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Alfred Thomas Neitsch
Actuellement, au Canada, une fausse idée circule voulant que le gouverneur
général et les lieutenants-gouverneurs soient impuissants dun point de
vue politique. En réalité, ils possèdent des pouvoirs considérables, tant
de nature juridique que politique. En utilisant la province de lAlberta
comme exemple, lauteur aborde les façons dont divers lieutenants-gouverneurs
ont exercé les pouvoirs qui leur ont été accordés en vertu des lois et
des conventions.
Le lieutenant-gouverneur était censé jouer un double rôle, cest-à-dire
celui de représentant du monarque, mais plus précisément dagent fédéral
sous les ordres du Cabinet fédéral. Peter J.T. OHearn se souvient que
cette charge était loin dêtre cérémonielle.
Dans les premiers temps, certains gouverneurs, notamment dans les nouvelles
provinces, soccupaient en fait de ladministration. Il y avait des affrontements
excitants au Québec et en Colombie-Britannique entre des gouverneurs résolus
et leurs ministères, ce qui a entraîné la dissolution de cinq cabinets.
Au cours des 50 premières années de la Confédération, les gouverneurs ont
refusé de sanctionner 26 projets de loi et ils en ont réservé 64 en vue
de leur traitement à Ottawa1.
Les frustrations éprouvées par les provinces les ont amenées à contester
les arguments selon lesquels les lieutenants-gouverneurs possédaient des
pouvoirs limités. À partir de 1867, Oliver Mowat, le premier ministre de
lOntario, a tenté de modifier la notion de subordination du lieutenant-gouverneur
(et, par conséquent, des provinces également).
Le lieutenant-gouverneur constituait le pivot de lingérence fédérale.
Nommé et renvoyé par le gouvernement fédéral, à peine considéré comme un
agent fédéral par les gouvernements impérial et fédéral, surtout utile
pour harmoniser les politiques provinciales et celles du gouvernement central,
le lieutenant-gouverneur devait ressembler à un « cheval de Troie » au
sein de la forteresse provinciale aux yeux de Mowat2.
Dans larrêt Liquidators of Maritime Bank v. Receiver-General of New Brunswick
(1892), le Comité judiciaire du Conseil privé a effectivement annulé environ
25 ans de pratique et de droit constitutionnels. Jusqualors, le lieutenant-gouverneur
était surtout considéré comme un représentant du gouvernement fédéral.
Toutefois, après la faillite de la Maritime Bank, le gouvernement du Nouveau-Brunswick,
impatient de retrouver ses fonds, a soutenu que le lieutenant-gouverneur
représentait le monarque et quil possédait toutes les prérogatives de
la Couronne. Cela signifiait que le gouvernement du Nouveau-Brunswick pouvait
recourir à ces prérogatives comme fondement de sa revendication de priorité
sur les autres créanciers qui tentaient de se faire rembourser par les
liquidateurs de la Maritime Bank. Le tribunal a accepté cet argument. Limportance
historique de cette affaire repose sur le fait que, légalement parlant,
le lieutenant-gouverneur ne serait plus vu comme un agent fédéral ni comme
un subordonné du gouvernement central.
Le lieutenant-gouverneur de lAlberta
LAlberta a vu défiler bon nombre de lieutenants- gouverneurs interventionnistes
depuis les années du Crédit Social et de William Aberhart. La période du
Crédit Social en Alberta, particulièrement de 1936 à 1938, a donné lieu
à des interventions considérables du lieutenant-gouverneur et du gouverneur
général. À cette époque, plusieurs précédents ont été établis quant au
rôle et à lautorité de ces derniers.
Au début du mandat dAberhart, le lieutenant-gouverneur exprimait déjà
ses inquiétudes concernant certaines lois. Le 31 mars 1936, dans une lettre
adressée au premier ministre, Walsh a indiqué quil sopposait vivement
au principe dadopter les lois par décret plutôt que par voie législative3.
Il a continué démettre des réserves en soutenant que, selon lui, de telles
lois ne devraient être adoptées quaprès une discussion exhaustive entre
les personnes élues à cette fin dans lenceinte de lAssemblée législative
plutôt quà la suite déchanges entre quelques-unes dentre elles dans
la salle du conseil exécutif4. Le lieutenant-gouverneur Walsh a donné un
ultimatum à Aberhart : il devait modifier les dispositions de la loi ou
fournir un avis juridique sur le caractère ultra vires ou non du texte.
Plusieurs mois plus tard, Walsh a encore menacé dintervenir. Le 31 août
1936, il a écrit à Aberhart, parce quun projet de loi sur la réduction
et lacquittement des dettes lavait fortement troublé. Dans sa lettre,
Walsh exprimait sa sympathie pour les difficultés pesant sur le gouvernement
Aberhart, mais soulignait clairement son opposition. Il affirmait quil
ne saurait trop condamner la manière impitoyable avec laquelle la loi proposait
de traiter les droits des créanciers, car ceux-ci possédaient certainement
des droits au même titre que les débiteurs dans ce pays5. Walsh a prévenu
Aberhart quune telle loi nuirait davantage à la réputation financière
malmenée de lAlberta et quelle pourrait être considérée ultra vires puisquelle
empiéterait sur la compétence exclusive du gouvernement fédéral dans le
domaine bancaire. Il était donc possible que ladministration fédérale
désavoue la loi.
Par conséquent, Walsh a donné trois possibilités à Aberhart. Premièrement,
retarder ladoption du projet de loi jusquà la fin de la session suivante.
Deuxièmement, envoyer le projet de loi à la Cour suprême de lAlberta pour
quil soit examiné ou, troisièmement, ne rien faire. En ce qui a trait
à cette dernière possibilité, Walsh a mentionné en passant quil avait
le pouvoir, aux termes de larticle 55 de lActe de lAmérique du Nord
britannique, de réserver ce projet de loi pour la signification du bon
plaisir du gouverneur général6. Il a indiqué que, sil jugeait pouvoir
agir de la sorte de façon constitutionnelle, il se sentirait tout à fait
justifié de réserver le projet de loi7. Finalement, Walsh a choisi de ne
pas refuser la sanction royale. La Cour suprême de lAlberta a examiné
ce texte, renommé Reduction and Settlement of Debts Act. Il est probable
que Walsh, ancien juge en chef de lAlberta et vif opposant à la loi, ait
joué un certain rôle en avertissant les tribunaux.
En février 1937, le juge A.F. Ewing de la Cour suprême de lAlberta a jugé
le Reduction and Settlement of Debts Act inconstitutionnel. En juin de
la même année, lappel du gouvernement provincial a finalement été rejeté.
Le 25 octobre 1938, la cour dappel a refusé dentendre le second appel
du gouvernement Aberhart. En 1937, la régularité de ladoption de projets
de loi anticonstitutionnels par lAssemblée législative de lAlberta a
rendu nécessaire un mode dintervention indépendant des révisions judiciaires
coûteuses en temps : une intervention vice-royale du lieutenant- gouverneur
de lAlberta et du gouverneur général du Canada.
Désaveu et réserve
John Campbell Bowen est le lieutenant-gouverneur de lAlberta aux plus
longs états de service. La durée de son mandat prouve lefficacité du lieutenant-gouverneur
en matière de protection des libertés civiles et dassurance de la constitutionnalité
de la législation provinciale. Cependant, les contemporains de Bowen nont
pas immédiatement reconnu sa perspicacité ni ses qualités de protecteur.
En effet, Bowen a été vertement critiqué pendant la Crise constitutionnelle
de 1937-1938 pour avoir démontré une faiblesse inconvenante pour un lieutenant-gouverneur.
Le 1er février 1938, Mackenzie King a noté dans son journal quil avait
eu une conversation avec le lieutenant-gouverneur Bowen de lAlberta, qui
lui avait donné limpression dêtre de nature très délicate et de ne pas
être fait pour ce poste. Néanmoins, Bowen a été tout à fait en mesure de
surmonter ce trait de personnalité.
Lorsque William Aberhart a assumé les fonctions de premier ministre de
lAlberta en 1935, il a demandé de bénéficier dune période de 18 mois
pour établir un nouvel ordre qui devait délivrer les Albertains des maux
économiques associés à la Grande Crise. En 1938, il était évident que ses
mesures avaient échoué. Entre-temps, Aberhart avait provoqué de vives inquiétudes
avec ses politiques et ses lois. Le 16 août 1937, Arthur Meighen a écrit
au sénateur William Griesbach et avait laissé présager lintervention du
gouvernement fédéral et du lieutenant-gouverneur. Il avait indiqué quil
ne fallait pas oublier que les Albertains sont des citoyens du Canada et
quils ont toujours droit aux protections garanties par la Constitution.
Il avait ajouté que, si les lois provinciales étaient toujours adoptées
à moins que les tribunaux ne les révoquent, alors lancre de veille de
la Confédération nexistait plus8.
En août 1937, le gouvernement Aberhart, impatient de mettre en application
une économie fidèle aux principes de Douglas et du Crédit Social, a adopté
le Credit of Alberta Regulation Act, le Bank Employees Civil Rights Act
et le Judicature Act Amendment Act. Dans une lettre antérieure en date
du 11 août, le premier ministre Mackenzie King avait demandé que William
Aberhart envoie dabord ces lois à la Cour suprême du Canada pour quelle
juge de leur constitutionnalité. Comme elles avaient déjà reçu la sanction
royale du lieutenant-gouverneur la veille, Aberhart a refusé.
Les lois avaient suscité dimportantes préoccupations constitutionnelles,
au point même où le lieutenant-gouverneur naurait pas dû accorder la sanction
royale. Par exemple, dans le Credit of Regulation Act, larticle 7 stipulait
que les banquiers, même non brevetés, pouvaient entamer ou poursuivre toute
action concernant une revendication juridiquement valide ou reposant sur
des principes déquité9.
Le Judicature Act Amendment Act proposait, de
façon absurde, un changement équivalant à une modification constitutionnelle
unilatérale en précisant quaucune mesure ou procédure de quelque nature
que ce soit concernant la validité constitutionnelle dun texte de loi
de lAssemblée législative de la province ne devait être entreprise, accueillie,
poursuivie ou défendue à moins que le lieutenant-gouverneur en conseil
nait dabord accordé sa permission. Le Bank Employees Civil Rights Act
niait essentiellement les droits civils des employés non brevetés des banques
à charte. La décision de Bowen de ne pas réserver les trois lois a été
contestée. Par exemple, William Walsh aurait-il accordé la sanction royale
à ces trois projets de loi? Le refus de Bowen dintervenir démontrait une
certaine faiblesse, mais le désaveu fédéral qui sensuivit la certainement
incité à se faire le protecteur de la Constitution canadienne. À la suite
de cet incident, Bowen a fait preuve dune grande prudence en accordant
la sanction royale et il sest prévalu de conseils juridiques indépendants.
Cela ne signifie pas que Bowen ne se sentait pas concerné par les lois
daoût 1937. En fait, le 6 août, dernier jour de la session, il a convoqué
le premier ministre William Aberhart et le procureur général John Hugill
pour discuter de la validité constitutionnelle des lois proposées. Quelque
chose dassez bizarre sest produit à ce moment-là : Hugill a déconseillé
daccorder la sanction royale. Il a ensuite expliqué sa position dans une
lettre adressée à Aberhart en disant que, le vendredi 6 août 1937 en après-midi,
peu avant la prorogation de la session extraordinaire, il avait participé
avec lui à une audience du lieutenant-gouverneur dans le bureau de ce dernier
et à sa demande. Hugill déclare alors avoir eu laudace de donner une opinion
différente de celle dAberhart concernant la compétence de lAssemblée
législative provinciale pour ce qui est dadopter certains projets de loi
qui attendaient lapprobation de Son Honneur et sur lesquels ce dernier
voulait obtenir des conseils10. Aberhart, abasourdi, avait tenté de réfuter
lopinion de Hugill devant Bowen malgré son manque dexpérience ou de compétence
juridique. Après être sorti des appartements du lieutenant-gouverneur,
Aberhart a soudainement congédié son procureur général. Fait encore plus
surprenant, Bowen a accordé la sanction royale au Credit of Alberta Regulation Act, au Bank Employees Civil Rights Act et au Judicature Act Amendment Act¸ malgré les inquiétudes du procureur général.
Comme lavait prévu Walsh plus tôt la même année, les lois qui violaient
la répartition constitutionnelle des pouvoirs fédéraux et provinciaux allaient
être désavouées par le gouverneur général en conseil, ce qui sest rapidement
produit le 17 août 1937. Lannée suivante, le ministre fédéral de la Justice,
Ernest Lapointe, a déclaré à la Chambre des communes : « Les lois albertaines
en cause constituent une invasion manifeste du domaine législatif ainsi
réservé au Parlement. Elles viennent en conflit avec les lois du Dominion
et supplantent de fait les institutions fédérales par lesquelles le Parlement
veut rendre plus facile le commerce, extérieur et intérieur, de tout le
Canada11. » Comme Aberhart refusait de sacquitter de son obligation de
publier le désaveu dans lAlberta Gazette, le gouvernement fédéral la
publié dans la Gazette du Canada.
En réaction au désaveu, James Mackinnon, député fédéral dEdmonton-Ouest
et seul député libéral de lAlberta, a proposé un plan daction au lieutenant-gouverneur
en septembre 1937. Si Aberhart présentait de nouveau les projets de loi
à lAssemblée législative à la session dautomne, le lieutenant-gouverneur
devrait refuser de leur accorder la sanction royale. Si Aberhart demandait
la dissolution de lAssemblée afin de faire du désaveu fédéral un enjeu
électoral, le lieutenant-gouverneur devrait rejeter la demande et nommer
le chef libéral de lAlberta, E.L. Gray, comme premier ministre. Le lieutenant-gouverneur
Bowen a fait part de ce plan au gouvernement fédéral, comme la indiqué
Mackenzie King dans son journal le 28 septembre 1937 : Bowen avait écrit
à Lapointe quil rejetterait peut-être une éventuelle demande de dissolution
et pourrait former un nouveau gouvernement. Il sagissait dun projet insensé,
selon King.
Ernest Lapointe avait prévenu le lieutenant-gouverneur Bowen quAberhart
pourrait vouloir déposer de nouveau les projets de loi révoqués. Dailleurs,
certains éléments ont été intégrés à de nouveaux textes de loi et présentés
à lAssemblée législative à la session dautomne. Comme il fallait peut-être
sy attendre, les nouveaux projets de loi comportaient dautres dispositions
inconstitutionnelles, évidentes dans le Bank Taxation Act, an Act to amend the Credit of Alberta Regulation Act et lAct to ensure the publication of accurate news and information. Le Bank Taxation Act visait à permettre
à la province de percevoir des taxes dun demi pour cent par an sur tout
le capital versé des banques et dun pour cent par an sur leurs fonds de
réserve et leurs profits non répartis12.
Le Credit of Alberta Regulation Act, révoqué depuis peu, a été réécrit de manière à effacer toute mention
des banques et à parler plutôt d« établissements de crédit », lesquels
établissements devaient dès lors relever du Social Credit Board13. David
Raymond Elliot décrit en ces termes lAccurate News and Information Act
:
LAccurate News and Information Act obligeait lensemble des journaux de
lAlberta à publier toute déclaration fournie par le président du Crédit
Social pour corriger ou étoffer une affirmation concernant une politique
ou une activité du gouvernement provincial. Le projet de loi stipulait
également que les journaux pouvaient être sommés de révéler par écrit leurs
sources dinformation, avec noms et adresses [, et de nommer] les auteurs
des éditoriaux, des articles ou des nouvelles quils publiaient. Le refus
de se conformer à ces dispositions aurait entraîné linterdiction de publier
le journal visé, les écrits du rédacteur fautif et toute information émanant
dune personne ou dune source contrevenante14.
Le nouveau projet de loi a aggravé langoisse et linquiétude tant à Ottawa
quen Alberta. Cependant, les membres du Cabinet fédéral ne sentendaient
pas sur les mesures à prendre. Certains libéraux pensaient quil fallait
laisser le projet de loi être adopté plutôt que de le désavouer, et attendre
que les banques le contestent ensuite devant les tribunaux. King leur a
toutefois fait remarquer quen tant que libéraux, ils devaient faire respecter
la Constitution. Ils se sont finalement rangés à lavis de Lapointe, selon
lequel le lieutenant-gouverneur devait réserver une telle loi15. Ce dernier
était dailleurs manifestement daccord.
Le 1er octobre 1937, Bowen a écrit à Aberhart au sujet du projet de loi
An Act to Amend and Consolidate the Credit of Alberta Regulation Act, lui
soulignant que : « Comme vous êtes procureur général et peu versé en matière
de droit, vous pourriez difficilement espérer me conseiller sur le plan
juridique et, par conséquent, je vous saurais gré de bien vouloir désigner
un avocat indépendant qui puisse examiner le projet de loi afin de men
rendre compte. Je vous suggère à cet égard dinviter M. Sidney B. Woods
à le faire pour moi16. » Le 6 octobre 1937, le lieutenant-gouverneur a annoncé
quil réservait le Bank Taxation Act, An Act to amend the Credit of Alberta Regulation Act et lAct to ensure the publication of accurate news and information pour lapprobation du gouverneur général en conseil, qui les
a soumis à la Cour suprême du Canada à des fins de contrôle. Le printemps
suivant, la Cour a statué que les trois projets de loi étaient, de fait,
inconstitutionnels.
Ce cas de réserve est tout à fait caractéristique des influences législative
et vice-royale fédérales. Le 9 octobre 1937, Mackenzie King a rencontré
le gouverneur général, lord Tweedsmuir. Après avoir échangé des ragots
sur labdication scandaleuse du roi Édouard VIII, ils se sont penchés sur
laffaire de la législation en Alberta et, comme la indiqué Mackenzie
King dans son journal :
Il ma demandé si javais conseillé Bowen, en Alberta, concernant la réserve
des projets de loi. Je lui ai parlé de ce que Bowen avait écrit à Lapointe
et de la ligne daction que javais conseillée à ce dernier, afin quil
dissuade le lieutenant-gouverneur de concrétiser son malheureux projet
[de destitution dAberhart] [
] [Bowen avait] proposé quon le laisse choisir
à son gré de refuser ou daccepter les projets de loi.
De toute évidence, ce plan daction convenait au gouverneur général. Le
gouvernement King appuyait Bowen et ne lobligeait pas à réserver les projets
de loi. Bowen les a réservés bien volontiers, allant même jusquà proposer
de destituer Aberhart sil le fallait, perspective qui embarrassait terriblement
le premier ministre du Canada.
Le gouvernement Aberhart a également contesté le pouvoir de désaveu du
gouverneur général en conseil et le pouvoir du lieutenant-gouverneur de
réserver un projet de loi. Le 30 septembre, Aberhart a renvoyé la question
du désaveu à la Cour suprême du Canada. Le 2 octobre, le gouvernement fédéral
a accepté le renvoi. Le 4 mars 1938, la Cour suprême a statué que les pouvoirs
de réserver et de désavouer nétaient assujettis à aucune limite ou restriction17.
En Alberta, Aberhart, profondément vexé par le geste du lieutenant-gouverneur,
a juré publiquement de se venger. La hargne et la rancune manifestées par
le premier ministre ont presque provoqué une autre crise constitutionnelle.
Bowen et Aberhart se sont à nouveau affrontés au printemps de 1938, au
sujet, cette fois, de la fermeture de Government House, résidence officielle
du lieutenant-gouverneur. Lidée était en fait née dun mouvement populaire
créditiste. En effet, les membres du Crédit Social, piqués au vif par «
lingérence » du lieutenant-gouverneur, avaient réclamé la démission de
Bowen. Comme celui-ci refusait de démissionner, le Crédit Social a décidé
de mettre le verrou à la résidence vice-royale.
En mars 1938, le Comité des subsides de lAssemblée législative de lAlberta,
agissant avec fermeté, a éliminé, en date du 31 mars 1938, toutes les subventions
affectées à lentretien de Government House. La presse a claironné quon
allait fermer la résidence. Malheureusement, personne na pensé en informer
Bowen. Celui-ci a continué dhabiter Government House, forçant ainsi le
gouvernement à financer la résidence pour le mois davril au moyen dun
mandat spécial signé par le lieutenant-gouverneur lui-même. À la fin davril,
le ton a monté. Le lieutenant-gouverneur a appris, tard dans la journée
du samedi 29 avril, quil devait quitter les lieux avant le 3 mai. Il a
toutefois refusé de partir à moins dun décret, alors quAberhart, de son
côté, soutenait quun décret nétait pas nécessaire. Pour se sortir de
limpasse, Aberhart a coupé les services publics qui desservaient la résidence
et congédié le personnel. Des manifestants ont assiégé Government House,
tandis que des citoyens inquiets et des partisans dAberhart ont écrit
des lettres au lieutenant-gouverneur pour le vilipender. Bowen a fini par
capituler et, ayant signé le décret le 6 mai, a quitté Government House
le 9 mai.
Humilié publiquement, Bowen sest néanmoins assuré davoir le dernier mot.
Comme lécrit Norman Ward :
En public, Bowen na pas contesté le droit du gouvernement de lévincer,
il a seulement affirmé que tout devait se faire dans les règles. Mais,
en privé, la colère la mis dans un état tel quil a dû saliter, tout
en ruminant des plans daction possibles. Dépourvu même dune secrétaire,
il a pris toute la mesure de lhumiliation dont il était victime. Comme
il la écrit à James [Mackinnon], le 14 mai, un fidèle correspondant (et
organisateur libéral) : « Bowen estime que le représentant du roi a essuyé
un affront tel quil pourrait y avoir de graves conséquences si rien nest
fait18.
Tourmenté par la fermeture de Government House et le refus dAberhart doffrir
un soutien administratif ou autre, le lieutenant-gouverneur a commencé
à mettre en uvre une version accélérée du plan proposé par Mackinnon en
septembre 1937. Il sest adressé à E.L. Gray, qui a écrit par la suite
:
Lorsquil ma dabord pressenti, jétais contre lidée. Toutefois, la situation
est si grave que je suis porté à croire quil est de mon devoir dintervenir.
Je sens quà défaut dun geste draconien, les partisans créditistes pourraient
très bientôt obtenir de solides appuis dans lOuest19.
La destitution dAberhart et la fin du Crédit Social semblaient imminentes.
Le lieutenant-gouverneur allait démettre de force de ses fonctions le premier
ministre.
Cependant, le premier ministre Mackenzie King a eu vent du projet grâce
aux libéraux provinciaux, notamment E.L. Gray, chef libéral de lAlberta,
qui a demandé conseil à King à ce sujet. Le 19 mai 1938, King a écrit dans
son journal :
MM. Gardiner et Mackinnon sont venus au bureau pour parler de la situation
en Alberta avant de se rendre au conseil. Le lieutenant-gouverneur actuel
veut dissoudre le gouvernement de lAlberta et il a demandé à Gray de former
un nouveau gouvernement composé des différents partis politiques de la
province. Cest de la folie pure. Une action de ce genre aurait presque
certainement des répercussions en Saskatchewan, ce qui pourrait coûter
les élections provinciales aux libéraux et causer une sorte de guerre civile
en Alberta. Jai demandé à Gardiner dappeler Gray, et Mackinnon a appelé
le gouverneur.
La destitution dAberhart a été évitée, car Mackenzie King a persuadé Bowen
denvisager une autre option. Selon Norman Ward, la quasi-destitution de
William Aberhart nétait pas le fait dune partisanerie de la part dun
représentant du monarque sans vergogne qui aurait souhaité se débarrasser
dun premier ministre dont les opinions lui semblaient dangereuses. Ce
nétait pas non plus vraiment le résultat dune impasse constitutionnelle
qui nécessitait le recours à une soupape de sûreté rarement utilisée20.
Aberhart a risqué la destitution pour avoir fermé Government House, la
résidence du lieutenant-gouverneur, et non en raison dune impasse constitutionnelle.
Les atteintes aux fonctions cérémonielles du lieutenant-gouverneur justifiées
ou non peuvent avoir de graves répercussions politiques, car les politiciens
risquent doublier quils nexercent aucun pouvoir, quils conseillent
simplement le représentant de Sa Majesté. Lexemple de Bowen montre clairement
quon ne saurait exclure du pouvoir un lieutenant-gouverneur. Il illustre
également le formidable pouvoir que ce dernier pourrait exercer. Certains
soutiendront que lincident en cause témoigne dun abus de pouvoir de la
part de Bowen. Lauteur de ces lignes nest pas daccord. Toutefois, même
en admettant quil y ait eu abus, les actions de Bowen nont pas enfreint
le droit écrit constitutionnel. Si Bowen avait renvoyé Aberhart, ce dernier
naurait eu aucun recours. Cependant, Bowen aurait peut-être été lui-même
démis de ses fonctions par le gouverneur général, sur la recommandation
du premier ministre Mackenzie King. Ce dernier croyait que toute intervention
nuirait aux chances des libéraux provinciaux lors des élections de 1938
en Saskatchewan, mais il nétait pas bien disposé à légard dAberhart,
comme il la indiqué dans son journal le 1er octobre 1935 : « Jestime quAberhart
devrait être pendu pour subornation et corruption ».
La tradition de vigilance établie par Bowen ne constitue pas un simple
anachronisme dépourvu dintérêt. Elle fait partie intégrante du bagage
politique de lAlberta et de lhéritage perpétué par les lieutenants-gouverneurs
Ralph Steinhauer, Gordon Towers, Bud Olsen, Lois Hole et, plus récemment,
Norman Kwong.
Ralph Steinhauer fait ses preuves
Tout au long de son mandat, Ralph Steinhauer, premier lieutenant-gouverneur
autochtone de lAlberta, a défendu les droits des Autochtones de la province,
sopposant aux politiques du premier ministre Peter Lougheed. Lun des
premiers exemples de sa détermination est survenu en octobre 1976. Ce mois-là,
Steinhauer a prononcé un discours controversé à lUniversité de Calgary,
où il a énuméré les injustices dont étaient victimes les Premières Nations,
autant passées que présentes, et a même évoqué la possibilité de refuser
de sanctionner des lois pouvant porter préjudice aux droits et intérêts
des Autochtones. Steinhauer a aussi décrit la frustration quil vivait
en tant que lieutenant-gouverneur autochtone, disant que les questions
autochtones étaient dune actualité politique brûlante, mais que, dans
son rôle officiel, il était réduit au silence à ce sujet, même sil avait
parfois limpression quil allait exploser21. Néanmoins, Steinhauer sest
senti tenu de déroger à la neutralité politique traditionnelle22.
Il semblait
aussi savoir que son franc-parler risquait de lui coûter son poste : « Si
je suscite trop de controverse, jimagine quils se chercheront un autre
lieutenant-gouverneur23. »
En juillet 1976, plusieurs chefs autochtones de lAlberta se sont joints
à Steinhauer lors des cérémonies tenues par la reine au palais de Buckingham
pour commémorer la signature des traités nos 6 et 7. Steinhauer avait convaincu
Peter Lougheed dappuyer et de financer le voyage et il a obtenu la permission
du gouverneur général en lui expliquant que les peuples autochtones souhaitaient
quune délégation représentative de chefs se rende au Royaume-Uni24.
Bien
quune visite royale ait été prévue au Canada pour lannée suivante, Steinhauer
a soutenu que les Indiens de lAlberta attachaient beaucoup dimportance
au fait daller visiter la reine chez elle25. Cependant, la permission
du gouverneur général était conditionnelle. Il voulait, comme le gouvernement
fédéral, avoir lassurance que la visite en Angleterre ne constituerait
pas un événement politique visant à attirer lattention sur les problèmes
que vivaient les peuples autochtones du Canada26. Steinhauer a promis de
garantir la neutralité politique de lévénement. Toutefois, lorsquil a
été présenté à Sa Majesté, il a aussitôt abordé les problèmes des Autochtones.
À son retour à Edmonton, le compte rendu qua fait Steinhauer de lépisode
de Londres a été publié dans un article favorable rédigé par Jim Davies
de lEdmonton Journal :
Je ne faisais quénoncer les faits. Aux termes de la Loi sur les Indiens,
ne sommes-nous pas les pupilles du gouvernement? Nest-ce pas là un fait?
Vous devriez lire la Loi. À peu près toutes les dispositions commencent
avec les mots « avec lapprobation du gouverneur en conseil, les Indiens
devront... »27.
Steinhauer ne voyait aucune incongruité entre le rôle de lieutenant-gouverneur
et ses commentaires politiques. Selon lui, la reine avait le droit de parler
franchement et, sil était le représentant de la reine en Alberta, il disposait
du même privilège28. Steinhauer a également précisé sa philosophie concernant
le rôle du lieutenant-gouverneur. Il ne regrettait aucunement ses commentaires
à Londres et il navait pas lintention de présenter dexcuses, car, affirmait-il,
la vérité devait être divulguée et, lorsquon énonce des faits, certains
ne plairont pas au gouvernement29.
Réflexion sur le refus de sanctionner
Les modifications apportées au Land Titles Act ont exacerbé la controverse
entourant les préoccupations des Premières Nations. Comme la rapporté
le Calgary Albertan le 18 avril 1977, les modifications visaient à :
empêcher les Indiens albertains de revendiquer un droit sur les terres
dans le nord de la province, y compris les sables bitumineux dAthabasca.
Cependant, en 1975, certaines bandes indiennes ont déposé une opposition
et revendiqué un droit sur les terres, et une audience judiciaire devait
avoir lieu. Le gouvernement provincial, effrayé par certains commentaires
formulés quand la Cour suprême du Canada a tranché récemment une affaire
similaire, sest empressé dadopter des modifications afin déliminer les
échappatoires susceptibles de favoriser les Autochtones30.
La décision rendue par la Cour suprême se rapportait à laffaire Paulette,
dans les Territoires du Nord-Ouest. Elle préoccupait le gouvernement de
lAlberta dans la mesure où le procureur général de la province avait prié
la Cour dintervenir, mais avait été débouté.
Le projet de loi 29, Land Title Amendment Act, visait à limiter le dépôt
doppositions à légard de terres de la Couronne, mesure à laquelle avaient
souvent recours des groupes autochtones pour régler les revendications
territoriales. Ces groupes espéraient ainsi empêcher lenregistrement de
cessionnaires ou lutilisation dinstruments à légard dun domaine ou
dun droit de propriété31. En effet, ils pouvaient déposer une opposition
pour empêcher laménagement ou la vente de terres jusquà ce que leur revendication
territoriale soit réglée. Selon le gouvernement provincial, lopposition
la plus déconcertante a été celle de Whitehead, qui concernait Syncrude
et menaçait de retarder lexploitation des sables bitumineux et de faire
céder aux Autochtones les terres de la Couronne, y compris les droits miniers
et de surface garantis par traité. Le lieutenant- gouverneur Steinhauer
sest élevé contre le projet de loi et a laissé entendre quil songeait
à refuser dy accorder la sanction royale, acquiesçant ainsi aux vux exprimés
par des chefs autochtones, dont léminent chef de la Métis Association
of Alberta, Stan Daniels, qui, dans son communiqué de presse du 2 mai 1977,
affirmait ceci :
À notre avis, ce projet de loi est dirigé contre les Premières Nations
et empiète sur le droit du gouvernement fédéral de légiférer dans le domaine
des affaires autochtones. En nous refusant le droit de déposer une opposition,
le gouvernement provincial nie les droits ancestraux des Autochtones. Ces
droits ont pourtant été reconnus dans les traités et les ententes conclus
ces 100 dernières années avec les Autochtones inscrits et non inscrits32.
LAlberta Human Rights and Civil Liberties Association a saisi le lieutenant-gouverneur
de ses objections le 5 mai 1977 et a recommandé que le procureur général
de lAlberta renvoie le projet de loi à la Cour suprême de lAlberta pour
quelle détermine sil était contraire à lAlberta Bill of Rights. LAssociation
a ajouté à lintention du lieutenant-gouverneur que plusieurs groupes autochtones
estimaient quil préférerait peut-être démissionner plutôt que daccorder
la sanction royale au projet de loi33.
Steinhauer a refusé de démissionner, affirmant par la suite quil sanctionnerait
le texte législatif. Si le projet de loi était constitutionnel, il navait
pas le choix, il devait signer, selon les vérifications quil avait effectuées34.
En fait, le lieutenant-gouverneur navait pas été très bien conseillé.
Même si les modifications apportées au
Land Titles Act ne portaient pas
carrément atteinte à une quelconque disposition de lActe de lAmérique du Nord britannique de 1867, le projet de loi contrevenait à lesprit,
cest-à-dire à la convention, de la Constitution. Il empêchait les Premières
Nations dinvoquer les droits garantis en vertu dautres documents constitutionnels,
soit les traités. La Couronne navait donc pas respecté ses obligations
aux termes des traités nos 6, 7 et 8, dont lobligation de fournir des
terres de réserve.
Cependant, Steinhauer a finalement conclu que le projet de loi 29 navait
pas pour effet de museler les revendications territoriales autochtones.
Il sest dit davis que le texte ne supprimait pas entièrement le droit
des peuples autochtones de négocier des revendications, car il y avait
moyen de contourner les modifications. Après tout, selon le lieutenant-gouverneur,
un avis dopposition ne vaut pas grand-chose et constitue surtout un moyen
de gagner du temps35.
Peu après, certains ont allégué que le premier ministre Lougheed avait
demandé au premier ministre Pierre Trudeau de tenir en bride le lieutenant-gouverneur
Ralph Steinhauer. À lAssemblée législative albertaine, Grant Notley, chef
du Nouveau Parti démocratique provincial, a demandé si Peter Lougheed était
intervenu : « À la lumière des déclarations attribuées à Son Honneur le
lieutenant-gouverneur concernant le fait que le gouvernement fédéral lavait
prié de nuancer ses propos, particulièrement en ce qui a trait aux questions
autochtones, est-ce que le premier ministre peut assurer à lAssemblée
législative quà aucun moment la province ne sest plainte au fédéral des
déclarations faites par Son Honneur? 36 » Lougheed a refusé de répondre
sous prétexte que la question portait atteinte aux privilèges de la Chambre.
Steinhauer a admis plus tard sêtre retrouvé sur la sellette, ce qui a
poussé Ottawa (et non Edmonton) à lui intimer de modérer ses paroles37.
Décrivant létendue de son franc-parler, Steinhauer a déclaré quen tant
que lieutenant-gouverneur, on peut exprimer son opinion, à condition de
ne pas trop condamner38.
Sil avait choisi de refuser daccorder la sanction royale, est-ce que
Steinhauer aurait eu raison? La question est importante. Les politiciens
canadiens avaient-ils répondu adéquatement aux préoccupations des Autochtones?
Le 6 novembre 1981, Eugene Steinhauer, président de lIndian Association
of Alberta et frère de lancien lieutenant-gouverneur, a écrit au premier
ministre Peter Lougheed pour lui dire que le gouvernement provincial avait
ratifié la Constitution, qui liait les groupes autochtones, sans consulter
ces derniers :
Il paraît que Dick Johnston, qui travaille pour votre bureau, sest rendu
en Angleterre afin dy parler de nos droits. Dans ce cas, nous devons vous
informer que le gouvernement de lAlberta na pas compétence légale ou
constitutionnelle pour parler en notre nom en Angleterre39.
Les droits des minorités doivent être protégés, et le lieutenant-gouverneur,
à titre de protecteur de la Constitution, est tenu de les défendre. Un
lieutenant-gouverneur très respectueux des droits des Autochtones aurait
peut-être assuré à ces derniers un recours, en plus déviter domettre
les Premières Nations du Canada lors des négociations constitutionnelles
de 1978 à 1982. Il est peu probable que Lougheed aurait pu agir comme il
la fait si Steinhauer avait toujours été lieutenant-gouverneur.
Rejet de décrets
Keith Brownsey a comparé le nombre de projets de loi adoptés par lAssemblée
législative de lAlberta et le nombre de décrets signés par le lieutenant-gouverneur.
En 2004, il y a eu 591 décrets, mais seulement 35 projets de loi. Alors
que ladoption dun projet de loi suppose un débat, il nen va pas de même
pour les décrets. Pourtant, certains décrets pris par le gouvernement Klein
avaient une vaste portée et comprenaient des dispositions réglementaires
sur la production, la vente et la transmission délectricité et la création
de districts régionaux de santé, ainsi que des lois de retour au travail
des enseignants40. Bon nombre de ces décrets auraient dû être présentés
comme projets de loi et être soumis à lexamen du public.
Le contournement de lAssemblée législative fait partie des lacunes que
présente le processus parlementaire de lAlberta. Un long cortège de gouvernements
fortement majoritaires a donné lieu à une pratique établie de dépenses
publiques effectuées au moyen de décrets dont ladoption est laissée à
la discrétion du lieutenant-gouverneur. Certains lieutenants-gouverneurs
de lAlberta se sont dailleurs sentis obligés de rappeler à lexécutif
quun tel procédé corrompt et contourne le processus démocratique. Deux
dentre eux, qui ont servi dans les années 1990, ont dailleurs fait part
de leurs préoccupations concernant lutilisation de décrets par le gouvernement.
En février 1993, le lieutenant-gouverneur Gordon Towers, passant outre
aux conseils dun des ministres albertains, a refusé de signer un décret
quil jugeait inapproprié. Le décret visait une subvention de 1,5 million
de dollars proposée par le ministre du Développement économique Ken Kowalski.
Gordon Towers a déclaré que sil navait pas réussi à faire corriger la
situation par le ministère, les ministres et le Cabinet, il se serait rendu
jusquau premier ministre de lAlberta41. Il a insisté sur le fait quun
lieutenant-gouverneur ne se contente pas dentériner bêtement les décisions42.
Au moins un ministre albertain a jugé étonnante lintervention du lieutenant-gouverneur
Towers. Comme la expliqué Ernie Isley, auteur du décret en question :
« Ce nest pas quil soit investi du pouvoir dintervenir qui ma surpris,
mais bien le fait quil lexerce. Je me souviens de lavoir entendu en
parler et de la discussion qui a eu lieu par la suite. Il avait le droit
de vouloir se sentir rassuré avant de signer le décret43. » À lépoque,
Mike Percy, porte-parole libéral en matière de Trésor public, avait fait
remarquer que Towers, par ses gestes, avait démontré lintégrité du lieutenant-gouverneur
et que cétait une bonne chose à faire44.
Même si le lieutenant-gouverneur
Towers et son successeur Bud Olson appartenaient à différents partis politiques,
ils partageaient les mêmes inquiétudes concernant le recours aux mandats
spéciaux et aux décrets. Le lieutenant-gouverneur Olson a fait part de
linquiétude que lui causait le fait que, par le passé, le gouvernement
sest arrangé pour payer ses factures sans subir dexamen minutieux de
lAssemblée législative, procédé quil jugeait condamnable. À moins quil
y ait eu une situation durgence, il aurait vu dun mauvais il tout mandat
spécial qui lui aurait été présenté et il a clairement avoir laissé entendre
quil pourrait refuser de le signer : « Il serait extrêmement tentant de
dire : présentez-le dabord aux députés à lAssemblée législative et voyez
ce quils en pensent. Voilà ce que je serais tenté de dire et je crois
quil serait de mon devoir constitutionnel de le faire45. »
Récents exemples dintervention
Il suffit de se reporter aux deux plus récents titulaires du poste, soit
Lois Hole et Norman Kwong, pour trouver des exemples dintervention de
la part de lieutenants-gouverneurs de lAlberta.
Au début de son mandat, Lois Hole a provoqué un vif débat politique au
sujet du rôle du lieutenant-gouverneur lorsquelle a formulé des observations
au sujet du projet de loi 11, qui aurait permis la privatisation de certains
services de soins de santé. Son Honneur a prononcé ses commentaires le
15 mars 2000, lors dune activité de bienfaisance tenue à Red Deer. Elle
a reconnu que sa famille ne lui parlait habituellement pas de politique,
mais que, cette fois, son fils lui avait demandé ce quelle comptait faire
au sujet du projet de loi sur la santé46.
Il est clair que la remarque navait pas pour but de menacer le premier
ministre de lui refuser la sanction royale. Comme la souligné Ken Munro
: « Ce commentaire innocent a été amplifié hors de toutes proportions par
des journalistes malicieux qui ont laissé entendre que la lieutenante-
gouverneure avait lintention de rejeter le projet de loi 11 sil venait
à franchir les diverses étapes du processus législatif47. »
Nancy Macbeth, chef libérale, a fait remarquer que les commentaires de
Hole, même sils étaient inhabituels de la part dun lieutenant-gouverneur,
avaient néanmoins une certaine validité : « Elle est proche des citoyens
et les écoute, ce que ne fait pas le gouvernement48. » Quelles quaient
été les intentions de Lois Hole, un débat a eu lieu sur le droit du lieutenant-gouverneur
dexprimer une opinion personnelle.
À lépoque, certains constitutionnalistes comme Allan Tupper avaient commenté
le droit du lieutenant-gouverneur de ne pas suivre lavis du premier ministre
concernant loctroi de la sanction royale. Selon Tupper, « il serait inconstitutionnel
de la part dun lieutenant-gouverneur de refuser de sanctionner un projet
de loi adopté par un gouvernement majoritaire; jirais même jusquà dire
quun tel refus ne sinscrit plus dans le dispositif de la Constitution
canadienne »49. Cependant, les dispositions législatives ne deviennent
pas inopérantes du simple fait quelles ne sont pas utilisées; elles doivent
être modifiées ou abrogées. Toutefois, la population semblait être en désaccord. Comme la indiqué un éditorial de lEdmonton Journal, il est du devoir
de la lieutenante-gouverneure voire sa responsabilité première de demeurer
à lécart des débats politiques qui peuvent, à loccasion, diviser les
députés à lAssemblée législative ainsi que les personnes qui les ont choisis
de façon démocratique lors délections50.
Toutefois, la description de
travail du lieutenant-gouverneur établie dans la Loi constitutionnelle de 1867 est en porte-à-faux avec cette idée. Par ses observations, Hole
signifiait au public quen tant que lieutenante-gouverneure, elle veillerait
à ce que le premier ministre prenne conscience de la controverse et de
lopposition généralisée suscitées par le projet de loi. Elle garantissait
ainsi que le premier ministre agisse dans lintérêt de la population albertaine.
Un autre journaliste de lEdmonton Journal a fait valoir que les commentaires
de Lois Hole au sujet du projet de loi 11 rompaient avec la tradition51.
Toutefois, doù vient cette prétendue tradition? Les réactions des observateurs
politiques semblaient plutôt singulières étant donné que lAlberta, depuis
quelle est devenue une province, a toujours compté des lieutenants-gouverneurs
interventionnistes.
Le 21 janvier 2005, lors de la cérémonie dinstallation à Government House,
le nouveau lieutenant-gouverneur de lAlberta, Norman Kwong, a suscité
une controverse par ses commentaires sur le projet dinterdiction du tabac
en Alberta. Il a exprimé ouvertement son désaccord avec le premier ministre
Klein, qui jugeait injuste une interdiction de fumer dans tous les lieux
publics et les milieux de travail de lAlberta. Le premier ministre recommandait
de ne pas dépasser les bornes52 et estimait que les personnes travaillant
dans un environnement de fumeurs navaient quà se trouver un emploi ailleurs
si la fumée les dérangeait. Le nouveau lieutenant-gouverneur espérait,
par ses observations, encourager les jeunes à ne pas prendre cette habitude
nocive : « Je déteste mimmiscer dans la vie des gens, mais si on me demande
mon avis, je pense que je devrais me prononcer en faveur de linterdiction53.
»
Ces observations étaient certes contraires à la position du premier ministre,
mais elles allaient dans le sens des positions de plusieurs ministères
et organismes gouvernementaux qui étaient davis que linterdiction de
fumer améliorerait la santé générale des Albertains. Cest dailleurs Iris
Evans, ministre de la Santé de Klein, qui avait proposé linterdiction
de la cigarette. Parmi les partisans de linterdiction se trouvait aussi
lAADAC (Alberta Alcohol and Drug Abuse Commission), dont le dirigeant
en matière de réduction du tabagisme, Lloyd Carr, a soutenu que si on augmente
le nombre dendroits où la cigarette est interdite, les gens multiplieront
leurs tentatives pour arrêter de fumer54. Le médecin-chef de la Capital
Health Region souscrivait aussi à linterdiction : « Il est important dinterdire
de fumer si lon veut prévenir lexposition à la fumée de tabac ambiante
(fumée secondaire), en particulier chez les personnes qui travaillent dans
des endroits comme les bars55. »
Face à tant de pressions, Klein a été forcé dadmettre quil était en position
minoritaire et, plutôt que de rejeter linterdiction de fumer en opposant
un veto, il a promis de consulter son caucus, disant que les comités permanents
chargés des politiques discuteraient du projet de manière transparente,
et quensuite la question serait débattue à lAssemblée législative56.
Souhaitant éviter le tabagisme chez les enfants, Kwong a ouvertement offert
son soutien à une majorité de personnes favorables à linterdiction, afin
de garantir une résolution plus démocratique du problème. Et, même si des
spécialistes embauchés par la province se sont prononcés sur la question
à lencontre de la position du premier ministre, les commentaires du lieutenant-gouverneur
ont, pour une raison ou pour une autre, été jugés inappropriés. Le
Regina Leader Post a rapporté que : « Le lieutenant-gouverneur nouvellement nommé
de lAlberta, Norman Kwong, faisant fi du protocole royal, est intervenu
dans le litigieux débat sur le tabac jeudi et sest prononcé publiquement
en désaccord avec le premier ministre Ralph Klein, qui sopposait à une
interdiction de fumer dans tous les lieux publics et les milieux de travail
de la province57. »
Larry Johnrude et Bill Mah de lEdmonton Journal ont
repris presque mot pour mot la critique du Leader Post. Manifestement,
les journalistes jugeaient tout à fait inacceptable quun lieutenant-gouverneur
se dérobe au protocole royal, mais étaient beaucoup moins sévères à lendroit
dun premier ministre qui tentait desquiver un débat démocratique. Les
membres du grand public se sont fait lécho des condamnations, même celle
formulée par un certain Thomas Koch de Spring Lake, en Alberta, qui blâmait
le lieutenant-gouverneur :
Dans une démocratie constitutionnelle, le rôle du monarque et de ses représentants
est principalement cérémoniel et suppose une activité politique uniquement
pour dissoudre lAssemblée législative et assermenter les représentants
élus démocratiquement. [
] Kwong ferait mieux de se contenter de couper
quelques rubans, de recevoir pour le thé et de laisser les questions politiques
aux électeurs et à leurs représentants élus58.
Thomas Koch avait passé sous silence que la majorité démocratique était
en faveur de linterdiction de fumer, un fait qui a été souligné par la
suite lorsque linterdiction a été adoptée par lAssemblée législative.
Toute cette controverse a peut-être été exagérée, mais, si lon considère
la démocratie comme étant la volonté du peuple, le lieutenant-gouverneur
na pas agi à lencontre du processus démocratique, mais la plutôt appuyé.
Notes
1. Peter J. T.OHearn, Peace, Order and Good Government: A New Constitution for Canada, Toronto, The Macmillan Company of Canada, 1964, p. 100.
2. J.M. Beck, dir., The Shaping of Canadian Federalism: Central Authority or Provincial Right?, Toronto, Copp Clark Publishing, 1971, p. 70.
3. Lettre du lieutenant-gouverneur William Walsh à William Aberhart. Archives
provinciales de lAlberta, microfiche PAA 69.281 1038.
4. Ibidem.
5. Lettre du lieutenant-gouverneur William Walsh au premier ministre William
Aberhart, 31 août 1936, p. 2. Archives provinciales de lAlberta, microfiche
PAA 69.289 1038.
6. Ibidem.
7. Ibidem.
8. Lettre dArthur Meighen à William Griesbach, 16 août 1937. Edmonton
Archives MS 209 F 284
9. Credit of Regulation Act, article 7.
10. Ernest Watkins, The Golden Province: Political Alberta, Calgary, Sandstone
Publishing, 1980, p. 126
11. Canada, Chambre des communes, Débats, 1938, p. 178.
12. David Raymond Elliot et Iris Miller, Bible Bill: A Biography of William Aberhart, Edmonton, Reidmore Books, 1987, p. 272-273.
13. Ibidem.
14. Ibidem.
15. Journal de Mackenzie King. Le mardi 28 septembre 1937.
16. Lettre du lieutenant-gouverneur Bowen au premier ministre William Aberhart,
1er octobre 1937. Archives provinciales de lAlberta, microfiche PAA 68.289.
17. [1938] R.C.S. 71, 2 D.L.R. 8
18. Norman Ward, « William Aberhart in the Year of the Tiger », The Dalhousie Review, vol. 54, no 3, p. 477.
19. Ibidem.
20. Ibidem, p. 475.
21. Jim Davies, Edmonton Journal, 12 juillet 1976 (consulté à la bibliothèque
de lAssemblée législative de lAlberta, microfiche Lieutenant Governor
1976).
22. Ibidem.
23. Ibidem.
24. Lettre de Ralph Steinhauer au gouverneur général Jules Léger, 27 novembre
1975. Archives provinciales de lAlberta, PAA 87.265 J-2.
25. Ibidem.
26. David E. Smith, The Invisible Crown: The First Principle of Canadian Government, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 55.
27. Jim Davies, op. cit.
28. Ibidem.
29. Ibidem.
30. « Steinhauer refuses to resign », Calgary Albertan, 18 avril 1977 (consulté
à la bibliothèque de lAssemblée législative de lAlberta, microfiche
Lieutenant Governor 1977).
31. Alberta Status Indian Land Claims. Archives provinciales de lAlberta.
PAA 85. 401.
32. Communiqué de presse de la Metis Association of Alberta, 2 mai 1977.
Archives publiques de lAlberta. PAA 79.338, boîte 9 L-9.
33. Lettre de lAlberta Human Rights and Civil Liberties Association au
lieutenant-gouverneur Ralph Steinhauer, 5 mai 1977. Archives publiques
de lAlberta. PAA 79.338, boîte 9 L-9.
34. « Steinhauer caught in controversy », Calgary Herald, 18 avril 1977
(consulté à la bibliothèque de lAssemblée législative de lAlberta, microfiche
Lieutenant Governor 1977).
35. Guy Demarino, « Lieutenant-governor walking a tightrope », Edmonton Journal, 16 avril 1977 (consulté à la bibliothèque de lAssemblée législative
de lAlberta, microfiche Lieutenant Governor 1977).
36. Province de lAlberta, Alberta Hansard, 18e
législature, 3e session,
21 avril 1977, p. 876.
37. Guy Demarino, op. cit.
38. Ibidem.
39. Lettre dEugene Steinhauer au premier ministre Peter Lougheed, 18 novembre
1981. Archives provinciales de lAlberta, PAA 85.401 903
40. Keith Brownsey, « Ralph Klein and the Hollowing of Alberta », dans
Trevor W. Harrison, The Return of the Trojan Horse: Alberta and the New World (Dis)Order, Montréal, Black Rose Books, 2005, p. 33.
41. Joan Crockatt, « Lt.-Gov. wouldnt OK grant from Kowalski », Edmonton Journal, Edmonton, 23 décembre 1994, p. A1 (dernière édition).
42. « Alberta lieutenant-governor blocked iffy grant », The Gazette, Montréal,
24 décembre 1994, p E3 (dernière édition).
43. Ibidem.
44. Ibidem.
45. Ashley Geddes, « I expect to be in trouble all the rest of my life;
Bud Olson, le lieutenant-gouverneur de lAlberta, ancien ministre libéral,
pragmatique impénitent, a toujours dit ce quil pensait. Même si cela lui
causait des ennuis. », Edmonton Journal, Edmonton, 15 décembre 1996, p.
F3 (dernière édition).
46. « Hole Hints and involvement », Calgary Herald, Calgary, 17 mars 2000,
p. A6.
47 Ken Munro, The Maple Crown in Alberta: The Office of Lieutenant Governor 1905-2005, Victoria, Trafford, 2005, p. 107.
48. Ashley Geddes, « Lt.Gov. wont block passage of health bill », Edmonton Journal, Edmonton, 18 mars 2000, p. A1.
49. Jeff Holubitsky, « Experts doubt Hole would kill bill », Edmonton Journal,
Edmonton, 17 mars 2000, p. A18.
50. « Lois Hole made an error », Edmonton Journal, Edmonton, 18 mars 2000,
p. A18.
51. Ashley Geddes, op. cit.
52. Larry Johnsrude et Bill Mah. « Kwong comes down on side of smoking
ban », Edmonton Journal, Edmonton, 21 janvier 2005, p. A3 (dernière édition).
53. Ibidem.
54. Ibidem.
55. Ibidem.
56. Graham Thomson, « Ralph left gasping », Leader-Post, Regina, 25 janvier
2005, p. B7.
57. « Kwong enters smoking debate », Leader-Post, Regina, 21 janvier 2005,
p. F5.
58. Thomas Koch, « A Matter of opinion: Lt.-Gov. Kwong overstepped his
bounds », Edmonton Journal, Edmonton, 23 janvier 2005, p. A13.
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