des États. En d’autres termes, les dirigeants des partis des États
tendent à avoir la main haute sur les élections au Sénat. Ils exercent ce
pouvoir par l’intermédiaire de leur choix des personnalités dont le nom sera
inscrit sur la liste du parti de l’État. Les mécanismes électoraux actuels
permettent aux électeurs — ils les y encouragent même — d’élire les sénateurs en
souscrivant à la liste de leur parti de prédilection, y compris d’accepter
l’ordre de « préférence » de ce parti, qui, souvent, demeure secret. Le système
australien de vote préférentiel exige que les électeurs fassent part de leurs
choix. Les gens ont la possibilité de classer les candidats selon leur mérite,
dans l’ordre qu’ils souhaitent. Cependant, les partis politiques font tout pour
que les électeurs se limitent à avaliser le classement interne des candidats de
leur parti préféré.
Conséquence de l’élaboration de ces listes, le Sénat peut, du
point de vue des partis politiques, être perçu comme la Chambre des
candidats désignés. On donne aux électeurs l’occasion d’entériner les noms qui
figurent sur la liste de leur parti favori, même s’ils sont inconnus, sauf ceux
qui se trouvent au sommet. Bien entendu, on pourrait formuler des observations
semblables sur les élections à la Chambre des représentants, dans la mesure où
les électeurs ont l’habitude de voter pour un parti plutôt que pour un candidat
connu, plébiscitant ainsi les choix des responsables des partis. Toutefois, lors
des élections à la chambre basse, les électeurs tendent à voir plus de candidats
parmi le petit nombre qui est en lutte dans leur circonscription (appelée
« division » en Australie) et sont mieux à même de se faire leur propre idée du
candidat le plus qualifié pour les représenter. Ces calculs sont beaucoup plus
difficiles lors des élections sénatoriales, où les électeurs n’élisent non pas
un, mais six représentants. Ainsi, il est plus facile pour de nombreux électeurs
de faire tout simplement confiance au classement des candidats établi par leur
parti favori, ce qui illustre le pouvoir considérable des responsables des
partis dans les États, qui déterminent les candidats aux élections sénatoriales.
Des ministres au Sénat
L’actuel gouvernement Rudd est typique : le tiers de ses
ministres provient du Sénat. Il ne s’agit pas de ministres subalternes, car ce
groupe comprend (sous leur titre abrégé) le secrétaire du Cabinet, la ministre
des Changements climatiques, le ministre de l’Immigration, le ministre des
Communications, le ministre de l’Industrie et le ministre des Services sociaux.
Évidemment, la Chambre peut fait valoir qu’elle compte deux
fois plus de membres du Cabinet que le Sénat. Fait intéressant, ce rapport de
deux pour un correspond à la disposition constitutionnelle du « noyau », selon
laquelle la Chambre des représentants doit compter deux fois plus de membres que
le Sénat. Toutefois, les sénateurs peuvent décrire cette réalité de manière plus
positive, en affirmant que le nombre de ministres provenant du Sénat équivaut à
la moitié de celui des ministres originaires de la Chambre.
En ce qui concerne l’opposition, les chiffres sont
pratiquement identiques. En outre, un sixième des secrétaires parlementaires du
gouvernement (ministres de rang subalterne) provient du Sénat. Dans le cas de
l’opposition, les chiffres sont encore plus frappants : les deux tiers de ses
secrétaires parlementaires viennent du Sénat. Autrement dit, un peu moins du
tiers des 32 sénateurs ministériels occupent une charge exécutive (9 sur 32). Là
encore, les chiffres de l’opposition sont encore plus révélateurs, car un peu
moins de la moitié de ses sénateurs détiennent un poste au sein du pouvoir
exécutif fantôme (16 sur 36). Pour bien me faire comprendre, je note que presque
exactement le tiers des sénateurs remplissent des mandats au sein du pouvoir
exécutif, qu’on définit comme l’appartenance au pouvoir politique exécutif du
parti au pouvoir ou au pouvoir exécutif fantôme du « gouvernement de rechange ».
Impact sur les lois
Au lieu de présenter des données globales sur l’impact du
Sénat sur les projets de loi, je souhaite simplement opposer deux années
récentes pour mettre en relief le bilan général de l’activisme du Sénat sur le
plan législatif. Comparons 2006 à 2003, dernière année sans élections avant
l’arrivée de la rare double majorité du premier ministre Howard. Le contraste
entre les deux années est instructif.
Au départ, je fais observer qu’en général, le Sénat adopte
environ les deux tiers des projets de loi ministériels sans amendements.
L’impact du Sénat sur ces projets de loi non controversés pourrait bien être
considérable et pousser les gouvernements à prévoir les intérêts non
gouvernementaux et à modifier le libellé initial. Autrement dit, la nécessité du
consentement du Sénat suffit en soi pour dissuader les gouvernements de
présenter des projets de loi ou des dispositions qui n’ont aucune chance de
« passer au Sénat ». Les projets de loi gouvernementaux qui sont amendés, soit
environ le tiers de l’ensemble, le sont par le gouvernement plutôt que par
l’opposition. Encore une fois, de nombreux amendements ministériels découlent de
questions soulevées à l’origine par des intérêts non gouvernementaux et sont, à
ce titre, des mesures involontaires ou imposées de la part des partis
ministériels. Toutefois, d’entrée de jeu, les gouvernements obtiennent
généralement ce qu’ils veulent, ce qui n’équivaut pas à nier que beaucoup de
choses importantes pour l’opposition proviennent justement de la prise en
compte, par le gouvernement, d’intérêts qui lui sont étrangers.
La plus grande partie du temps dont dispose officiellement le
Sénat est consacrée à ce qu’on pourrait qualifier « d’affaires émanant du
gouvernement », principalement à l’adoption des projets de loi ministériels.
Depuis 2001, environ un peu plus de la moitié du calendrier du Sénat traite des
mesures d’initiative gouvernementale. Cette proportion illustre bien l’une des
fonctions fondamentales du Sénat : traiter tout ce que le gouvernement souhaite,
mais pas nécessairement selon des modalités ou avec les résultats voulus par le
gouvernement. Le Sénat a adopté, en moyenne, 165 projets de loi par année,
émanant pour la quasi-totalité du gouvernement. En moyenne chaque année,
67 projets de loi sont renvoyés à un comité sénatorial pour étude et
présentation d’un rapport. Inévitablement, ces textes suscitent des amendements;
souvent, mais pas toujours, il s’agit des recommandations initiales du comité.
Le contraste entre les deux années retenues clarifie la
situation. Certes, le bilan de 2006 ne fait apparaître aucun succès relativement
à l’un ou l’autre des 39 amendements en deuxième lecture ou « de politique »
proposés, principalement par l’opposition alors travailliste. Mais, quand on se
penche sur l’étape subséquente du processus législatif, celle du Comité plénier,
qui traite des détails du projet de loi, on découvre un bilan différent, une
preuve de la capacité et de la volonté du Sénat de modifier de nombreux projets
de loi gouvernementaux. En 2006, le Sénat a traité 218 projets de loi, dont 163
émanaient du gouvernement et dont 39 avaient été présentés par le gouvernement
au Sénat. Celui-ci a renvoyé 100 projets de loi à l’un des huit comités
permanents ou thématiques pour examen. Environ 170 projets de loi ont été
adoptés par les deux chambres, dont deux non gouvernementaux provenant du Sénat.
Le Sénat a débattu d’amendements à 72 projets de loi à l’étape du comité et a
accepté des amendements à 25 autres. De nombreux amendements ont été proposés
par le gouvernement : 360 des 390 amendements adoptés. Des sénateurs non
ministériels ont proposé 30 des 390 amendements déposés à l’étape du comité.
Enfin, 480 amendements ont été rejetés. Fait remarquable, peu d’amendements
ministériels sont rejetés; avant de les présenter, le gouvernement prépare le
terrain et fait droit à de nombreuses exigences de l’opposition. Il est
surprenant de constater à quel point il est rare que le Sénat doive tenir des
votes officiels par appel nominal.
En 2003, la charge législative a été à peu près la même : 215
lois ont été adoptées par les deux chambres, contre 218 en 2006. On observe
toutefois des différences intéressantes. Par exemple, alors qu’en 2006, un seul
projet de loi a entraîné un désaccord fondamental entre les deux chambres,
en 2003, il y en a eu 25; au lieu de 25 projets de loi adoptés avec amendements
en 2006, il y en a eu 62 en 2003. Fait le plus intéressant, une plus grande
proportion d’amendements a été adoptée à l’étape du comité : 808 des 1484
proposés. Le contraste suivant est encore plus saisissant quand on constate
qu’en 2003, on a donné suite à 17 « demandes » d’amendements présentées par le
Sénat à l’égard de projets de loi qu’il ne peut amender selon la constitution,
alors qu’aucune requête n’a été formulée en 2006.
Bien sûr, la plupart des amendements présentés au Sénat sont
le fait du gouvernement, bien qu’il y soit rarement majoritaire. Cela signifie
que le gouvernement sait analyser la situation et maîtrise la dynamique
législative.
Qu’advient-il des amendements proposés par le Sénat à la
Chambre des représentants? Dans près de 80 p. 100 des cas, la Chambre les
accepte.
Qu’en est-il des 20 p. 100 restants, que le gouvernement
rejette? Stanley Bach est le dernier des chercheurs faisant autorité sur cette
question à avoir récemment mis sous un nouveau jour le pouvoir du Sénat. Passant
en revue la dernière dizaine d’années d’amendements sénatoriaux à des projets de
loi gouvernementaux, il établit un contraste entre la proportion élevée de
modifications de ce type avec la tendance intéressante qui se dégage de la
réaction du Sénat lorsque la Chambre (c’est-à-dire le gouvernement) les refuse.
Souvent, le gouvernement campe sur ses positions et ne propose pas d’amendements
de rechange. Dans la plupart de ces cas, le Sénat cède. Et, en général, lorsque
le gouvernement propose des amendements de rechange, le Sénat cède également.
Dans plus de 90 p. 100 des cas, le Sénat ne conteste pas les amendements du
gouvernement qui passent outre aux siens ou il n’insiste pas pour que ses
propres amendements soient adoptés.
D’un point de vue parlementaire, il faut admirer une deuxième
chambre qui emporte l’appui de la première chambre à 80 p. 100 de ses
amendements. Mais, vu de Washington, perspective qu’adopte Stanley Bach pour
étudier la réalité australienne, on se demande pourquoi le Sénat ne parvient pas
à s’imposer dans les 20 p. 100 de cas restants. Il trouve des preuves d’une
regrettable réticence institutionnelle.
Conclusion
Lors d’une réunion conjointe des parlementaires australiens
en septembre 2007, le premier ministre Harper a admis faire partie des Canadiens
qui ont envie du Sénat australien.
Il a déclaré à son auditoire : « Le Sénat démontre comment
une chambre haute réformée peut fonctionner au sein de notre système
parlementaire. » J’ai des motifs de croire que cet éloge du Sénat australien
n’était pas partagé par le premier ministre australien John Howard, qui
jouissait alors de sa remarquable double victoire, une rare majorité dans les
deux chambres parlementaires. Mais le gouvernement Howard a perdu le pouvoir aux
élections de novembre 2007, il a perdu sa majorité au Sénat et, fait plus
important, il a perdu le contrôle du gouvernement. Sur un plan plus personnel,
John Howard a perdu son siège. Les commentateurs croient qu’une des raisons de
la défaite du gouvernement Howard était, paradoxalement, sa remarquable double
victoire aux élections précédentes de 2004.
Élu pour la première fois en 1996, le gouvernement Howard a
subi sa propre envie du Sénat, après avoir été incapable d’y faire adopter des
lois à toute vapeur. Bon nombre des initiatives auxquelles il tenait le plus sur
le plan des politiques, particulièrement en matière de relations de travail, ont
été contrariées par le Sénat. Parvenu à sa double victoire, le gouvernement
Howard savait que l’obtention d’un pouvoir parlementaire d’une telle ampleur ne
se reproduirait plus. C’est pourquoi il a réussi à faire voter des propositions
législatives plus audacieuses qu’il aurait été possible auparavant. Les
critiques de l’opposition ont fait valoir que le gouvernement ne disposait pas
d’un mandat pour certains de ses projets les plus lourds de conséquences, qu’il
n’avait jamais annoncés ouvertement durant la campagne électorale. La population
observait le gouvernement, qui semblait trop présumer de sa situation en
proposant un menu législatif réaménagé dans une optique plus fondamentaliste que
les programmes antérieurs. Il se peut que les électeurs aient puni le
gouvernement Howard d’avoir, entre autres erreurs perçues, abusé de son pouvoir
au Sénat pour faire fi du droit des autres partis d’être traités selon la
procédure parlementaire établie ou, du moins, pour le marginaliser.
Le nouveau gouvernement Rudd vient d’annoncer son propre
projet de réforme du Sénat. Le sénateur John Faulkner, secrétaire du Cabinet et
ministre d’État spécial, l’a révélé à une conférence sur le bicaméralisme, le
9 octobre 2008. Il a admis que la légitimité actuelle du Sénat tient moins au
bien-fondé de la constitution originelle qu’aux réformes réalisées vers la fin
des années 1940, qui ont instauré la représentation proportionnelle pour cette
chambre.
Aux propos de l’ancien premier ministre travailliste Paul
Keating, qui avait qualifié les sénateurs de « rebuts de cuisine non
représentatifs », le sénateur Faulkner a opposé son admiration ouverte des
« principes démocratiques » et son aversion non dissimulée envers le pouvoir du
Sénat de mettre des bâtons dans les roues de gouvernements démocratiquement
élus, les événements de 1975 occupant une place centrale dans le tableau qu’il a
brossé des « limitations constitutionnelles » du Sénat. Quels sont les scénarios
de réforme possibles? Tout d’abord, réduire le pouvoir du Sénat de bloquer le
vote des crédits parlementaires, comme cela s’est produit en 1975. Deuxièmement,
instaurer des mandats fixes de quatre ans dans les deux Chambres, pour que « le
Sénat traduise mieux la volonté des électeurs aux élections les plus récentes »,
au lieu du mélange actuel de trois ans pour la Chambre et de six ans pour le
Sénat.
À son avis, « le Sénat ne traduit pas le principe fondamental, démocratique,
chartiste d’une voix, une valeur ». Les pratiques australiennes peuvent changer
et le font. Même si cela peut surprendre les Canadiens, la réforme du Sénat est
toujours d’actualité en Australie.
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