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Graham Steele, MAL
La convention relative aux affaires en instance (sub judice) est une contrainte
quun parlement simpose pour garantir un équilibre raisonnable entre la
liberté dexpression des parlementaires et léquité des procès des prévenus.
Dans le présent article, lauteur soutient que cette convention est souvent
mal comprise. Nombreux sont ceux qui pensent que la règle interdit de parler
de toute affaire dont les tribunaux sont saisis. Il est affirmé dans larticle
quil sagit là dune interprétation trop large. Appliquée ainsi, la convention
tend à réprimer le débat parlementaire, même lorsquil ny a pas le moindre
risque de nuire à léquité dun procès. Lauteur présente des exemples
du bon et du mauvais usage de la convention et préconise une approche plus
équilibrée afin de concilier la liberté dexpression et léquité des procès.
Dans les parlements du Commonwealth, la convention qui impose une certaine
restriction à la discussion daffaires dont les tribunaux sont saisis est
appelée « convention relative aux affaires en instance ». Celle-ci a pour
but est de préserver léquilibre entre la liberté dexpression au parlement
et léquité dans la conduite des procès. Il sagit, dans les deux cas,
de valeurs importantes. Aucune des deux ne doit entièrement primer lautre.
On peut invoquer six raisons principales pour lesquelles le parlement doit
éviter de laisser la convention se transformer en une restriction automatique
et trop large du débat parlementaire.
Dabord, il faut protéger assidûment la souveraineté du parlement. Il a
fallu des siècles pour établir les droits des parlements inspirés du modèle
de Westminster. Il ne faut donc pas les sacrifier à la légère. Les parlements
ne doivent jamais céder de façon automatique à quelque processus que ce
soit.
Deuxièmement, lobjet du débat parlementaire diffère de celui des instances
judiciaires. Ainsi, une enquête policière vise à établir sil y a lieu
de porter des accusations au pénal. Si des accusations sont portées, il
ne peut y avoir condamnation que si la preuve permet de dissiper tout doute
raisonnable. Et sil y a condamnation, une sanction est imposée pour transgression
des normes sociales. Les délibérations parlementaires sont fort différentes,
car elles portent exclusivement sur la politique dintérêt public.
Troisièmement, il arrive souvent que le parlement et les tribunaux soient
saisis en même temps de questions importantes. « Dailleurs, il nest pas
rare que ladoption dune loi par le Parlement vise effectivement à influencer
lissue daffaires en instance devant les tribunaux1. »
Quatrièmement, les procédures judiciaires peuvent traîner pendant des années
et ne pas aboutir à une conclusion nette. Le parlement aurait horreur dadopter
des règles qui auraient pour effet de paralyser le débat pendant une période
indéterminée.
Cinquièmement, il existe, dhabitude, des mesures moins radicales qui permettent
de poursuivre les débats sans porter préjudice aux procès.
Enfin, il est difficile de trouver des exemples avérés où le discours tenu
au parlement aurait influé de façon démontrable sur des instances judiciaires.
Nous devrions peut-être nous garder de trop recourir à la convention si
la menace réelle pour ces procédures se concrétise si rarement.
Ce que la convention nest pas
Un point de départ utile est de dire ce que la convention relative aux
affaires en instance nest pas. Il ne manque pas de raisons pour lesquelles
un parlementaire peut refuser de parler dune affaire dont les tribunaux
sont saisis. Dans chaque cas, la raison peut être exprimée en ces termes :
« Les tribunaux sont saisis de laffaire. Je ne peux donc pas en parler... »
Chacune de ces raisons a sa légitimité, mais aucune ne doit interdire le
débat parlementaire.
Voici quelques raisons, en dehors de la convention, qui peuvent inciter
une personne à sabstenir de toute observation.
Il y a les contraintes stratégiques que simposent les parties à un procès.
Une déclaration publique peut modifier la position des parties en ce qui
concerne la stratégie dinstance, la preuve, la stratégie ou les négociations
de règlement ou les témoins. Parfois, il est plus sage de garder le silence.
Il sagit dun choix stratégique que les parties simposent elles-mêmes.
Cela na aucune influence sur lautorisation ou non du débat parlementaire.
Cela veut simplement dire que, sil y a débat, une partie (dhabitude le
gouvernement) choisit de sabstenir dy participer.
Il y a lobligation déontologique des avocats envers leurs clients. Au
Canada, cette obligation est le plus souvent prévue dans le code de déontologie
régissant un barreau qui se réglemente soi-même. Les avocats sont tenus
de sabstenir de faire des déclarations publiques sans le consentement
de leur client. Il sagit dune affaire qui concerne lavocat et le client
et qui ninflue aucunement sur la question de savoir sil y a lieu dautoriser
un débat parlementaire.
Les avocats ont une obligation déontologique envers les tribunaux. Là encore,
cette obligation est prévue dans le code de déontologie du barreau. Il
ny a pas si longtemps, la plupart des avocats refusaient régulièrement
de faire quelque observation que soit en dehors de la salle daudience.
Le principe voulait que les avocats doivent présenter leurs éléments de
preuve et leur argumentation à la cour. Il était jugé irrespectueux et
indigne du processus judiciaire quun avocat dise quoi que ce soit aux
médias à lextérieur de la salle daudience. Avec le temps, ces restrictions
dordre éthique se sont assouplies. Il arrive maintenant fréquemment que
des avocats sadressent aux médias. Ils conservent néanmoins lobligation
déontologique dêtre justes, exacts, et respectueux du tribunal. Cette
restriction constitue une obligation déontologique des avocats, qui doivent
faire respecter ladministration de la justice. Elle na aucune incidence
sur lautorisation dun débat parlementaire.
Un usage parlementaire veut quon ne puisse contraindre un ministre à répondre
à une question. Ce droit parlementaire de garder le silence sapplique
à tout moment et pour tous les sujets, que les tribunaux soient saisis
dune affaire ou non. Là encore, il ny a aucune incidence sur lautorisation
dun débat parlementaire.
Il y encore des limites dordre pratique : il est possible que dautres
moyens que le parlement soient mieux adaptés pour obtenir de linformation
sur les faits. Il est fort courant quune question dintérêt public fasse
lobjet dune enquête policière, publique ou interne, dune vérification
ou dun ensemble de ces divers éléments. Daprès mon expérience, ces processus
réussissent habituellement mieux à cerner les faits quun comité parlementaire,
bien que chacun ait un objectif, des moyens et des échéanciers différents.
Le parlement peut parfois croire que ses propres enquêtes et débats seront
plus efficaces sil attend que ces autres démarches aient suivi leur cours
ou soient, au moins, bien avancées. Mais il sagit là dun conseil dicté
par la prudence. Il ny a aucune incidence sur le bien-fondé ou non dun
débat parlementaire.
Il y a le droit juridique de chacun contre lauto-incrimination. Le paragraphe
11c) de la Charte des droits dit que « tout inculpé a le droit [...] de me
pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée
contre lui pour linfraction quon lui reproche ». Par ailleurs, larticle
13 dit : « Chacun a droit à ce quaucun témoignage incriminant quil donne
ne soit utilisé pour lincriminer dans dautres procédures... » Aucun de
ces motifs ne peut justifier que quiconque refuse de sexprimer à lintérieur
du parlement (dans le cas dun parlementaire) ou de répondre au parlement
(dans le cas dun témoin qui comparaît devant un comité). Même en labsence
de la protection de la Charte, limmunité et le privilège parlementaires
font en sorte que rien de ce qui est dit au parlement ne peut servir dans
quelque autre instance. Le droit de ne pas sincriminer na donc aucune
incidence sur lautorisation dun débat parlementaire.
Il y a, enfin, la protection garantie par la loi sur les renseignements
personnels qui (entre autres choses) empêche les ministres de discuter
de cas particuliers en public.
Lorsque des parlementaires sont motivés par lune ou lautre de ces raisons,
ils peuvent sembler invoquer la convention relative aux affaires en instance
ou peuvent être convaincus quils le font, en disant : « Je ne peux parler
dune affaire dont les tribunaux sont saisis. » Mais il nous faut éviter
la confusion. Ce que le député veut peut-être dire en fait, cest : « Je
ne veux pas parler de cette question. » Cest bien autre chose.
Ce quest la convention
Toute discussion portant sur la convention relative aux affaires en instance
au Canada doit débuter par le premier rapport du Comité spécial de la Chambre
des communes sur les droits et immunités des députés, publié en 19772.
Trente ans plus tard, il sagit toujours de létude canadienne du sujet
qui est la meilleure et la plus réfléchie.
La majeure partie du rapport de ce comité spécial est consacrée à une étude
approfondie des précédents. Les conclusions de fond se trouvent aux paragraphes
21 à 24, qui peuvent se résumer ainsi :
-
La justification de la convention na pas été établie au-delà de tout doute.
La liberté de la Chambre ne devrait pas être restreinte par une convention
dont lexistence nest pas même totalement justifiée (paragraphe 22).
-
La seule raison quon puisse invoquer pour la convention est le souci déviter
de nuire à des instances judiciaires (paragraphe 21).
-
Il est fort peu probable que les juges puissent être influencés par ce
qui se dit au Parlement. La convention vise donc à protéger les jurés et
les témoins contre les influences indues (paragraphe 21).
-
Le préjudice est le plus probable dans le cas des affaires de diffamation
au pénal et au civil, lorsquil y a jury (paragraphe 24).
-
La convention nest certainement pas une règle (paragraphe 22).
-
Le Parlement ne devrait pas être plus limité dans ses débats, à propos
des instances judiciaires, que ne lest la presse qui en donne le compte
rendu (paragraphe 22).
-
Tous les députés devraient normalement faire preuve de jugement lorsquil
y a risque de préjudice pour des instances. Au cours de la période des
questions, le rôle du président doit être minimal, et la responsabilité
de faire preuve de retenue doit reposer surtout sur le député qui pose
la question et le ministre qui y répond (paragraphe 23).
-
Il serait peu sage de tenter dencadrer de règles précises lapplication
de la convention (paragraphe 24).
-
Le président devrait demeurer larbitre ultime, mais il ne devrait intervenir
que dans les cas exceptionnels où il lui semble clair que, sil ne le fait
pas, il y a risque de préjudice à lencontre de personnes bien précises
(paragraphe 24).
-
En cas de doute dans lesprit de la présidence, la présomption devrait
favoriser la tenue du débat plutôt que lapplication de la convention (paragraphe
24).
À mon avis, les recommandations du Comité spécial demeurent, 30 ans plus
tard, judicieuses et utiles. Elles devraient toujours constituer le fondement
de toute application de la convention relative aux affaires en instance
au Canada.
Au moins une assemblée législative au Canada a tenté de codifier la convention
dans son règlement. En Ontario, en effet, le paragraphe 23g) du règlement
dit ceci :
Pendant un débat, le président de lAssemblée rappelle au Règlement le
député qui :
g) fait référence à une question qui fait lobjet dune instance, selon
le cas :
(i) en cours devant un tribunal ou un juge pour décision judiciaire,
(ii) devant un organe quasi-judiciaire mis sur pied soit par lAssemblée,
soit en vertu dune loi de la Législature,
lorsque le président de lAssemblée est convaincu que pareille référence
risque de porter réellement et gravement atteinte au déroulement de linstance.
Quil sagisse dune convention non écrite ou codifiée dans le règlement,
celui qui préside les délibérations parlementaires et adopte les principes
du Comité spécial doit toujours se demander à quel moment au juste il y
a un risque évident de préjudice pour une instance. Souvent, il faut exercer
ce jugement sans préavis et dans le vif du débat. En pareille circonstance,
il y a une tendance naturelle à préférer la sécurité et à déclarer telle
question ou telle observation irrecevable. Mieux vaut prévenir que guérir,
nest-ce pas?
Peut-être pas. Le souci de sécurité risque de rompre de façon injuste léquilibre
entre la liberté dexpression au Parlement et léquité des procès. Voilà
qui va à lencontre des conseils du Comité spécial, qui a recommandé que,
en cas de doute, la liberté dexpression soit privilégiée. Ces précautions
sont également inutiles parce quil existe de bonnes lignes directrices
pratiques : le droit relatif à loutrage au tribunal.
Immunité parlementaire et outrage au tribunal
À coup sûr, les mieux placés pour savoir quand un préjudice est causé à
des instances judiciaires, ce sont les juges eux-mêmes. Le principal outil
à leur disposition pour prévenir le préjudice et assurer des procès équitables,
cest lintervention pour « outrage au tribunal ». Il existe, à cet égard,
un corpus juridique dimportance. Cest de ce côté que peuvent se tourner
ceux qui sont chargés de présider des délibérations parlementaires.
Avant dentrer dans le détail de la notion doutrage au tribunal, il importe
de répondre à une objection évidente : pourquoi les parlementaires se soucieraient-ils
doutrage au tribunal? Les parlementaires ne sont-ils pas totalement à
labri de toute poursuite au pénal et au civil, notamment pour outrage
au tribunal, qui découlerait de leurs interventions au parlement?
En réalité, le parlementaire ne jouit pas dimmunité sil agit dune arrestation
pour outrage criminel ou quelque autre crime. Cependant, cela ne veut pas
dire quil peut y avoir outrage, criminel ou autre, pour des propos tenus
au parlement.
Joseph Maingot a écrit ce qui suit dans son chapitre intitulé « Privilège
de la liberté de parole » :
En 1858, le juge Badgley, saisi dune question délection contestée dans
le Bas-Canada, fit observer que le député Bellingham, qui lavait accusé
de corruption dans un document écrit, « aurait mieux fait de confiner ses
insultes au parquet du Parlement ou du comité ».
La Cour supérieure du Québec, saisie dune question doutrage au tribunal,
a confirmé que tout ce qui est dit au cours des débats est protégé par
limmunité parlementaire et ne peut faire lobjet daucune poursuite devant
les tribunaux3.
Ce dernier passage se rapporte à une cause dans laquelle un ministre fédéral
a sévèrement critiqué un juge après que son ministère avait perdu lors
de poursuites intentées en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions. Le ministre a été jugé coupable doutrage au tribunal en raison
de ses propos, qui avaient été tenus dans un salon des Communes, adjacent
à la Chambre. Le juge a déclaré ce qui suit :
... il est incontestable que tout ce qui se dit dans la salle de la Chambre
des communes ne peut faire lobjet daucune instance judiciaire. [...]
Compte tenu du fait que le privilège absolu ne se rattache quaux travaux
du Parlement, il me semble presque aller de soi, étant donné les textes
cités plus haut, quil ne sapplique pas aux déclarations faites en réponse
aux journalistes dans un lieu prévu à cette fin et qui est distinct de
lenceinte de la Chambre4.
La décision a été confirmée par la Cour dappel du Québec5.
La thèse centrale du présent document, cest que, si les tribunaux ne peuvent
intervenir au parlement pour protéger léquité dun procès, la convention
relative aux affaires en instance doit être appliquée lorsque les propos
tenus au parlement feraient lobjet dune poursuite pour outrage sils
avaient été tenus à lextérieur de la Chambre.
La convention relative aux affaires en instance devient une expression,
fondée sur des principes, de la déférence du parlement à légard des tribunaux.
En dautres termes, il sagit du pendant parlementaire des règles relatives
à loutrage au tribunal, mais interprétées et appliquées par les parlementaires.
Outrage au tribunal
L« outrage au tribunal » se rattache à la compétence inhérente que possèdent
les tribunaux en matière de gestion de leurs propres délibérations. Quiconque
adopte un comportement, à lintérieur ou à lextérieur de la cour, qui
menace léquité dun procès sexpose à être sanctionné pour outrage. La
personne reconnue coupable doutrage est passible dune amende ou même
dune peine demprisonnement.
L« outrage au tribunal », est le seul crime de droit commun au Canada, cest-à-dire
quil nest pas codifié dans le Code criminel et que sa portée est déterminée
uniquement par rapport aux usages passés et aux besoins actuels. Le tribunal
sen occupe directement, sans lintervention de la police ni des procureurs.
Cette caractéristique de loutrage au tribunal confère à ce crime un certain
degré dincertitude : quest-ce qui constitue un outrage, au juste?
Pour les parlementaires, une difficulté supplémentaire réside dans le fait
quil existe fort peu de précédents de procès pour outrage intentés contre
des parlementaires ou même de cas où un juge sest inquiété de propos parlementaires.
Il faut chercher des lumières ailleurs.
Heureusement, le Comité spécial de 1977 a proposé une analogie utile et
intéressante :
... elle [la convention] ne devrait être en aucun cas considérée comme
une règle bien établie à laquelle il faudrait se conformer. Il ne serait
pas raisonnable de dire que le Parlement devrait être astreint en ce qui
concerne des commentaires faits en Chambre se rapportant à des procédures
judiciaires, à des restrictions qui ne sappliqueraient pas à la presse.
À linstar du Comité spécial, je crois que nous avons beaucoup à apprendre
des journalistes en ce qui concerne la convention relative aux affaires
en instance. Les journalistes se posent à ce propos les mêmes questions
que les parlementaires, mais bien plus souvent, car ils écrivent tous les
jours ou diffusent des textes sur les ondes au sujet des travaux des tribunaux.
En raison du nombre des articles ou reportages, il y a bien plus dexemples
de poursuites pour outrages contre des journalistes ou des médias. Plus
il y a de précédents, plus il y a dindications.
Un ouvrage récent du professeur Dean Jobb traite de façon approfondie et
structurée de la question des contraintes qui encadrent le travail des
journalistes6.
Certes, il est impossible de dresser une liste complète de règles sur loutrage
au tribunal, mais, comme il sagit dun crime particulier relevant de la common law, il est possible de dégager des principes généraux des précédents :
-
Le pouvoir judiciaire de sévir contre loutrage vise à « garder la justice
claire et pure pour que les parties puissent agir avec sûreté pour elles
et ceux quelles représentent ».
-
Loutrage peut prendre diverses formes et, notamment, causer un préjudice
à lune des parties (dhabitude lintimé, dans les instances pénales),
occasionner des retards ou des dépenses indus, ou donner limpression dune
injustice notable.
-
Pour constituer un acte doutrage, une publication doit « présenter un risque
réel dingérence dans ladministration de la justice plutôt quune simple
possibilité ». Pour reprendre les mots employés à la Chambre des lords du
Royaume-Uni, « le préjudice doit être plus quun élément insignifiant ou
trivial, mais moins quune certitude ». Dans le même ordre didées, on peut
dire quune ordonnance de non-publication ne peut être imposée que si linformation
présente un « risque réel et important » pour la tenue dun procès équitable,
et les juges doivent limiter la portée de linterdiction pour garantir
que le public recevra autant dinformation que possible sur la cause.
- Comme loutrage est un crime de droit commun, chaque autorité possède ses
propres normes. Ainsi, certains actes peuvent être considérés comme un
outrage en Alberta et non en Ontario; ou être considérés comme tels en
Ontario, mais non en Nouvelle-Écosse.
- Lorsquil sagit de savoir sil y a outrage, il faut tenir compte de toutes
les circonstances.
- Lun des facteurs les plus importants est dordre temporel : plus on est
près du procès ou du choix des jurés, plus le risque de préjudice est grand.
Si le procès doit avoir lieu dans des années ou même seulement quelques
mois, il ny a pas de risque réaliste de préjudice. Si le procès est en
cours, le préjudice est plus probable.
- Il existe dautres facteurs à prendre en considération : y aura-t-il un
jury? Comment linformation est-elle présentée (de manière sensationnaliste
ou équilibrée)? Quels sont les enjeux du procès?
- Il existe pour les journalistes quelques zones floues : supposer quun prévenu
est coupable; sattaquer à la personnalité dun prévenu; faire état de
condamnations antérieures; dire quil y a eu des aveux; montrer des photographies
du prévenu, sil y a un problème didentification. Lélément commun est
que les jurés ou ceux qui sont susceptibles de le devenir peuvent être
mis en contact avec une information qui nest pas admissible devant un
tribunal. Et ce type dinformation nest pas admis justement parce quil
est injustement préjudiciable.
- Cest un outrage que de déroger à une ordonnance de non-publication ou
encore didentifier un témoin ou un prévenu dont lidentité est protégée.
Voilà donc les restrictions qui encadrent le travail des journalistes.
Ce sont en fait exactement les restrictions que les parlementaires simposent
lorsquils parlent à lextérieur de la chambre. Mais quen est-il de ce
qui se passe à lintérieur de la chambre?
Signaux dalerte pour les présidents de séance
Les règles en matière doutrage qui sappliquent aux journalistes sappliquent
aussi en gros dans lenceinte parlementaire, mais quelques réserves simposent.
Personne ne sattend que les présidents de séance puissent appliquer le
droit relatif à loutrage avec précision. La chambre nest pas une salle
de tribunal, et les présidents de séance et les greffiers au Bureau nont
pas à être des juristes. Le droit relatif à loutrage, comme tout concept
relevant de la common law, évolue sans cesse. Néanmoins, les contours généraux
de ce domaine du droit sont raisonnablement clairs, et son application
nest pas plus difficile que celle du droit parlementaire que les présidents
de séance et les greffiers au Bureau doivent faire respecter au cours de
toutes les séances.
Il y a aussi la réalité, quil ne faut pas se cacher, que les propos des
parlementaires ne font pas, en soi, beaucoup de bruit. Rares sont les auditeurs
qui assistent aux séances; le hansard ne possède pas le lectorat dun quotidien
local; même la télédiffusion des débats na pas la cote découte du bulletin
dinformation de lheure du dîner ou de Star Académie. Pour avoir une influence
sur un groupe de jurés, il faudrait que les propos des parlementaires soient
relayés par les grands moyens de communication. Mais les médias assurent
déjà un filtrage de ces propos en raison des règles relatives à loutrage.
Ils ne rapportent rien de ce quun politicien peut dire qui risque de constituer
un outrage, car ils pourraient eux-mêmes être mis en accusation. Les situations
où une intervention au parlement peut présenter un risque réel et important
de préjudice se résument donc aux rares cas où le parlementaire dit quelque
chose de préjudiciable si quelquun en prend connaissance, par exemple
sil révèle lidentité dun prévenu ou dune victime, alors que cette identité
est protégée par un interdit de publication.
Ces réserves une fois faites, il nous est maintenant possible dénumérer
les « signaux dalerte » auxquels un président de séance peut être attentif.
Dans aucun de ces cas, le parlementaire ne doit automatiquement se faire
enlever la parole. Il sagit simplement dindications montrant que le risque
augmente. La liste ne doit pas non plus être considérée comme exhaustive.
Dans chaque cas, il faut tenir compte de lensemble des circonstances.
Voici une liste partielle des « signaux dalerte » :
- Un procès est imminent ou en cours, et il se déroule avec jury. Lélément
temporel est peut-être le critère le plus critique du point de vue de loutrage.
- Le député tient des propos sur les caractéristiques personnelles dun juge
qui entend une cause ou sur la façon dont le juge mène une affaire qui
nest pas encore close.
- Le député attribue la culpabilité à un intimé nommé au pénal dont le procès
nest pas terminé ou il tient des propos sur la personnalité du prévenu
(y compris en parlant de condamnations antérieures).
- Le député préconise une décision particulière dans une cause précise dont
laudition nest pas encore terminée.
- Le député commence à révéler de linformation qui nest pas du domaine
public, par exemple des renseignements qui font lobjet dun interdit de
publication, des précisions sur une audience à huis clos, ou encore lidentité
dun suspect qui na pas été inculpé.
- Le député commence à tenir des propos qui pourraient être considérés comme
de lintimidation de témoins ou de personnes qui peuvent être appelées
à lêtre.
- Le député se reporte à une instance judiciaire dans laquelle lui-même ou
un autre député sont personnellement en cause.
Signaux de « champ libre » pour les présidents de séance
Il y a dautres situations où, de façon réaliste, les risques de préjudice
pour une instance judiciaire sont minimes ou nuls. Je dirais quil sagit
de signaux de « champ libre », car il faut normalement autoriser les députés
à poursuivre. Toutefois, comme dans le cas des « signaux dalerte », il ne
faut présumer, dans aucun cas, que la convention relative aux affaires
en instance ne sapplique. Ces signaux de « champ libre » indiquent simplement
que le risque de préjudice est minime. Ici non plus, la liste ne doit pas
être considérée comme exhaustive. Dans nimporte quel cas, il faut tenir
compte de toutes les circonstances.
Étape de lenquête : On donne parfois à entendre que le parlement ne devrait
pas aborder des questions qui font lobjet dune enquête policière. (Il
faut ici, bien entendu, prendre soin de distinguer entre la procédure courante
de la police, qui sabstient de tout commentaire sur ses enquêtes au motif
quelles risquent dêtre compromises par la divulgation prématurée de renseignements.
Cette façon de faire de la police ne constitue pas, en soi, une raison
pour limiter le débat au parlement.)
Il peut sagir dun sage conseil de prudence, mais lapplication de la
convention relative aux affaires en instance est presque toujours injustifiée.
(Il faut, bien entendu, prendre soin détablir une distinction avec le
droit des ministres de refuser, au parlement, de confirmer ou de nier quune
enquête est en cours ou que telle personne fait lobjet dune enquête.
Pour le gouvernement, sabstenir de commenter représente une bonne politique
dintérêt public, mais ce nest pas, en soi, une raison de limiter le débat
au parlement.)
La raison fondamentale, cest quil ny a, par définition, aucune instance
judiciaire et quil ny en aura peut-être jamais. La seule participation
judiciaire est accessoire, par exemple le fait daccorder des mandats de
perquisition. Il ne peut y avoir de risque réel et important de préjudice
à une instance judiciaire sil ny en a pas, en réalité.
En soi, les enquêtes policières peuvent constituer une importante question
de politique dintérêt public. Le fait quune enquête soit entreprise (ou
non) ou que telle personne fasse lobjet dune enquête (ou non) peut assurément
donner lieu, de façon légitime, à des observations au parlement. Aucune
personne qui participe à des instances judiciaires juge, procureur, shérif,
agent de police ou autre nest au-dessus des commentaires ou des critiques.
Les parlementaires ont un certain nombre dautres raisons de répugner à
céder leur droit à la libre expression à cause dune enquête policière :
- Nous devrions probablement faire davantage confiance à notre police au
lieu de croire que des propos tenus au parlement peuvent la détourner de
son travail. Comme les juges et les procureurs, les forces policières au
Canada peuvent être, de façon justifiable, considérés comme des éléments
fort solides.
- Les enquêtes peuvent prendre des années. Le parlement doit abhorrer limiter
le débat pendant une période indéfinie.
- Une enquête naboutit pas forcément à une inculpation.
- La police ne confirme pas toujours quune enquête est en cours. Le parlement
devrait tenir à éviter de limiter le débat simplement parce que des spéculations
donnent à penser quune enquête est peut-être en cours.
Néanmoins, il est possible dimaginer des cas où des propos tenus au parlement
présentent un risque réel de préjudice pour une enquête. Dans un cas extrême,
il pourrait arriver quun parlementaire veuille profiter de limmunité
parlementaire pour faire une révélation qui serait criminelle ou tiendrait
de loutrage si elle était faite à lextérieur du Parlement, par exemple
le contenu dune demande scellée de mandat de perquisition ou encore lexistence
ou lidentité dun enquêteur infiltré ou dun informateur confidentiel.
Il est à peine imaginable quun parlementaire veuille se comporter de la
sorte ou que cela soit pertinent dans un débat sur une politique dintérêt
public. Aucun média ne publierait ou ne diffuserait pareille révélation,
car il sexposerait à des sanctions. Il demeure que cela peut se produire,
et ce serait le moment dinvoquer la convention relative aux affaires en
instance ou à un mécanisme analogue.
Système de justice civile : Un tribunal « civil », cest, en somme, tout tribunal
qui nest pas pénal. Le plus souvent, le tribunal civil arbitre des différends
entre des intérêts privés.
Aux fins de la convention relative aux affaires en instance, il y a trois
grandes différences entre les causes pénales et civiles. Et toutes ces
distinctions tendent à faire diminuer la nécessité de recourir à la convention
dans le cas des causes civiles.
Dabord, au Canada, la très grande majorité des procès au civil se tiennent
sans jury. On peut donc laisser de côté la question de linfluence qui
pourrait sexercer sur les candidats jurés ou les jurés eux-mêmes.
Dans certaines provinces, les procès pour libelle ou diffamation se déroulent
devant jury, à moins que les parties ne sentendent pour quil en aille
autrement. Cela tombe sous le sens, car lessence dune action en diffamation
est leffet sur le public des déclarations présentées comme diffamatoires.
Le problème réside dans le fait que les actions en diffamation peuvent
être intentées précisément pour paralyser le débat public sur certains
projets. Cest un phénomène quon appelle couramment « poursuite stratégique
contre la mobilisation publique ».
Les parlementaires devraient prendre soin de ne pas paralyser leur propre
débat lorsque cest précisément lun des buts que le plaignant vise en
intentant une action.
La deuxième grande différence entre le civil et le pénal, cest que la
vaste majorité des actions au civil naboutissent jamais à un procès. Alors
que seule une infime partie des causes pénales se terminent par un retrait
des accusations, tout avocat qui plaide au civil confirmera quau moins
90 p. 100 des poursuites, et plus vraisemblablement de 95 à 98 p. 100, se
règlent ou sont abandonnées avant létape du procès.
Troisièmement, il sécoule souvent des années entre le moment où laction
est intentée et le procès ou encore le retrait ou le rejet de laction.
À la différence de ce qui se passe au pénal, il ny a aucune garantie constitutionnelle
du droit à un procès rapide au civil. Le parlement devrait se garder de
limiter le débat sur une question pour laquelle le procès tardera pendant
des années, à supposer quil ait jamais lieu.
Pour ces raisons, on doit sattendre que la convention relative aux affaires
en instance soit invoquée bien plus rarement pour les affaires civiles
que pour les causes pénales. Même dans les causes extrêmement rares où
il y aura un jury au civil, on na pas à tenir sérieusement compte du préjudice
tout comme dans les procès au pénal tant que le procès nest pas imminent
ou en cours. Le point crucial, le plus souvent, est le moment où laffaire
est « inscrite au rôle », cest-à-dire quand le plaignant fait savoir officiellement
quil est prêt pour le procès. Lorsquil y a inscription au rôle, il est
plus probable, bien que ce soit encore loin dêtre certain, quun procès
aura effectivement lieu.
Commissions royales et enquêtes publiques : Il y a eu quelque discussion
entre les autorités sur lapplication de la convention dans le cas des
commissions royales et dautres formes denquêtes publiques.
Alors que les auteurs anciens semblent divisés, un consensus semble se
dessiner chez les modernes pour dire que la convention sapplique, en principe,
aux commissions et aux enquêtes publiques. La question centrale est celle
de savoir si le discours tenu au parlement présente un risque réel et important
de préjudice pour la commission ou lenquête. Cest là le même critère
que celui des poursuites dans les tribunaux ordinaires.
Nous devrions cependant nous attendre que la convention ne sapplique que
rarement aux commissions et aux enquêtes, la principale raison étant quil
sagit précisément denquêtes. Ce ne sont pas des instances judiciaires
dont lenjeu est la culpabilité pénale ou la responsabilité civile. Les
objectifs diffèrent de ceux des tribunaux. En outre, les enquêtes publiques,
par leur nature même, comportent un élément dintérêt public. On ne peut
souhaiter écarter le débat parlementaire, peut-être pendant des années,
lorsquil sagit dun enjeu de politique dintérêt public qui est jugé
assez important pour justifier une enquête publique. En outre, la préoccupation
principale des systèmes de justice pénale et civile, soit la protection
des jurys contre toute influence indue, est tout à fait absente des enquêtes
publiques.
Il peut arriver quon ait des motifs de craindre lintimidation de témoins
ou la divulgation de renseignements que le commissaire chargé de lenquête
a recueillis à huis clos ou dont il a interdit la publication. Comme toujours,
lapproche la mieux ancrée sur des principes consiste à suivre un raisonnement
analogue à celui qui est tenu dans le cas dun outrage au tribunal, en
tenant compte, comme il se doit, des différences qui existent entre les
tribunaux ordinaires et les enquêtes publiques, par exemple labsence de
jury.
Le président de la Chambre des communes britannique a tenté détablir une
distinction entre les commissions royales qui sintéressent à la conduite
de personnes en particulier et les commissions royales qui étudient des
« questions plus vastes, dune importance nationale ». La convention relative
aux affaires en instance sappliquerait dans le premier cas, mais pas dans
le deuxième. Je ne suis pas convaincu de lutilité de cette distinction,
car, le plus souvent, les enquêtes publiques ne se rangent nettement ni
dans une catégorie ni dans lautre. Par exemple, une enquête publique récente
en Nouvelle-Écosse découlait dune collision mortelle qui mettait en cause
un jeune contrevenant qui aurait dû être sous garde. Le rapport denquête
a présenté à la fois une étude soignée des faits et des recommandations
plus générales au sujet des jeunes à risque. Dans quelle catégorie faudrait-il
ranger cette enquête? Au fond, il est impossible de le dire, et il est
inutile dessayer.
Appels: Il existe, surtout au Royaume-Uni, des textes faisant autorité
qui appuient lapplication de la convention à létape des appels interjetés
au sujet dactions judiciaires. Le Comité spécial de la Chambre des communes
du Canada, en 1977, na pas abordé la question directement. Si lon reste
fidèle à lanalyse que jai élaborée, la convention ne devrait pas sy
appliquer, et cela, pour deux raisons.
Dabord, il ny a dans les appels ni jury, ni témoins, ni nouveaux éléments
de preuve. Les appels sont toujours entendus par des juges seulement. En
fait, les cours dappel sont généralement composées des meilleurs juges,
de ceux qui ont le plus dexpérience. On peut même soutenir que, dans tout
lappareil judiciaire, les juges dappel sont les moins susceptibles de
se faire influencer par des propos tenus au parlement. Par conséquent,
où se trouve au juste le « risque réel et important de préjudice » qui est
censé justifier le recours à la convention relative aux affaires en instance?
Je ne vois pas.
Deuxièmement, les appels peuvent parfois prendre des années, surtout si
une cause est soumise à la Cour dappel ou même à la Cour suprême du Canada.
Il y a lieu de se demander sil y a un juste équilibre dans une situation
où le parlement sinterdit pendant des années de parler dun sujet donné.
Il me semble beaucoup plus sensé de mettre fin au recours à la convention
lorsque la partie du procès où la preuve est recueillie est terminée ou,
sil y a jury, au moment où celui-ci est libéré. Dans les rares cas où
un appel est accueilli et un nouveau procès ordonné, la convention peut
sappliquer de nouveau, suivant les principes utilisés au départ.
Signaux incitant à la prudence pour les présidents dassemblée
Le système de justice administrative est une zone aux contours indécis.
Il regroupe une vaste gamme dorganismes, doffices, de commissions et
de tribunaux qui ont le pouvoir de recevoir des éléments de preuve et de
rendre des décisions ayant une incidence sur les droits et les obligations
des citoyens. Étant donné le nombre considérable de ces organes décisionnaires,
il est tout simplement impossible dénoncer des règles générales susceptibles
de sappliquer à tous. Certains tribunaux se rapprochent fort des tribunaux
de justice par leur structure, leurs méthodes et leurs pouvoirs. Dautres
organes ont des fonctions de réglementation ou de consultation, leurs membres
sont rémunérés ou non, leur travail a un caractère officiel ou officieux,
le personnel possède une formation ou non, lentité a un personnel ou nen
a pas.
Il est carrément impossible de voir clairement si la convention sapplique
dans le cas de la justice administrative et comment elle peut le faire.
Aucun tribunal na en commun avec les tribunaux supérieurs le pouvoir inhérent
de sévir contre loutrage. Par conséquent, tout effort en vue de traiter
la convention relative aux affaires en instance comme un prolongement parlementaire
de la compétence à légard de loutrage, thèse que jai défendue dans ces
pages, échoue immédiatement.
Des observateurs ont tenté daborder la question en introduisant une distinction
entre les tribunaux qui sont des « cours darchives » et ceux qui ne le sont
pas. La convention sappliquerait aux « cours darchives ». Le problème,
cest que lexpression « cour darchives » est vague et désuète. Devant tel
ou tel tribunal, il est impossible de dire sil sagit ou non dune « cour
darchives ». Cette distinction nest daucune utilité.
Le paragraphe 23g) du Règlement de lAssemblée législative ontarienne tente
détablir le même genre de distinction. Il parle de tribunaux « quasi judiciaires ».
La même critique est de mise : ce qualificatif est imprécis, et il est maintenant
plutôt dépassé. Il nest pas toujours évident que tel tribunal est « quasi
judiciaire » ou non. Le mieux que nous puissions dire, cest que, plus un
tribunal ressemble à une cour de justice et se comporte comme elle, plus
il est probable quil est « quasi judiciaire ».
Malgré ces difficultés dapplication dans tel ou tel cas, il semble clair,
selon les autorités, que la convention relative aux affaires en instance
doit sappliquer aux tribunaux administratifs, parce quils font partie
du système de justice.
Je soutiendrais même que la menace de préjudice risque dêtre plus grande
dans le cas dinstances de la justice administrative que dans des procès
au pénal ou au civil. Cest que, dans le cas des procès au pénal ou au
civil, lindépendance des juges est protégée par la Constitution et est
renforcée par des dispositions relatives à la rémunération, au mandat et
aux conditions de travail qui mettent les juges, pour ainsi dire, à labri
des soucis matériels. Ils possèdent également des outils de procédure puissants
et le pouvoir de sévir contre les outrages.
En revanche, les membres des tribunaux administratifs ont, le plus souvent,
un mandat bien plus bref et une rémunération très inférieure, et ils ne
disposent pas du pouvoir de sanctionner ni même de réprimander quiconque
nest pas lune des parties en présence. Ils sont nommés par le gouvernement
et peuvent être redevables au gouvernement de la reconduction de leur mandat,
de leur financement et de leurs conditions de travail. Sil est quelquun
qui risque dêtre influencé par des propos critiques au parlement, cest
plus probablement au niveau des tribunaux administratifs que des tribunaux
de justice.
Par ailleurs, il y a un nombre considérable dinstances administratives
qui se déroulent en même temps à nimporte quel moment donné, et une application
trop large de la convention relative aux affaires en instance mettrait
hors du champ des débats parlementaires des pans entiers de la politique
dintérêt public.
Il ne faut pas oublier non plus que la majeure partie des instances administratives,
ainsi que les propos parlementaires qui sy rapportent, ne reçoivent aucune
publicité, que la quasi-totalité de ces instances comportent un élément
dintérêt public qui en font des sujets auxquels les parlementaires peuvent
légitimement sintéresser; que ce qui est en jeu nest pas, dhabitude,
aussi important que dans un procès au pénal; quil nexiste pas déquivalent
administratif du jury, dont la protection contre les influences injustes
constitue lun des objectifs principaux de la convention relative aux affaires
en instance.
Options offertes aux présidents de séance en matière de procédure
Un président de séance qui remarque un des « signaux dalerte » a à sa disposition
un certain nombre doptions en matière de procédure qui lui permettent
de contenir le risque de façon satisfaisante, sans avoir à recourir à la
solution radicale qui consiste à enlever la parole au député.
Chose certaine, le président de séance voudra dabord avertir le député,
car nous pouvons présumer sans crainte quaucun député ne veut délibérément
porter préjudice à une instance judiciaire. Une fois informés du risque,
la plupart des députés sempresseront de revoir leur façon daborder la
question ou de reformuler leur intervention.
Il y a dautres options, selon les circonstances. Le président peut permettre
à un témoin de ne pas répondre ou déclarer le huis clos (dans le cas dun
comité), ou encore faire une brève pause pour avoir une discussion officieuse
avec le député au sujet de ses intentions. Selon la nature du débat, le
président de séance peut aussi demander au député sil est disposé à reporter
à un autre moment ses propos sur la question pour que la présidence ait
le temps de se renseigner sur les faits entourant une instance judiciaire
donnée.
Si un président de séance entend des propos qui, d'après lui, présentent
un risque réel et important de préjudice, mais sil a été incapable dinterrompre
le député à temps, il a la possibilité de faire rayer ces propos du compte
rendu, de façon quil ne reste pas de trace écrite permanente des propos
qui portent préjudice.
Pour trouver le juste équilibre entre la liberté dexpression des parlementaires
et léquité des procès, il est raisonnable de sattendre que le président
nenlève la parole au député quen dernier recours, paralysant ainsi tout
débat sur la question.
Deux exemples récents dapplication de la convention
Prenons maintenant les principes et les orientations proposés et appliquons-les
à deux cas, lun en Ontario et lautre en Nouvelle-Écosse, où la convention
a été invoquée.
En 2006, un député provincial de lOntario a tenu à lextérieur de lAssemblée
législative des propos exprimant sa très vive opposition à la possibilité
que la négociation de peine dans une affaire pénale particulière comporte
une ordonnance de dédommagement, cest-à-dire le versement dun certain
montant à la victime par les défenseurs. Sauf erreur, le point essentiel
de la position du député était quun criminel qui a de largent ne devrait
pas pouvoir « acheter » une peine plus légère en payant la victime. Le député
était certainement favorable à lindemnisation par dautres moyens, comme
le régime dindemnisation des victimes dactes criminels.
Une plainte a alors été formulée aux termes de la
Loi sur lintégrité des
députés. Cette plainte disait que le député avait violé la convention relative
aux affaires en instance et avait donc manqué à la Loi sur l'intégrité
des députés. Dans son rapport du 25 octobre, le commissaire à lintégrité
a fait droit à la plainte, mais il a recommandé quaucune sanction ne soit
imposée, recommandation qui a été appuyée par un vote majoritaire à lAssemblée
législative.
Javoue que, pour diverses raisons, la décision du commissaire me plonge
dans une profonde perplexité :
- Le député a tenu ses propos à lextérieur de lAssemblée législative. Par
définition, la convention ne peut donc pas sappliquer. Le Règlement de
lAssemblée, comme le texte lui-même le précise, ne sapplique quà ce
qui se passe à lAssemblée législative. Comment un député provincial peut-il
manquer au Règlement si son intervention a lieu à lextérieur de lAssemblée
législative?
- Le rapport du commissaire à lintégrité semble citer le Règlement de façon
erronée. Le Règlement exige quon établisse non seulement quil y a une
instance judiciaire en cours, mais aussi que lintervention « risque de
porter réellement et gravement atteinte au déroulement de linstance ».
Le commissaire à lintégrité sest demandé seulement si une instance judiciaire
était en cours (ce qui était le cas). Il ne sest aucunement demandé si,
en lespèce, les propos du député risquaient « de porter réellement et gravement
atteinte au déroulement de linstance ».
- Le commissaire à lintégrité signale que les propos du député nont pas
eu, en fait, quelque incidence que ce soit sur la négociation de plaidoyers
ni sur la peine imposée par le juge. Je présume que la plupart des procureurs
nieraient tout à fait que leur jugement ait pu être influencé par autre
chose que des considérations professionnelles. La conduite dun procureur
est régie par une jurisprudence bien établie, la politique ministérielle
et des normes professionnelles. Dans certaines provinces, le service des
poursuites est officiellement indépendant du gouvernement.
- Comme le commissaire à lintégrité le signale, les tractations avaient
lieu entre le procureur du ministère public et lavocat de la défense,
sous la surveillance dun juge dexpérience. Si le juge avait éprouvé quelque
crainte pour léquité du déroulement de linstance, il aurait pu citer
le député pour outrage. La plainte formulée aux termes de la Loi sur lintégrité
des députés est venue dun autre député provincial (comme cette loi le
prévoit), agissant, semble-t-il, à la demande de la victime et de son avocat.
Il se peut que la victime, dans ce cas particulier, ait eu le droit dêtre
mécontente, voire scandalisée par les propos du député. Certains seront
peut-être même davis que les propos du député étaient peu judicieux, étant
donné que la possibilité dune ordonnance de dédommagement est prévue par
le Code criminel, et que les ordonnances de cette nature sont loin dêtre
rares. Néanmoins, lapplication de la convention relative aux affaires
en instance dans ces circonstances a pour effet dinterdire toute discussion,
même à lextérieur de lAssemblée législative, des transactions en matière
pénale, qui sont un sujet légitime de discussion sur la politique dintérêt
public. En toute déférence, jestime quil sagit là dun élargissement
injustifié de lapplication de la convention relative aux affaires en instance.
Une autre affaire, en Nouvelle-Écosse cette fois, concerne la mise en exploitation
controversée dune carrière dans le comté de Digby, facteur qui a joué
dans lélection dun nouveau député provincial aux élections générales
daoût 2003. Le nouveau député sopposait à lexploitation de la carrière.
En octobre 2003, le promoteur a présenté deux poursuites en diffamation
dont les intimés étaient un simple citoyen, le journal local, le propriétaire
du journal et un journaliste. Le journal avait publié un article dans lequel
était cité un citoyen qui alléguait certaines fautes de la part de lentreprise.
Le nouveau député a pris la parole à lAssemblée le 22 octobre 2003, au
cours de la période des questions, et a demandé ce que le premier ministre
entendait faire pour protéger le droit à la libre expression des habitants
de Digby. Le président a déclaré la question irrecevable au motif que les
tribunaux étaient saisis de laffaire.
À la fin de la période des questions, le leader à la Chambre du député
en question a invoqué le Règlement, demandant au président de se prononcer
sur lapplication, à des instances civiles, de la convention relative aux
affaires en instance. Le lendemain, le président a rendu une décision officielle,
disant que la convention pouvait sappliquer aux instances civiles aussi
bien que pénales. Il a signalé que les poursuites en diffamation en Nouvelle-Écosse
étaient entendues par un jury. En conséquence, il a statué quil avait
eu raison de juger la question irrecevable8.
En toute déférence, jestime que cette décision présente plusieurs problèmes.
Selon le rapport du Comité spécial de 1977, que le président a cité dans
sa décision, la convention relative aux affaires en instance ne devrait
sappliquer que dans des cas exceptionnels, là où le risque de préjudice
est clair. En outre, le Comité spécial a recommandé que la convention ne
soit presque jamais invoquée pendant la période des questions. Enfin, il
a recommandé quil incombe à celui qui veut restreindre le débat détablir
quil y a eu préjudice. Dans ce cas, cest le président lui-même qui a
invoqué la convention, sans quaucune objection (au moins daprès le compte
rendu) ne se soit élevée du côté du gouvernement.
La décision du président fait grand cas du fait que, en Nouvelle-Écosse,
les procès en diffamation se déroulent avec jury. Or, la décision du président
na tenu aucun compte du fait que les poursuites ne remontaient quà quelques
jours. Par conséquent, le choix des jurés allait tarder pendant des années,
pour peu que laffaire fasse jamais lobjet dun procès.
Avec le recul, nous savons maintenant que le plaignant na pris aucune
autre mesure pour faire avancer le dossier. Les poursuites ont été officiellement
abandonnées, à la fin de 2005 dans un cas et au début de 2006 dans lautre.
Cest dhabitude le signe que les parties sont parvenues à un règlement.
Ces affaires ne donneront jamais lieu à un procès.
Conseil pratique pour les députés : la modération
Ce serait négligence de conclure sans donner le conseil le plus pratique :
tous les problèmes de la convention relative aux affaires en instance peuvent
se résoudre si les parlementaires font preuve dune certaine modération
dans leur approche des instances judiciaires.
Les parlementaires doivent faire preuve de modération parce que le préjudice
peut être causé avant quun président de séance ne puisse intervenir.
Les parlementaires doivent également se rappeler que tout ce qui peut être
considéré comme outrage, si les propos sont tenus à lextérieur du parlement,
nest probablement pas une contribution utile au débat, si les propos sont
tenus à lintérieur du parlement.
Le scénario le plus probable est que le parlementaire, dans le feu de laction,
savancera accidentellement en terrain dangereux. En pareil cas, lorsquil
sagit vraiment dun accident, un avertissement du président de séance
devrait suffire à inciter le député à repenser ou à reformuler ses propos
de façon à les rendre plus acceptables.
Dans les cas où il ne sagit pas dun accident, le député ferait bien de
prévenir le président de séance quil parlera dune instance judiciaire.
Cela donne au président de séance une importante marge de manuvre, cest-à-dire
du temps pour réunir les faits de façon quil soit en bonne position afin
de juger sil y a un risque réel et important de préjudice pour linstance
judiciaire.
Le président de séance dispose peut-être de certaines options en matière
de procédure si un problème dapplication de la convention surgit à limproviste.
Il peut (surtout dans un comité) en avoir dautres, par exemple déclarer
le huis clos, faire une brève pause pour se renseigner officieusement auprès
du député, ou permettre à un témoin de ne pas répondre à une question.
Si le député sentête et si le président de séance est persuadé que la
déclaration constituerait un outrage au tribunal si elle était faite à
lextérieur de la Chambre, il est possible dinvoquer la convention relative
aux affaires en instance et denlever la parole au député.
Si les présidents de séance ont une idée réaliste du comportement qui constitue
un outrage et si les députés font preuve dune certaine modération, il
devrait arriver très rarement quon invoque la convention relative aux
affaires en instance.
Notes
1. Voir Marleau et Montpetit,
La procédure et les usages de la Chambre
des communes, Ottawa, Chambre des communes, p. 104.
2. Voir Canada, Chambre des communes, Journaux, 29 avril 1977, p. 720-729.
Ce rapport a suivi un excellent article de Phillip Laundy, « The Sub Judice
Convention in the Canadian House of Commons », dans The Parliamentarian,
vol. 57, no 3 (juillet 1976). Lauteur signalait quaucun effort navait
été fait jusque là pour codifier la pratique concernant la convention relative
aux affaires en instance.
3. Voir Joseph Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd., p.
31 et 33.
4. Re Ouellet (no 1) (1976), 67 D.L.R. (3e) 73 (C.S. du Québec), p. 85-87.
5. Re Ouellet (nos 1 et 2) (1976), 72 D.L.R. (3e) 95 (C.A. du Québec).
6. Lessentiel de la section qui suit, portant sur le droit relatif à loutrage,
est une paraphrase du chapitre 5 de Jobb, « Contempt of Court ». M. Jobb
est un ancien journaliste qui est actuellement professeur de journalisme
à lUniversité Kings College, à Halifax.
7. Voir « Application of the Sub Judice Convention », dans
The Table, volume
64 (1996), p. 92. On y consigne une décision rendue par le président de
la Chambre des communes du Royaume-Uni le 27 juin 1994.
8. Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse,
Hansard, 22 octobre 2003,
p. 1480-1481 (question) et p. 1501-1502 (rappel au Règlement); 23 octobre
2003, p. 1571-1572 (décision du président).
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