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Evan Sotiropoulos
Lun des problèmes de la démocratie parlementaire canadienne réside dans
la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre et dans
lemprise du Cabinet du premier ministre (CPM) sur le Parlement. Le présent
article recense quelques-unes des raisons à lorigine de la faiblesse de
la Chambre des communes face au premier ministre, puis sattarde au rôle
de contrepoids que pourrait jouer un sénat réformé dans un système où le
premier ministre a réussi à damer le pion à lexécutif.
Dans une démocratie représentative, les citoyens élisent des « représentants »
qui, en théorie, se réunissent dans un même lieu pour effectivement
débattre
des politiques gouvernementales. Même sil nest pas rare que lexercice
de la politique soit déconnecté de la théorie, lactuel fossé entre les
deux devrait inquiéter lensemble des Canadiens. Les élections nationales
étant de plus en plus axées sur la personnalité des chefs de partis, la
plupart des candidats subordonnent leurs aspirations politiques à celles
de leur parti dans lespoir de se faire élire au Parlement. Lorsque les
fauteuils verts sont attribués à Ottawa, on sattend donc à ce que suivant
la théorie de lex-premier ministre Brian Mulroney leurs occupants « chantent
tous à lunisson ». La pratique britannique des 20 dernières années témoigne
dun déclin constant de la discipline de parti, au point que même le gouvernement
conservateur majoritaire des années 1980 a essuyé plusieurs défaites législatives1.
À lopposé, la rigueur de la discipline de parti au Canada comporte de
nombreux effets néfastes, notamment en nuisant à la capacité découte des
élus2. Comme la dissension est déconseillée et que les politiciens aux
fortes ambitions forment habituellement une équipe homogène, le centre
peut exercer énormément dinfluence sur les députés darrière-ban. Par
tradition, la solidarité au sein du Cabinet et la discipline de parti font
partie intégrante des démocraties parlementaires de type britannique, mais
la tradition doit-elle servir de prétexte pour restreindre le débat et
empêcher les élus de remettre en question certaines conclusions et même
de participer aux décisions?
Il est consternant pour les députés de constater que « les critères servant
à déterminer ce qui constitue une défaite gouvernementale sont vagues et,
par conséquent, flexibles [...] [puisque] nul enjeu important néchappe
aux tractations »3.
Les gouvernements libéraux notamment les trois dirigés par Jean Chrétien
ont souvent réduit les députés darrière-ban au silence en faisant de
différents projets de loi non financiers des questions de confiance. Le
chaud débat au sujet de la limitation de lindemnisation à verser aux victimes
de lhépatite C illustre bien lemprise du whip de parti. Sentant le vent
souffler de son côté, le Parti réformiste avait présenté une motion pour
obliger le gouvernement à indemniser toutes les victimes; contre toute
attente, Chrétien déclara que la motion en était une de confiance, malgré
le fait quil nétait nulle part question, dans son libellé, de désavouer
le gouvernement4. De surcroît, alors que son mandat tirait à sa fin, le
premier ministre a décrété que le projet de loi-cadre visant à modifier
la Loi électorale du Canada serait considéré comme une question de confiance,
ce qui constitue un autre recours extrême à la discipline de parti. Malgré
quelques tentatives pour institutionnaliser le vote de parti selon le modèle
britannique (trois catégories de votes), Paul Martin ordonna à de nombreux
députés de son caucus de suivre la ligne de parti sur des questions dordre
moral, comme lors du vote sur le mariage homosexuel. Pendant son court
mandat comme premier ministre, il a fait très peu pour rendre le système
moins tributaire du degré daccès au centre de décision politique ou des
« connaissances au CPM ».
Dans un système parlementaire, il est essentiel que le parti au pouvoir
conserve la confiance de la Chambre. Étant donné que les députés votent
habituellement suivant les directives de leur parti, cette pierre angulaire
de la démocratie canadienne est constamment renforcée. Grâce à lappui
constant de ses députés, le gouvernement peut diriger les affaires de lÉtat
sans être trop inquiété. Du côté de lopposition, un caucus discipliné
permet doffrir une solution de rechange unie et cohérente au public. La
question à résoudre est la suivante : est-il possible dassouplir la discipline
de parti tout en permettant au premier ministre de gouverner efficacement
et en respectant la notion de gouvernement responsable? Lusage britannique
« montre que la discipline de parti peut être assouplie [
] sans trop sécarter
des principes du gouvernement parlementaire responsable »5. Privés de pouvoirs
réels, les députés ministériels darrière-ban nont dautre choix que de
simplement chercher à influencer la prise de décisions, car la discipline
de parti les prive de leur seul véritable moyen de pression voter contre
le gouvernement. Leur capacité de garder lappareil exécutif à lil sen
trouve, du même coup, réduite. Déçus par leur impuissance à influencer
lélaboration des politiques, bien des députés fédéraux voient la Chambre
des communes comme une brève escale au cours dune longue carrière.
Le député de passage
Le fort taux de roulement chez les députés empêche la création dune mémoire
institutionnelle, condition essentielle pour pouvoir surveiller adéquatement
et, au besoin, réfréner les mesures gouvernementales. Beaucoup pensent
que « lamateurisme la prépondérance de carrières parlementaires courtes
et interstitielles se trouve au nombre des facteurs qui ont privé la
Chambre des communes dun bassin de députés dévoués et expérimentés capables
de contester le pouvoir du Cabinet »6. De nos jours, la plupart des électeurs
nenvoient pas à Ottawa des spécialistes, mais plutôt des généralistes
qui nont ni les compétences ni lexpérience nécessaires pour sacquitter
des fonctions dun parlementaire. Nous en avons dailleurs une confirmation
dans la façon dont est perçu le rôle des députés dans le processus décisionnel.
En effet, dans un sondage réalisé par le Forum des politiques publiques
en octobre 2000, au-delà de 500 hauts fonctionnaires fédéraux ont classé
les députés de la Chambre des communes à lavant-dernier rang pour ce qui
est de la capacité dinfluencer les politiques7.
Il y a des décennies,
Norman Ward soutenait déjà que « la plupart des députés, loin dêtre des
législateurs adoptant des lois avec la compétence née de lexpérience,
ne sont là quen transition »8.
Lélection charnière de 1993 et la 35e législature qui en a résulté font
ressortir le problème du député de passage. Après leffondrement du Parti
progressiste-conservateur (PC), Jean Chrétien et les membres de son cabinet
étaient à peu près les seuls députés à avoir une véritable expérience de
la Chambre. Les membres de lexécutif, notamment les grosses pointures
comme Herb Gray et Lloyd Axworthy, comptaient, en moyenne, huit ans dexpérience
parlementaire fédérale, soit léquivalent de deux mandats complets, tandis
que les députés de lopposition avaient à peine un an dexpérience à leur
actif9.
Bref, « ce déficit dexpérience a été déterminant, au sens où les
nouveaux députés étaient, tout simplement, incapables de demander des comptes
du gouvernement ». La structure complexe de lÉtat et les nombreuses subtilités
du fonctionnement quotidien de la Chambre exigent en effet quon sappuie
sur une longue expérience pour obliger efficacement le gouvernement à rendre
des comptes. Lactuelle 39e législature est constituée, en grande partie,
de parlementaires néophytes : en effet, plus dun cinquième des députés
comptent moins de deux ans dexpérience, et environ la moitié dentre eux
possèdent environ trois ans dexpérience.
En Grande-Bretagne, comme la plupart des députés nouvellement élus au Parlement
ne sont jamais nommés au Cabinet, beaucoup dentre eux plutôt que de
convoiter un portefeuille ministériel deviennent defficaces membres
de comités et de dynamiques représentants de leur circonscription. La réalité
politique de lautre côté de lAtlantique laisse aux élus de nombreuses
années pour développer leurs compétences de chiens de garde. Inexpérimenté
et impuissant à se libérer du joug de la discipline de parti, le député
canadien doit, pour sa part, composer avec un autre obstacle lorsque vient
le temps de tenir le gouvernement fédéral responsable : la multiplicité
des engagements de celui-ci.
Trop de lièvres à courir
Au milieu du XXe siècle, le Cabinet fédéral était constitué denviron vingt
ministres. Récemment, MM. Mulroney, Chrétien et Martin ont dirigé des Cabinets
deux fois plus imposants. Laugmentation du nombre de portefeuilles de
ministres a accru dautant la taille de la bureaucratie fédérale. De plus,
si lon fait abstraction des frais de la dette publique, les dépenses de
programmes du gouvernement fédéral ont totalisé au-delà de 175 milliards
de dollars au cours de lexercice 2005-2006. Lélargissement des responsabilités
gouvernementales a fait en sorte que le simple député est moins bien préparé
à intervenir pour réduire linfluence dun CPM omniprésent. Elle est bel
et bien révolue « lépoque où la Chambre des communes mettait efficacement
à profit le processus dexamen budgétaire pour passer au peigne fin les
plans du gouvernement et établir des lignes directrices assurant la reddition
de comptes »10.
Comme « il est rare que des questions de gestion fassent perdre ou gagner
des élections »11, le contexte politique au Canada nincite pas les élus
à faire de lévaluation des prévisions budgétaires leur principale priorité.
Lopposition est constamment à laffût derreurs de calcul embarrassantes
(p. ex., le fiasco du registre des armes à feu) ou derreurs administratives
(p. ex., le « cafouillage » des subventions et contributions à DRHC, qui a
fait couler tant dencre), mais elle voit peu davantages politiques à
examiner comme il se doit darides prévisions de dépenses.
Linexpérience de la plupart des députés et les innombrables autres engagements
inhérents à la vie publique laissent craindre que la Chambre des communes
demeure à jamais impuissante à faire contrepoids à la concentration du
pouvoir dans le contexte politique canadien. Même si les médias, les tribunaux
et les mandataires du Parlement, comme la vérificatrice générale, assurent
en partie la surveillance de lexécutif, aucun deux ne possède dassise
politique légitime. Malheureusement comme nous lavons vu plus haut ,
ceux qui possèdent une telle assise sont incapables den tirer parti. Comme
la écrit Robert Stanfield, ancien chef de lopposition officielle et premier
ministre de la Nouvelle-Écosse, « le contrôle parlementaire du gouvernement
nest pas efficace et on voit difficilement comment il pourrait lêtre
en raison de la vaste portée des activités gouvernementales »12. Un sénat
élu ferait écho à une décision « sans précédent » de la Cour suprême du Canada.
Dans
Canada (Chambre des communes) c. Vaid, « la Cour a statué que la fonction
principale du Parlement était dexiger des comptes du gouvernement »13.
Il serait difficile dimaginer quune seule chambre ne fonctionnant même
pas à sa pleine capacité puisse sacquitter de ce mandat. Pour sen convaincre,
quon songe seulement aux députés peu sûrs deux-mêmes sur le plan politique
qui consacrent peu de temps à lapprofondissement de leur connaissance
des enjeux nationaux14. Cest pourquoi une réforme du Sénat simpose pour
lui donner un mandat clair au sein du Parlement.
Le bicaméralisme et le Sénat canadien
Linfluence de la Grande-Bretagne, ajoutée aux clivages observés dans la
société canadienne, a ouvert la voie à la création dune deuxième chambre
pour assurer une représentation régionale uniforme. Le système bicaméral
en vigueur au Canada existe dans tous les autres États fédéraux puisque
chaque fédération existante est dotée dun type quelconque de chambre haute.
Au-delà de cette généralisation, le Sénat du Canada se particularise du
fait quil ne reconnaît pas dentités précises (à savoir des provinces
ou des territoires), mais divise plutôt le pays en régions.
Politiquement relégué au second plan par rapport à la Chambre des communes,
le Sénat a néanmoins conservé sa raison dêtre par le passé.
Il est arrivé que les postes les plus en vue au Cabinet, dont celui de
premier ministre, soient occupés par des sénateurs. Dans le premier cabinet
de Macdonald, cinq des treize ministres étaient sénateurs. En 1983, le
gouvernement Trudeau a confié à un comité spécial du Sénat la responsabilité
dexaminer la mesure législative controversée devant donner naissance au
Service canadien du renseignement de sécurité. De même, sous la direction
dAllan MacEachen, le Sénat à prédominance libérale a soulevé lire du nouveau
gouvernement progressiste-conservateur, en 1984-1985, lorsquil a refusé
dadopter un important projet de loi portant pouvoir demprunt jusquà
ce quun budget des dépenses en bonne et due forme soit déposé au Parlement.
Le projet de loi en question a fini par obtenir la sanction royale, mais
le Sénat a néanmoins exercé son pouvoir constitutionnel dexaminer indépendamment
les mesures législatives émanant de la Chambre. La légitimité du Sénat
sest quelque peu érodée au XXIe siècle, ce qui a réduit dautant limportance
de son rôle. Par exemple, lorsque la majorité libérale au Sénat a récemment
menacé de bloquer ladoption du deuxième budget du ministre des Finances
conservateur, Jim Flaherty, le chef libéral, Stéphane Dion, a instruit ses
collègues sénateurs daccélérer au contraire son adoption.
Même si elle recommande souvent des améliorations techniques à apporter
aux projets de loi, la chambre haute ne peut opposer son veto à des mesures
législatives mal inspirées que la Chambre des communes est déterminée à
faire adopter, puisquelle fonctionne dans un vide politique et cède habituellement
le pas à la chambre élue. Les bénéfices dun second examen objectif ont
motivé, à lorigine, ladoption dun système bicaméral au Canada. Les auteurs
du Fédéraliste (The Federalist Papers), par exemple, se sont dits favorables
à lexistence dun sénat, dans loptique de la doctrine des freins et contrepoids
de Madison. Ainsi, lavis du Sénat américain peut être sollicité et son
consentement est obligatoire relativement à certaines nominations gouvernementales,
notamment pour les postes au Cabinet et ceux des juges de la Cour suprême.
De plus, le Sénat doit approuver les traités internationaux, doù la possibilité,
pour les sénateurs, dexercer un contrôle sur certaines décisions de lexécutif.
Les principaux détracteurs des secondes chambres aux XVIIIe et XIXe siècles
nauraient sans doute jamais pu imaginer lampleur des enjeux politiques
auxquels sont confrontés les gouvernements de nos jours. Un vaste éventail
de sujets, allant des droits de propriété intellectuelle à la lutte contre
le terrorisme, en passant par la protection de lenvironnement et le libre-échange
mondial, par exemple, appellent lintervention dune seconde « chambre dexamen »
constituée de parlementaires expérimentés et indépendants desprit.
De cette façon, les enjeux stratégiques complexes sont examinés en profondeur
et gérés de manière à procurer les plus grands avantages à la société.
Avant de sattarder au rôle quaurait un sénat élu pour inciter le gouvernement à modifier une mesure législative, il importe de jeter un coup dil à
son rôle comme protecteur des intérêts régionaux (c.-à-d. provinciaux).
Le Sénat comme protecteur des intérêts des provinces
Lune des deux principales fonctions dune chambre haute consiste à représenter
les différents territoires dune fédération et, partant, à protéger les
communautés minoritaires. Il suffit dexaminer le contexte canadien pour
se convaincre de lincapacité flagrante du Sénat de sacquitter de ce rôle.
Comme « [i]l est certain que les gouvernements provinciaux nont pas considéré
le Sénat, et ne le considèrent toujours pas, comme un important moyen de
reconnaître les pouvoirs des provinces »15, les débats futurs sur la réforme
de la seconde chambre ne devraient pas être axés sur la représentation
régionale. Il existe actuellement, à lintérieur de la fédération, une
multitude de mécanismes officiels et officieux auxquels peuvent recourir
les provinces pour régler leurs différends. Les ambitieuses tentatives
du premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Danny Williams, pour obtenir
de nouvelles concessions économiques de la part dOttawa en témoignent.
Ainsi, Williams a fait pression sur le premier ministre Martin notamment
en retirant les drapeaux canadiens des édifices provinciaux pour quil
accepte de soustraire au calcul de la péréquation les redevances des ressources
extracôtières de la province. Le premier ministre, dont la province ne
représente quune faible proportion (1,5 %) de la population canadienne,
continue dêtre une épine au pied de lactuel occupant du 24, promenade Sussex.
La capacité de Williams dobtenir des concessions financières de la part
dOttawa témoigne de lascendant politique que peuvent exercer les élus
provinciaux dans leurs différends avec le gouvernement fédéral, même en
labsence dune seconde chambre qui les appuie.
Puisque larchaïque Sénat actuel sest rarement fait le champion des droits
provinciaux, la situation ne devrait guère changer avec un sénat élu.
Comme nous lavons déjà dit, le système décentralisé du fédéralisme canadien
met les provinces à labri dinjustices excessives.
La formule de péréquation, le pouvoir économique que confèrent aux provinces
la production accrue et la vente de ressources naturelles, la représentation
provinciale au Cabinet fédéral, la tenue régulière de conférences des premiers
ministres et de conférences ministérielles fédérales-provinciales, de même
que la création, en décembre 2003, du Conseil de la fédération (outre lexistence
dalliances provinciales comme la Conférence des premiers ministres de
lOuest et le Conseil des premiers ministres de lAtlantique), savèrent
être autant de dispositions qui contribuent à protéger les intérêts des
provinces.
Pour éviter une nouvelle crise constitutionnelle, on ne devrait pas gaspiller
trop de capital politique à essayer de faire du Sénat un véritable gardien
des intérêts provinciaux. Au lieu de sengager dans des disputes interminables,
les premiers ministres provinciaux devraient plutôt soutenir les efforts
visant la mise en place dun sénat efficace qui dispose de la légitimité
politique nécessaire pour peaufiner les projets de loi et faire contrepoids
au pouvoir du premier ministre. Il serait alors plus facile daméliorer
les mesures législatives, ce qui obligerait lexécutif à mieux prendre
en compte les besoins des provinces. Cest précisément cette question que
nous allons maintenant aborder, à savoir le rôle probable dun sénat élu
dans un processus délaboration des politiques qui soit mieux adapté aux
besoins.
Un sénat fort
On ne peut envisager une certaine réforme du Sénat ni, par conséquent,
la modification du mode dinteraction entre les deux chambres du Parlement
indépendamment du processus traditionnel délaboration des politiques.
Un processus très structuré comporte de nombreuses étapes et prête le flanc
à la domination du premier ministre particulièrement dans le cas dun
gouvernement majoritaire , le Sénat en étant réduit à sanctionner officiellement
les mesures législatives proposées. Pour les raisons indiquées précédemment,
la plupart des députés qui consacrent presque la moitié de leur temps
au travail de circonscription (Docherty 1997) ne possèdent pas les compétences
nécessaires pour bien évaluer les projets de loi qui leur sont soumis.
Lex-leader du gouvernement au Sénat, Sharon Carstairs, affirme à juste
titre quune fois élus, les sénateurs jouiraient de la même autorité morale
que celle actuellement conférée aux députés16.
Le Sénat pourrait sappuyer sur sa légitimité acquise grâce à lélection
au suffrage populaire pour évaluer les projets de loi émanant de la Chambre
et, plus important encore, proposer des modifications quil serait difficile
de prendre à la légère ou de critiquer sous prétexte quelles sont le fait
de sénateurs non élus et non tenus de rendre des comptes.
Dans un document de travail publié en juin 1983, le ministre de la Justice
de lépoque, Mark MacGuigan, soutenait que le « second regard » du Sénat savérait
plus que jamais nécessaire, étant donné la complexité croissante des mesures
législatives proposées par le gouvernement et la plus stricte limitation
du temps de parole à la Chambre des communes. Près dun quart de siècle
plus tard, les membres du CPM étant devenus plus puissants et ne se consultant
quentre eux, cette observation semble plus que jamais dactualité. Ce
« second regard » nest toutefois possible quavec des sénateurs élus et,
partant, habilités à exercer leurs vastes pouvoirs constitutionnels.
Différentes raisons peuvent donner lieu à ladoption rapide de mesures
législatives, de sorte quun sénat aguerri jouerait un rôle de surveillance
utile face à lexécutif à la Chambre des communes. Par exemple, après les
tragiques attentats terroristes du 11 septembre 2001, le premier ministre Chrétien
a fait adopter à toute vapeur la Loi antiterroriste par la Chambre des
communes et le Sénat. Patrick Monahan, doyen de lOsgoode Hall Law School,
soutient que ce texte de loi adopté à la va-vite a été controversé dès
le début et quil contient une définition inadéquate du terme « terrorisme ».
Après un houleux débat, la Chambre des communes sest prononcée, en février,
contre la prolongation de deux mesures controversées prévues dans la loi
initiale. Ce qui est très à propos dans le cas qui nous occupe, cest que
le Sénat nommé à prédominance libérale a produit un rapport demandant instamment
la prolongation des deux mesures en question. Ce rapport est resté lettre
morte, mais, si une telle recommandation avait été formulée par un sénat
élu, ses membres nauraient sans doute pas toléré de la voir ainsi ignorée.
Plutôt que de simplement seffacer devant la chambre élue, des sénateurs
jouissant de la même autorité morale auraient pu défendre plus farouchement
leur point de vue et, peut-être, susciter de nouvelles discussions au sein
du Parlement. La Loi fédérale sur la responsabilité projet de loi C-2
constitue un autre exemple de mesure législative potentiellement problématique
que le Parlement a adoptée à la hâte. Impatient de donner suite à lune
de ses priorités électorales, le gouvernement conservateur na pas accordé
suffisamment de temps pour débattre dun projet de loi dune aussi vaste
portée.
Par contre, libéré des contraintes de temps ou du sectarisme politique
excessif qui caractérise les débats à la Chambre, un sénat élu serait en
mesure dexaminer comme il se doit les mesures législatives et dinsister
pour faire adopter les changements nécessaires, si lexécutif espère donner
suite à son programme politique.
Jusquici, nous nous sommes attardés à la nécessité dune réforme du Sénat
pour combler le vide parlementaire qui permet au premier ministre de gouverner
sans faire lobjet dun contrôle suffisant. Dans le contexte canadien
et pour les raisons précédemment énoncées , il serait superflu de disposer
dune chambre haute élue chargée de protéger les intérêts régionaux ou
provinciaux. Nous allons donc maintenant examiner quelques propositions
de réforme susceptibles de faciliter la transition vers un sénat élu capable
de garder le gouvernement à loeil.
Un sénat amélioré à la canadienne
La mise en uvre dune réforme électorale denvergure est une entreprise
complexe pouvant avoir des conséquences inattendues. Par exemple, la réforme
électorale adoptée au Japon au début des années 1990 na pas produit les
résultats escomptés, puisquelle a, au contraire, permis au puissant Parti
libéral démocrate de remonopoliser le pouvoir politique. La difficulté
de prévoir les effets possibles dune réforme institutionnelle en particulier
en ce qui concerne larchaïque Sénat canadien ne constitue toutefois
pas une raison suffisante pour refuser à la population le droit denvoyer
à la chambre haute des parlementaires efficaces capables dexercer une
surveillance cruciale sur lexercice du pouvoir par le premier ministre.
Quatre variables applicables à la réforme du Sénat sont examinées ci-dessous :
nous avons tenté de maintenir un équilibre entre la nécessité dune chambre
législative efficace et le respect des principales traditions politiques
du Canada.
Le « grand compromis » adopté à Philadelphie en 1787 accordait aux États
une représentation égale sans égard à leur population et permettait
ainsi la naissance de lunion des États. Plus de 200 ans plus tard, les
36 millions dhabitants de la Californie jouissent de la même représentation
au Sénat que les 515 000 résidants du Wyoming. Une telle solution est politiquement
inacceptable au Canada : il est peu probable, en effet, quun premier ministre
du Québec accepte que sa province ait la même représentation au Sénat que
lÎle-du-Prince-Édouard.
Contrairement au Sénat à représentation égale proposé dans lAccord de
Charlottetown17, la suggestion qui suit permet dassurer une certaine symétrie,
tout en respectant la répartition de la population au Canada. Par ailleurs,
il importe que toute proposition concernant la répartition des sièges au
Sénat corrige la sous-représentation des provinces de lOuest. Le tableau 1
recommande donc lattribution de 107 sièges à la chambre haute suivant un
modèle à quatre volets.
Dans le rôle envisagé ici pour le Sénat, nous estimons peu probable quun
seul parti contrôle les deux chambres du Parlement, car nous présumons
que lactuel système uninominal majoritaire à un tour ne servirait pas
pour répartir les sièges dans une chambre haute élue. Campbell Sharman souligne
le rôle joué par les petits partis et les sénateurs indépendants en Australie,
lesquels, parce quils détiennent la balance du pouvoir, améliorent le
processus législatif « résultant directement de ladoption de la RP »18.
Par conséquent, nous nous garderons de recommander une méthode précise
délection, sauf à dire que lune des nombreuses variantes de la RP serait
utilisée pour le choix des sénateurs au Canada.
Étant donné que la responsabilité du gouvernement ne relèverait que de
la Chambre des communes, le Sénat devrait être en mesure de modifier ou
de rejeter toutes les propositions de mesures législatives, y compris les
projets de loi de finances. Le gouvernement nayant pas besoin de conserver
la confiance de la chambre haute, la logique de la discipline de parti
disparaît et tous les votes au Sénat deviennent des votes libres. Cela
élimine lune des contraintes imposées aux députés darrière-ban et le
Sénat jouit de la souplesse nécessaire pour surveiller lexécutif. Les
impasses législatives seraient dénouées soit en accordant une préséance
à la Chambre des communes moyennant une majorité extraordinaire (p. ex.,
une majorité des deux tiers), soit en prévoyant la tenue de séances conjointes
des deux chambres. Dans ces circonstances, le premier ministre serait plus
sensible au climat politique et ne pourrait simplement dominer tout le
processus délaboration des politiques. Par ailleurs, le principe de gouvernement
responsable serait maintenu, mais dans un contexte de plus grande collaboration.
La durée du mandat constitue une variable importante pour un certain nombre
de raisons. Étant donné quil y a habituellement un fort taux de roulement
chez les députés, les parlementaires de la chambre haute doivent posséder
lexpérience et la mémoire institutionnelle nécessaires pour maintenir
la pression sur le premier ministre. En conséquence, il est recommandé
que les sénateurs soient nommés pour un mandat non renouvelable de huit
ans, soit léquivalent de deux législatures. À linstar du modèle américain,
la moitié des membres de la deuxième chambre serait élue à tous les quatre
ans, en même temps que les élections à la Chambre qui se tiennent maintenant
à date fixe. Comme leur mandat ne serait pas renouvelable, les sénateurs
ne seraient pas préoccupés par la nécessité de se faire réélire et pourraient
donc consacrer beaucoup de temps à leur travail dexamen législatif.
Tableau 1
Proposition concernant la répartition des sièges au Sénat
Volet un |
16 sièges |
Ontario, Québec |
Volet deux |
12 sièges |
Colombie-Britannique, Alberta |
Volet trois |
8 sièges |
Manitoba, Saskatchewan, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve-et-Labrador, Île-du-Prince-Édouard,
Nouvelle-Écosse |
Volet quatre |
1 siège |
Territoires-du-Nord-Ouest, Yukon, Nunavut |
Conclusion
Les sondages dopinion font fréquemment ressortir le manque dintérêt porté
à la politique et aux partis traditionnels. Cette indifférence du public
se confirme lorsquon observe le déclin constant de la participation électorale.
Bien que ce phénomène soit attribuable à de multiples facteurs, nombre
de Canadiens en particulier ceux appartenant à la jeune génération
estiment que les hommes et les femmes politiques sont tout simplement déconnectés
de leurs électeurs. La réforme du Sénat ne remédiera pas à elle seule à
tous les problèmes qui affligent la démocratie canadienne, mais elle ajoutera,
sans aucun doute, un élément de réceptivité qui fait actuellement défaut
chez nos représentants élus à Ottawa.
Comme nous lavons montré plus haut, la plupart des députés sont incapables
de défendre avec vigueur les intérêts de leurs électeurs et se contentent
plutôt de suivre servilement les directives de leurs chefs politiques.
La discipline de parti excessive, le fort taux de roulement à la Chambre
des communes et la complexité des activités gouvernementales donnent à
penser que les députés darrière-ban ne peuvent sacquitter efficacement
de leurs responsabilités de parlementaires. Cette situation favorise la
concentration du pouvoir dans le contexte politique canadien et permet
au premier ministre de dominer la conduite des affaires publiques. Un sénat
élu composé de membres autonomes, capables de consacrer suffisamment de
temps à lexamen des mesures législatives, améliorera la gestion des affaires
publiques de même que la reddition des comptes au chapitre des résultats.
Comme la deuxième chambre na jamais assumé le rôle de représentation régionale,
une chambre haute élue ne devrait pas être différente. Au contraire, le
Sénat canadien devrait, à linstar de la chambre haute australienne, devenir
un endroit où les projets de loi sont effectivement scrutés à la loupe
et modifiés.
Enfin, une deuxième chambre élue au Canada encore une fois, inspirée
de lexpérience australienne ne sera plus simplement un embarras dont
lexécutif ne fait que peu de cas, mais deviendra un partenaire dans une
relation quasi-égalitaire dont on devra respecter le point de vue lors
de lélaboration des politiques. Il est plus que temps que les hautes instances
politiques mènent une discussion sérieuse afin de mettre en place un sénat
compétent et en mesure de faire sérieusement contrepoids au pouvoir du
premier ministre.
Notes
1. Brian J. Gaines et Geoffrey Garrett, « The Calculus of Dissent: Party
Discipline in the British Labour Government, 1974-1979 », Political Behaviour,
vol. 15, no 2 (juin 1993), p. 114.
2. Christopher Page, The Roles of Public Opinion Research in Canadian Government,
Toronto, University of Toronto Press, 2006.
3. Paul G. Thomas, « Parliamentary Reform Through Political Parties », dans
John Courtney, dir., The Canadian House of Commons, Calgary, University
of Calgary Press, 1985, p. 48.
4. David C. Docherty, Mr. Smith Goes to Ottawa: Life in the House of Commons,
Vancouver, UBC Press, 1997.
5. C.E.S. Franks, The Parliament of Canada, Toronto, University of Toronto
Press, 1987.
6. Michael M. Atkinson et David C. Docherty, « Moving Right Along: The Roots
of Amateurism in the Canadian House of Commons », Revue canadienne de science
politique, vol. 25, no 2 (juin 1992), p. 295.
7. Donald J. Savoie, Governing from the Centre: The Concentration of Power
in Canadian Politics, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 231.
8. Norman Ward, The Canadian House of Commons Representation, Toronto,
University of Toronto Press, 1950, p. 137.
9. David Docherty, « Could the Rebels Find a Cause: House of Commons Reform
in the Chrétien Era », dans Lois Harder et Steve Patten, dir., The Chrétien
Legacy: Politics and Public Policy in Canada, Kingston, McGillQueens
University Press, 2006.
10. Donald J. Savoie, Breaking the Bargain: Public Servants, Ministers,
and Parliament, Toronto, University of Toronto Press, 2003, p. 233.
11. Sandford Borins, « The New Public Management is here to stay », Administration
publique du Canada, vol. 38, no 1 (printemps 1995), p. 127.
12. Robert L. Stanfield, « The Present State of the Legislative Process
in Canada: Myths and Realities », dans William A.W. Neilson et James C.
MacPherson, dir., The Legislative Process in Canada: The Need for Reform,
Toronto, Butterworth & Co., 1978, p. 46.
13. David E. Smith, The Peoples House of Commons: Theories of Democracy
in Contention, Toronto, University of Toronto Press, 2007, p. 120.
14. J.A.A. Lovink, « Is Canadian Politics Too Competitive? », Revue canadienne
de science politique, vol. 6, no 3 (septembre 1973).
15. Donald V. Smiley et Ronald L. Watts, Le fédéralisme intra-étatique
au Canada, Ottawa, Commission royale sur lunion économique et les perspectives
de développement du Canada, 1986, 188 pages, p. 134 de lÉtude 39.
16. Entrevue avec Sharon Carstairs, 31 mai 2007.
17. Dans sa réponse à la proposition de Sénat à représentation égale, le
premier ministre du Québec, Robert Bourassa, avait proposé « une disposition
visant à garantir à perpétuité au Québec au moins 25 p. 100 des sièges à la
Chambre des communes [
] ». (Voir Robert Vipond, « Seeing Canada Through the
Referendum : Still a House Divided », Publius, vol. 23, no 3 [été 1993], p. 46.)
18. Sharman, Campbell, « The Representation of Small Parties and Independents
in the Senate », Australian Journal of Political Science, vol. 34, no 3
(novembre 1999), p. 355.
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