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L'hon.
Claudette Tardif; Chantal Terrien
Le présent article examine de façon générale les
projets récents de réforme du Sénat lancés par le gouvernement et
s’intéresse à l’impact que ces projets pourraient avoir sur la
représentation des communautés francophones minoritaires au Sénat.
En se basant sur les fondements historiques et constitutionnels du
Sénat ainsi que sur son rôle, cette étude analyse la représentation
dont ont joui historiquement les communautés francophones
minoritaires du pays au sein de la Chambre haute. En s’appuyant sur
des comparaisons internationales avec d’autres États multinationaux
et fédéraux, les auteures proposent des pistes de réflexion quant
aux meilleurs moyens de réformer le Sénat, si cela s’impose, afin
qu’il continue à bien représenter les communautés francophones en
milieu minoritaire.
Selon Walter Bagehot, journaliste anglais qui a écrit sur le
système parlementaire britannique, « si nous avions une Chambre des communes
idéale […] il est certain que nous n’aurions pas besoin d’une chambre haute ».
Et pourtant, le Sénat canadien, instance nécessaire et utile, est aujourd’hui
probablement l’une des institutions canadiennes les moins bien comprises au
pays.
Combien de Canadiens et de Canadiennes se demandent « mais
que fait le Sénat », ou « avons-nous vraiment besoin d’un sénat et des
sénateurs » ou encore « pourquoi les sénateurs ne sont-ils pas élus, comme à la
Chambre des communes ? » Ce sont là des questions importantes qui constituent le
point de départ des débats entourant la réforme du Sénat canadien. Ce texte
examine de façon générale les fondements historiques et constitutionnels de la
Chambre haute, son rôle ainsi que les diverses suggestions de réforme et
l’impact de ces dernières sur les communautés francophones en situation
minoritaire.
Contexte présent et efforts récents de réforme
Après une absence de plusieurs années, la réforme du Sénat
refait surface et est à nouveau au menu. Le 30 mai 2006, le gouvernement a
présenté au Sénat le projet de loi S-4, qui visait à limiter le mandat des
sénateurs à une période de 8 ans. Ce texte (devenu C-19 à la session suivante) a
été étudié en profondeur par deux comités du Sénat. Lors de son passage devant
le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat le 7 septembre 2006, le
premier ministre Harper a lui-même informé le Comité que le projet de loi S-4
constituait une première étape du processus de réforme du Sénat1.
En effet, le gouvernement a présenté à la Chambre des
communes quelques mois plus tard, en décembre 2006, le projet de loi C-43
(devenu C-20 à la session subséquente). Ce texte visait la mise sur pied d’un
système électoral complet applicable à la sélection des sénateurs. À la
dissolution du Parlement en septembre 2008, le projet de loi C-20 se trouvait au
comité législatif de la Chambre des communes qui était chargé de l’étudier.
Mentionnons qu’avec ces deux projets de loi, le gouvernement fédéral espérait
apporter des modifications importantes au Sénat par voie strictement
législative. Dans le discours du Trône de novembre 2008, le gouvernement est
revenu à la charge et a fait part de son intention de déposer un projet de loi
proposant un sénat élu dont le mandat maximal des sénateurs serait de huit ans.
La présentation de ces projets de loi continueront à susciter un débat et à
soulever plusieurs questions, tant chez les parlementaires fédéraux et
provinciaux qu’au sein de la société canadienne.
Même s’il est bien de s’interroger sur les façons de
renouveler le Sénat et nos institutions de façon plus générale, il est toutefois
essentiel que ces discussions soient fondées sur une bonne compréhension de la
Chambre haute. Pour cela, il importe de revenir aux fondements historiques et
constitutionnels ainsi qu’aux rôles que les Pères de la Confédération avaient
prévus pour le Sénat. Dans le cadre des débats récents, certains enjeux sont
négligés.
Fondements historiques et constitutionnels
Dans les débats actuels, on semble oublier que, sans
l’inclusion d’une chambre haute qui soit capable de représenter et de défendre
les intérêts régionaux et les minorités, il n’y aurait pas eu de Confédération
en 1867. Comme le soulignent plusieurs auteurs (par exemple, Ajzenstat, 2003;
MacKay, 1927; Woerhling, 1992), le Sénat a été un sujet fort discuté à la
Conférence de Québec en 1864 et sur lequel les Pères de la Confédération ont eu
du mal à s’entendre2. Pour reprendre le propos de George Brown,
« [n]os amis du Bas-Canada ont accepté de nous donner une représentation en
fonction de la population à la Chambre basse à la condition expresse d’obtenir
l’égalité à la Chambre haute. Nous n’aurions pas pu avancer d’un pas si nous
avions rejeté cette condition3 ». Sans cette protection des intérêts régionaux et minoritaires,
le Québec n’aurait pas consenti à se joindre aux autres colonies.
Le sénateur Serge Joyal, dans son ouvrage Protéger la
démocratie canadienne : le Sénat en vérité, présente un résumé de l’opinion
exprimée par la Cour suprême du Canada en 1998 dans le contexte du Renvoi sur la
sécession du Québec. La Cour suprême du Canada énonce clairement dans ce
jugement les quatre principes directeurs de notre architecture constitutionnelle
: le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit,
et le respect des minorités4. Le principe du fédéralisme et le
principe du respect des minorités sont ceux qui nous intéressent davantage dans
le cadre de ce texte.
Le principe du fédéralisme
Le principe du fédéralisme anime notre structure
constitutionnelle. Comme le souligne le sénateur Joyal,
… le fédéralisme exprime la diversité de notre
fédération. C’est essentiellement la reconnaissance des différences
linguistiques, religieuses et socio-économiques qui distinguent les régions
et les provinces du Canada. Le régime fédéral du Canada a été conçu d’emblée
pour tenir compte des divers besoins, des faiblesses et des ressources des
premiers partenaires de la Confédération…
Le Sénat a fait partie intégrante du compromis de 1867 parce
qu’il était perçu, de concert avec le principe du fédéralisme, comme étant un
moyen d’accommoder les différences profondes entre les régions et les provinces
constituantes de la nouvelle fédération. Récemment, le gouvernement du Québec a
repris ce point dans le mémoire qu’il a soumis le 31 mai 2007 au Comité
sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Le
gouvernement du Québec rappelle que le Sénat « fait partie intégrante du
compromis qui a donné naissance au Canada, en 18675 ».
En outre, plusieurs politologues considèrent que le
fédéralisme est un mécanisme qui permet d’accommoder les minorités au sein d’un
État et de ses institutions. Comme l’explique Alain-G. Gagnon dans son étude
récente sur le fédéralisme asymétrique au Canada, les auteurs s’entendent
généralement pour dire que le fédéralisme correspond à une forme
institutionnelle avancée qui permet de mettre en place des pratiques
démocratiques plus élaborées et respectueuses des préférences des diverses
communautés appelées à cohabiter sur le territoire d’un État-nation donné6.
Dans le même ouvrage, François Rocher explique, pour sa part,
que « la reconnaissance et la préservation des diverses collectivités
constitutives dans le cadre de la fédération doivent se traduire par des
aménagements institutionnels spécifiques qui visent la réalisation de cet
objectif initial7 ».
Le principe du respect des minorités
Le principe du respect des minorités est un autre principe
constitutionnel fondamental défini par la Cour suprême en 1998 dans le Renvoi
sur la sécession du Québec. La décision de la Cour confirme que les droits des
minorités ont « clairement été un facteur essentiel dans l’élaboration de notre
structure constitutionnelle même à l’époque de la Confédération ».
Bien que la loi incarne un compromis ayant fait en sorte que
les provinces initiales ont convenu de se fédérer, il est important de se
rappeler que la préservation des droits des minorités a été l’une des conditions
selon lesquelles celles-ci se sont jointes à la fédération. Il s’agit du
fondement sur lequel toute la structure a été par la suite érigée. L’adoption de
la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 a confirmé cette
protection des minorités et l’a élargie. Selon le sénateur Joyal, « ces
nouvelles catégories de droits s’ajoutant à la Constitution, le rôle du Sénat au
Parlement à titre de chambre où s’expriment les droits des minorités et les
droits de la personne, a été confirmé, élargi et renforcé ».
Dans le débat actuel entourant la réforme du Sénat, on oublie
la question de la représentation des minorités au Sénat et au sein des
institutions parlementaires. Bien qu’à l’origine, comme le souligne Janet
Azjenstat, les Pères de la Confédération avaient en tête que le Sénat
protégerait la dissidence politique et le respect des droits des minorités
politiques8, notre conception de ce que constitue une minorité a
changé au fil des ans. Aujourd’hui, comme le souligne David Smith, les sénateurs
tendent à représenter les groupes de la société qui sont sous-représentés à la
Chambre des communes9, notamment les femmes, les Autochtones, les
minorités visibles et les communautés de langue officielle en situation
minoritaire. C’est d’ailleurs cette omission complète de la représentation des
minorités dans les débats actuels, et plus particulièrement celle des
communautés francophones en situation minoritaire, qui nous préoccupe.
Représentation des minorités francophones au Sénat
Le Sénat a historiquement joué un rôle important dans la
représentation des minorités linguistiques du pays, notamment dans la
représentation des francophones vivant en situation minoritaire et des
anglophones du Québec. Notons qu’en 2007, la représentation à la Chambre des
communes des députés francophones vivant en milieu minoritaire est de 4,3 p.
100, tandis qu’au Sénat, la représentation de sénateurs francophones hors Québec
est de 9,1 p. 10010. En consultant les données historiques sur les
sénateurs, on constate que les francophones en situation minoritaire ont joui
d’une représentation sénatoriale presque continue (à quelques exceptions près)
en Alberta, au Manitoba, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse
(tableau 1).
Tableau 1 :
Nomination de sénateurs francophones provenant de communautés
minoritaires, par province
Province |
Premier sénateur francophone |
Tendances |
Colombie-Britannique |
S/O |
Aucun sénateur francophone |
Alberta |
1906 |
Presque continuellement, sauf entre 1931 et 1940 et entre 1964 et 2005 |
Saskatchewan |
1931 |
Continuellement entre 1931 et 1976 |
Manitoba |
1871 |
Presque continuellement depuis 1871 |
Ontario |
1887 |
Presque continuellement depuis 1887 |
Nouveau-Brunswick |
1885 |
Presque continuellement depuis 1885 |
Nouvelle-Écosse |
1907 |
Presque continuellement, sauf entre 1968 et 1974 |
Île-du-Prince-Édouard |
1895 |
Un seul sénateur acadien, entre 1895 et 1897 |
Terre-Neuve-et-Labrador |
S/O |
Aucun sénateur francophone |
Source :
http://www2.parl.gc.ca/Parlinfo/lists/senators.aspx?Language=F&Parliament=0d5d5236-70f0-4a7e-8c96-68f985128af9
|
Le Manitoba, pour sa part, a eu une représentation presque
continue depuis 1871 (tableau 1). La Saskatchewan et l’Île-du-Prince-Édouard ont
également joui, à un certain moment, d’une représentation au Sénat.
En Alberta, à l’exception de deux périodes, soit entre 1931
et 1940 et entre 1964 et 2005, la communauté francophone a toujours compté un
représentant au Sénat, et ce, depuis 1906. Exception faite de courts
intervalles, l’Ontario a toujours eu au moins un, sinon deux sénateurs
francophones. D’illustres sénateurs francophones de l’Ontario, comme le sénateur
Napoléon-Antoine Belcourt, Gustave Lacasse et, plus récemment, Jean-Robert
Gauthier, ont été très impliqués dans la communauté francophone de l’Ontario et
dans certains des grands débats linguistiques de leurs époques respectives.
Nous pouvons constater que, même si aucun mécanisme officiel
n’oblige actuellement un premier ministre à nommer des sénateurs issus des
communautés francophones et acadienne, il y a une tradition qui existe depuis
longtemps, qui est établie et dont les francophones en situation minoritaire
sont conscients. Selon F. A. Kunz, dans son livre The Modern Senate of Canada
1923-1965, la représentation au Sénat revendiquée par les Acadiens, les
francophones de Ontario et de l’Ouest, ainsi que les anglophones du Québec
« fait partie des principes régissant les nominations »11. En effet,
comme le relate Kunz, dès les premières années après la Confédération, John A.
Macdonald jugeait qu’il était probablement souhaitable, même nécessaire,
d’accorder une représentation au Sénat à des francophones et à des Acadiens. En
consultant les données historiques, on constate que des premiers ministres
subséquents ont également jugé bon de nommer des sénateurs issus des communautés
francophones de l’extérieur du Québec. Comme l’explique Linda Cardinal dans une
étude récente sur la participation politique des minorités francophones hors
Québec, « le premier ministre du Canada, en raison de son pouvoir de nomination,
peut accroître leur participation au Sénat mais une telle mesure n’a rien de
contraignant12 ». La nomination de sénateurs francophones repose
donc, d’une part, sur la bonne volonté du premier ministre à le faire et,
d’autre part, sur la capacité des communautés francophones à influencer les
décisions politiques du premier ministre.
Comme le souligne Kunz, les communautés francophones en
situation minoritaire voyaient la nomination de sénateurs francophones comme
étant « la reconnaissance de leur importance relative dans le système social et
politique du pays »13. Le fait de nommer un sénateur francophone issu
d’une province anglophone constituait, bien souvent, un geste hautement
symbolique; cela voulait dire que la contribution et la participation des
francophones à la vie politique et économique de leur milieu était partiellement
reconnue. Voilà pourquoi les francophones en situation minoritaire ont toujours
accordé une grande importance à leur représentation au Sénat, et ce, dès le
début de la Confédération.
Contributions des sénateurs francophones
En consultant les archives d’associations provinciales
francophones14, on constate que plusieurs sénateurs francophones ont
utilisé leur position au Sénat afin de mettre en lumière de graves injustices
commises à l’endroit des communautés francophones en situation minoritaire.
Les sénateurs Belcourt et Lacasse ont prononcé plusieurs
discours au Sénat concernant la situation du français en Ontario dans la foulée
de la lutte contre le règlement 17. D’autres sénateurs, tels Jean-Maurice Simard
et Jean-Robert Gauthier, se sont, eux aussi, servi du Sénat comme tribune pour
exprimer leur mécontentement face à certaines mesures des gouvernements
provinciaux et/ou fédéral. Pendant la longue lutte contre la fermeture de
l’Hôpital Montfort à Ottawa, le sénateur Gauthier a fait des discours au Sénat
afin d’attirer l’attention de ses collègues sur la grave injustice que vivait la
communauté francophone de l’Ontario avec la fermeture proposée de son seul
hôpital d’enseignement en français.
D’autres sénateurs sont aussi intervenus sur le sujet et le
Sénat a adopté à l’unanimité, le 24 avril 1997, une motion destinée à encourager
le gouvernement fédéral et le gouvernement ontarien à trouver une solution afin
que l’Hôpital Montfort puisse rester ouvert. En 1999, le sénateur acadien
Jean-Maurice Simard a utilisé son rôle de sénateur pour faire publier un rapport
intitulé De la coupe aux lèvres : un coup de cœur se fait attendre, au
sujet de la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles.
Le Comité sénatorial permanent des langues officielles a
aussi publié plusieurs études et rapports au cours des dernières années sur des
questions d’importance pour les communautés francophones minoritaires. Pensons,
à titre d’exemples, aux études sur le rôle de l’éducation en milieu minoritaire,
les effets d’un déménagement des sièges sociaux d’une région désignée bilingue à
une région unilingue et le français aux Jeux Olympiques de Vancouver en 2010.
Le Sénat peut également jouer un rôle législatif important.
Il ne faudrait surtout pas oublier les efforts entrepris à quatre reprises par
le sénateur Jean-Robert Gauthier, efforts qui ont mené à l’adoption de
modifications importantes à la partie VII de la Loi sur les langues
officielles. Si cette partie a été renforcée et améliorée par l’adoption du
projet de loi S-3 en novembre 2005, c’est dû, entre autres, à la persévérance du
sénateur, qui voulait améliorer le sort des communautés de langue officielle en
situation minoritaire. Ainsi, même si le Sénat n’a pas toujours été en mesure
d’agir afin de protéger les droits des minorités francophones au Canada, il a
servi, et ce, dès le début, de tribune importante où les francophones pouvaient
faire valoir leurs préoccupations quant aux gestes posés par leurs
gouvernements. De plus, comme nous l’avons expliqué précédemment, les fonds
d’archives des associations francophones provinciales nous démontrent clairement
que la plupart des sénateurs francophones nommés au Sénat participaient au
développement de leur communauté et qu’ils y avaient été nommés grâce à l’appui
de celle-ci.
Élection de sénateurs – effets sur les francophones en milieu
minoritaire
Dans Le bulletin francophone de février 2007, la
Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) fait valoir « que
tout changement proposé au Sénat devrait tenir compte, entre autres, de la
représentativité des communautés de langue officielle en situation minoritaire »15.
La participation des francophones à tout débat de réforme
s’est fait très tôt. En effet, dès le dépôt du projet de loi C-60 en 1978, la
Fédération des francophones hors Québec (FFHQ, plus tard renommée la FCFA) avait
fait état de ses préoccupations à ce sujet. Comme le souligne Linda Cardinal
dans son étude récente sur la participation à la vie politique au Canada des
minorités francophones hors Québec, la FFHQ a revendiqué, notamment au cours des
débats sur la réforme de la Constitution des années 1980, la représentation
garantie de sénateurs francophones hors Québec au Sénat16. L’auteure
rappelle que la Fédération a pris part aux débats constitutionnels entourant
l’Accord du lac Meech et l’Accord de Charlottetown, afin que soient prises en
considération les préoccupations des communautés francophones et acadienne quant
à la mise en place d’un sénat élu. À la lumière des propositions que le
gouvernement actuel a mises de l’avant à la Chambre des communes et dans son
dernier discours du Trône, il importe de poursuivre la réflexion entamée
précédemment.
Les mesures proposées par le gouvernement actuel ne tiennent
nullement compte de leur impact sur la représentation des minorités, et plus
particulièrement des minorités francophones. D’ailleurs, dans sa comparution
devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat le 7 septembre 2006,
en réponse à une question d’une sénatrice du Manitoba, l’honorable Maria Chaput,
sur l’incidence de la mise en place d’un processus électif sur la représentation
des minorités, le premier ministre Harper a répondu :
C’est un débat que nous aurons à la prochaine étape. Le
gouvernement va présenter un projet de loi et je présume qu’il y aura des
discussions sur ce point. Je pense qu’il y a des façons d’encourager
l’élection d’individus qui représentent la diversité du Canada. Cependant,
la nature d’un processus d’élections est qu’on ne peut pas dicter le choix
des électeurs et des électrices17.
Ainsi, si l’on comprend bien les propos du premier ministre,
le projet d’élections sénatoriales qu’il a présenté à la Chambre des communes ne
tient aucunement compte de la représentation des francophones issus des
communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le seul politicien à
avoir mentionné qu’il y avait lieu, dans le contexte d’un projet de réforme du
Sénat, de tenir compte des préoccupations des minorités et de la dualité
canadienne a été Benoît Pelletier, ministre québécois des Affaires
intergouvernementales canadiennes. En effet, le 21 septembre 2006, lors de son
témoignage devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, il a
affirmé :
… nous [le gouvernement du Québec] avons posé quelques
balises pour une réforme éventuelle du Sénat disant : cette réforme
éventuelle du Sénat doit tenir compte, premièrement, des intérêts
spécifiques du Québec, qui sont historiques; deuxièmement, de la dualité
canadienne; et troisièmement, des intérêts minoritaires18.
Si l’on procède à l’élection de sénateurs, la représentation
des communautés francophones minoritaires risque d’en souffrir. D’abord, il y a
risque de perdre les acquis — c’est-à-dire, la représentation dont les
francophones minoritaires jouissent déjà, à moins qu’elle ne soit officialisée,
soit par une loi ou par un autre moyen. Ensuite, si, lors d’une
« consultation », les électeurs des provinces et territoires sont appelés à
choisir un ou plusieurs candidats à partir d’une liste, il n’y a aucun mécanisme
qui assure qu’il y ait des francophones parmi les candidats sans que la
communauté ne continue à exercer des pressions afin qu’il y ait un ou des
candidats francophones figurant sur la liste. De plus, si l’ensemble des
électeurs d’une province ou d’un territoire sont appelés à se prononcer quant à
leurs préférences, cela diminue l’impact que peut avoir la communauté
francophone sur le résultat final, puisqu’elle est en situation minoritaire à
l’échelle de la province.
Ainsi, comme l’explique la FCFA dans son édition de février
2007 du Bulletin francophone, le type de processus qui est actuellement
proposé pourrait faire en sorte que des sièges comme celui que détenait le
sénateur Gauthier en Ontario ne seraient pas comblés par des francophones. Il
pourrait alors y avoir de grandes pertes dans la représentation au Sénat des
francophones minoritaires. L’étude de Louis Massicotte confirme que « les
minorités de langue officielle ont peu à gagner, mais beaucoup à perdre, si le
mode de sélection des sénateurs est modifié »19. Dans les provinces
où les francophones ont historiquement joui d’une représentation, il n’y aurait
alors aucun mécanisme facilitant ou assurant une représentation adéquate des
communautés francophones. Ainsi, la question à se poser et à laquelle il faut
chercher réponse est la suivante : comment peut-on s’assurer que, dans tout
projet de réforme du Sénat, les communautés francophones en situation
minoritaire ne verront pas leurs acquis s’effriter, pour ne pas dire
disparaître? Et, d’autre part, est-il possible de faire des gains?
Mécanismes possibles de représentation
Plusieurs projets de réforme du Sénat au fil des ans ont fait
allusion ou ont proposé l’adoption d’une règle de la double majorité afin
d’assurer une protection supplémentaire à la langue française et à la culture
francophone : pensons notamment au projet de loi C-60 en 1978, au rapport
Molgat-Cosgrove, à la Commission MacDonald, au comité Beaudoin-Dobbie et à
l’Accord de Charlottetown. Le projet de loi C-60 est le projet de réforme qui a
présenté pour la première fois l’idée de compenser le déclin des francophones au
Sénat par un mécanisme de veto des parlementaires représentant les minorités
linguistiques. L’Accord de Charlottetown, pour sa part, contenait une
disposition qui prévoyait que le Sénat aurait un veto absolu sur les questions
linguistiques et culturelles et que tout projet de loi en la matière devait être
adopté non seulement par une majorité de sénateurs, mais également par une
majorité de sénateurs francophones.
Que le Sénat conserve un veto absolu pour les questions
linguistiques et culturelles et que les projets de loi soient soumis à une
double majorité au Sénat représente probablement l’un des meilleurs moyens par
lequel un sénat élu pourrait exercer une influence certaine sur les questions
linguistiques et culturelles d’intérêt pour les francophones minoritaires. Il
importerait toutefois de s’assurer qu’au minimum, la représentation actuelle des
francophones soit conservée ou possiblement augmentée. Cela viendrait compléter
la représentation majoritairement francophone du Québec, afin que la
francophonie canadienne dans son ensemble soit représentée. Ces deux mécanismes
combinés représenteraient un moyen de tenir compte du principe constitutionnel
de protection des minorités dont le sénateur Joyal parlait.
Dans un système où les sénateurs seraient élus, il serait
également nécessaire de bien délimiter les circonscriptions électorales au sein
des provinces. Cela pourrait faire en sorte que les francophones, malgré leur
situation minoritaire à l’échelle de la province, puissent possiblement exercer
une certaine influence sur les résultats électoraux. L’étude de Martin Joyal
portant sur le comportement électoral des Franco-Ontariens affirme que « les
francophones sont élus principalement dans des circonscriptions où leur seuil
est de plus de 30 p. 100 »20. Il note également que les
circonscriptions qui comprennent plus de 30 p. 100 de francophones se font plus
rares à cause de changements démographiques en Ontario. Il en est de même pour
la plupart des régions au pays. Pour les francophones du Manitoba et de
l’Alberta, une « consultation électorale » de l’ensemble de la province pourrait
signifier la perte de la représentation qu’ils détiennent actuellement.
Plusieurs pays à régime bicaméral ont établi des mécanismes
pour la représentation des minorités dans leur chambre haute. Pensons, entre
autres, au scrutin indirect ou encore à la nomination d’un nombre déterminé de
candidats, dont plusieurs pays se servent afin d’assurer une représentation
adéquate de leurs minorités linguistiques et ethniques au sein de leur chambre
haute et de leur parlement de façon plus générale. Ce sont, dans la plupart des
cas, des pays où la chambre haute est nommée ou partiellement nommée.
L’Afrique du Sud est un pays qui assure une bonne
représentation de ses minorités au sein de son parlement. En effet, selon le
rapport de 2007 de Minority Rights Group International, ce pays se classe
premier au monde au niveau de la représentation parlementaire de ses minorités.
Par exemple, les Blancs, avec 14 p. 100 de la population, occupent 29,3 p. 100
des sièges, et la plupart des autres minorités, dont les métis et les Indiens
sont surreprésentés au Parlement. Il existe aussi 11 langues officielles en
Afrique du Sud. La Constitution prévoit des mécanismes souples assurant leur
représentation équitable, en particulier celle des neuf langues indigènes, en
plus de l’afrikaans et de l’anglais. Grâce à une politique active d’inclusion
des minorités linguistiques et ethniques après l’abolition du régime
d’apartheid, le Parlement sud-africain est devenu le parlement le plus
représentatif au monde sur le plan ethnique.
Un mode de scrutin tel que la représentation proportionnelle
constitue l’un des moyens possibles à considérer afin d’assurer une
représentation adéquate des communautés francophones en situation minoritaire au
Sénat. Toutefois, une nuance importante s’impose. La représentation
proportionnelle garantit d’abord la représentation des partis minoritaires.
Ainsi, la présence des minorités linguistiques ne serait pas nécessairement
assurée. Cela dépendrait des choix effectués par les partis au niveau de la
présentation des candidatures.
Ce que l’on remarque en examinant les mécanismes de
représentation des minorités dans d’autres pays, c’est qu’il s’agit soit de
systèmes mixtes (c’est-à-dire d’une combinaison de sénateurs nommés et élus),
soit d’un système de représentation proportionnelle. En consultant l’édition
2007 du document State of the World’s Minorities publié par Minority
Rights Group International, on constate qu’une majorité des régimes bicaméraux
du monde où il y a une représentation assurée aux minorités à la chambre haute
utilisent une forme quelconque de représentation proportionnelle. Cependant, au
Canada, nous avons vu qu’il n’y a pas beaucoup d’appui pour un changement dans
ce sens. La Colombie Britannique et, dernièrement, l’Ontario ont rejeté par voie
référendaire des changements semblables à leur système électoral. Il y a
également certains pays qui utilisent un système de scrutin préférentiel ou qui
nomment partiellement une partie de la chambre haute. Ce sont sans doute des
options à étudier de près afin d’essayer d’influencer le débat entourant les
projets de loi sur la réforme du Sénat.
Conclusion
Ce qu’il importe de retenir de ces quelques exemples est
qu’il existe certains mécanismes dont les communautés francophones en situation
minoritaire pourraient s’inspirer et qu’elles pourraient adapter à leurs besoins
de représentation au Sénat. Cependant, comme l’ont fait valoir les premiers
ministres du Québec et de l’Ontario dans un article de la Presse canadienne daté
du 27 novembre 2007, ce type de changement fondamental au Sénat doit se faire en
consultation avec les provinces et ne peut pas être entrepris par le
gouvernement fédéral seul. D’ailleurs, l’Assemblée nationale du Québec a, le 7
novembre 2007, adopté à l’unanimité une résolution réaffirmant que toute
modification au Sénat canadien ne peut se faire sans le consentement du
gouvernement du Québec et de l’Assemblée nationale.
De plus, comme l’a démontré notre étude, il existe une
convention selon laquelle les communautés francophones minoritaires de plusieurs
provinces ont presque toujours joui d’une représentation au Sénat. Non seulement
ces communautés ont-elles été représentées à la Chambre haute, mais elles ont
aussi eu en plusieurs sénateurs de grands défenseurs de leurs droits et de leurs
causes. Ceci dit, le projet de réforme sous sa forme actuelle pourrait nuire à
la représentation des communautés francophones minoritaires au Sénat. Voilà
pourquoi il importe de réfléchir plus profondément aux conséquences négatives
qu’une réforme menant à un sénat élu risquerait d’avoir sur la représentation
des minorités. Soumises à une telle réforme, les minorités francophones
risqueraient de perdre des acquis importants, acquis qui ont été à la base de
notre structure constitutionnelle depuis la formation de notre pays. Comme le
dit si bien David Smith,
En termes simples, ils [les réformateurs] placent la charrue
devant les bœufs. Ils essaient de remanier l’institution sans avoir étudié au
préalable le système de valeurs que sous-tend la Constitution, sans avoir tenu
compte des répercussions qu’aurait une réforme du Sénat sur la structure
juridico-politique existante, et sans même avoir défini l’objectif ultime de
leurs efforts. Stratégie qui n’a que très peu de chances d’améliorer le
fonctionnement du Sénat et qui risquerait en fait d’aggraver les choses21.
Ainsi, avant de procéder à une réforme à la pièce ou en
profondeur du Sénat et de nos institutions parlementaires, il importe de se
poser quelques questions afin d’éviter que les minorités francophones ne voient
leur acquis fondre au soleil. Comme le souligne David Smith ci-dessus, il faut
analyser toute réforme du Sénat en tenant compte de l’ensemble des institutions
parlementaires et des valeurs qui les sous-tendent, sans quoi certaines parties
de la population canadienne, notamment les minorités francophones, risquent de
se retrouver avec des institutions qui ne reflètent pas leur réalité ni leurs
préoccupations.
Notes
1. Le très honorable Stephen Harper. Canada. 2006.
Délibérations du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat. Le 7
septembre 2006, fascicule no 2, p. 8.
2. José Woehrling. 1992. « Les enjeux de la réforme du
Sénat canadien », Revue générale de droit, vol. 23, no 1,
p.84. Voir aussi Janet Azjenstat. 2003. « Le bicaméralisme et les
architectes du Canada : les origines du Sénat canadien », dans Serge Joyal,
dir., Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité,
Montréal, McGill Queen’s University Press.
3. Cette affirmation de George Brown est citée dans
l’ouvrage de Robert A MacKay. 1927. The Unreformed Senate of Canada,
Toronto, Carleton Library, p. 38.
4. Serge Joyal. 2003. « Le Sénat : une incarnation du
principe fédéral », dans Serge Joyal, dir., Protéger la démocratie
canadienne : le Sénat en vérité, Montréal, McGill Queens University
Press, p. 291.
5. Gouvernement du Québec. 2007. Mémoire du
gouvernement du Québec concernant les projets législatifs fédéraux sur le
Sénat, déposé devant le Comité sénatorial permanent des affaires
juridiques et constitutionnelles, 31 mai 2007, p. 8.
6. Alain-G. Gagnon. 2006. « Le fédéralisme asymétrique au
Canada », dans Alain-G. Gagnon, dir., Le fédéralisme canadien
contemporain : Fondements, traditions institutions, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, p. 289.
7. François Rocher. 2006. « La dynamique Québec-Canada ou
le refus de l’idéal fédéral » dans Alain-G. Gagnon, dir.,
op. cit.,
p. 97.
8. Janet Azjenstat, op. cit., p. 3.
9. David E. Smith. 2003. « L’adaptation possible du
Sénat, sans avoir à réformer la Constitution », dans Serge Joyal, dir.,
Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, Montréal, McGill
Queens University Press, p. 260.
10. Linda Cardinal. 2007. La participation des
minorités francophones hors Québec à la vie politique au Canada : comment
combler le déficit démocratique?, Ottawa, p. 7.
11. F.A. Kunz. 1965. The Modern Senate of Canada,
1923-1965, Toronto, University of Toronto Press, p. 47.
12. Linda Cardinal, op. cit., p. 6.
13. F.A. Kunz,
op. cit., p. 46.
14. Voir le Fonds d’archives de l’ACFA, Provincial
Archives of Alberta (PAA), ACFA, La représentation franco-albertaine au
Sénat, correspondance et documentation, 1936-1968 (PR.1980.0226/204 box 11).
Voir aussi le Fonds d’archives de l’ACFEO, disponible au Centre de recherche
en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa.
15. FCFA. 2007. « Vers une réforme du Sénat : de quoi
inquiéter la FCFA », Le bulletin francophone, Ottawa, vol. 17, n°1
(février 2007), p. 3.
16. Linda Cardinal. op. cit., p. 12.
17. Le très honorable Stephen Harper, op. cit., p.
19.
18. Benoît Pelletier. Canada. 2006. Délibérations du
Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat. Le 21 septembre 2006,
fascicule no 5, p. 96.
19. Louis Massicotte. 2007. Les répercussions
possibles d’un sénat élu sur les minorités de langues officielles du Canada,
Washington, 6 mars 2007, p. 17. Étude réalisée pour le Commissariat aux
langues officielles.
20. Cité dans Linda Cardinal, op. cit., p. 12.
21. David E. Smith, op. cit., p. 247.
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