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Rob Leone
Maintenons la démocratie à l'écart des tribunaux
Monsieur,
Heather MacIvor soulève quelques points intéressants dans sa collaboration
spéciale au numéro d'automne de la Revue parlementaire canadienne. Son
principal point est qu'il serait possible d'entreprendre une réforme électorale
en utilisant l'article 3 de la Charte pour contester certaines dispositions
de la Loi électorale du Canada. Malheureusement, l'idée comme telle comporte
son lot de problèmes et tient à une incompréhension de ce que signifie
la représentation électorale au Canada.
Tout d'abord, Mme MacIvor avance un argument intéressant sur la constitutionnalité
du système majoritaire uninominal à un tour (SMU) et la loi qui le met
en pratique, sans toutefois tenir compte des fondements du gouvernement
canadien qui sont établis dans la Loi constitutionnelle de 1867. L'esprit
du SMU est précisé dans le préambule de la Constitution, à savoir que le
régime politique du Canada s'inspire de celui du Royaume-Uni. La juge McLachlin
renforce cette notion dans le Renvoi relatif aux circonscriptions électorales
provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, où elle souligne que le système
électoral fait partie des conventions héritées de la Grande Bretagne. De
plus, l'article 40 de la Loi constitutionnelle de 1867 contient une référence
indirecte au mode électoral. Même si la détermination du nombre et de la
taille des circonscriptions a été déléguée à une commission aux termes
de la Loi sur la révision des limites des circonscriptions électorales
(1985), et que la Loi constitutionnelle de 1985 (représentation électorale)
a créé de nouvelles règles régissant la délimitation de ces circonscriptions,
ni l'une ni l'autre ne remettait en question le principe de base d'un député
par circonscription. Le point essentiel ici est que la Constitution semble
considérer qu'un député par circonscription constitue la seule représentation
légitime, et qu'il est peu probable que le tribunal juge qu'il y a conflit
entre la Charte et tout autre élément de la Constitution.
Des interprétations passées de l'article 3 de la Charte renforcent cet
argument. Dans l'arrêt Circonscriptions électorales provinciales, la juge
McLachlin déclare : « Comme on le verra, peu de choses dans l'histoire ou
la philosophie de la démocratie canadienne permettent de croire que les
rédacteurs de la Charte visaient principalement, en édictant l'art. 3,
à atteindre la parité électorale. Cet objet serait un rejet du système
actuel de la représentation électorale au Canada. Les circonstances qui
ont mené à l'adoption de la Charte contredisent toute intention de rejeter
les institutions démocratiques existantes. » La juge McLachlin mentionne
clairement qu'on ne peut utiliser l'article 3 de la Charte pour rejeter
le système électoral actuel. Autrement dit, le système électoral, tout
comme les autres éléments de la Constitution, ne semble pas aller à l'encontre
de la Charte.
Dans son argumentation, la définition que donne Mme MacIvor de l'équité
et de la représentation devrait correspondre à la façon dont le système
électoral conçoit ces deux notions et non à la définition qu'elle applique.
Sa définition repose sur trois arguments. Le premier est que les petits
partis ont peu de chance de faire élire des députés, ce qui est tout simplement
faux. Si Mme MacIvor laissait entendre que les petits partis qui intéressent
peu les électeurs éprouvent de la difficulté à faire élire des députés,
je serais d'accord et il devrait en être ainsi. Les petits partis qui intéressent
vraiment les électeurs sont capables de faire élire des députés. Le Parti
progressiste, le Crédit social, le Parti réformiste et le Bloc Québécois,
pour ne nommer que certains des plus importants, l'ont tous fait. À une
certaine époque, ils étaient tous des petits partis naissants, mais ils
ont remporté des victoires électorales grâce à leur attrait, ce qui montre
bien que les petits partis qui séduisent beaucoup d'électeurs dans une
circonscription sont facilement élus. En réalité, les grands partis peu
attrayants pour les électeurs d'une circonscription ont, eux aussi, beaucoup
de difficulté à faire élire des députés. Cela s'applique de façon égale
aux libéraux, aux conservateurs et aux néo-démocrates. Les conservateurs
peinent à faire élire des députés à Toronto, les libéraux, en Alberta,
et les néo-démocrates, au Québec. Contrairement à ce que Mme MacIvor croit,
cette situation devrait démontrer l'équité du système. Si les candidats
et les partis politiques sont intéressants pour les électeurs, ils seront
choisis. Sinon, ils ne méritent tout simplement pas de représenter ces
électeurs.
Le deuxième argument concerne la question de la « parité relative du nombre
des électeurs ». Mme MacIvor soutient qu'aux élections de 1993, il a fallu
plus de 30 fois plus d'électeurs progressistes-conservateurs que de libéraux
pour élire un candidat. Cette observation est erronée, car elle reprend
une définition de la représentation électorale qui est typique des systèmes
de représentation proportionnelle plutôt que du SMU. Encore une fois, le
caractère représentatif du système devrait être basé sur la façon dont
il définit la représentation (c.-à-d. la majorité des voix dans une circonscription)
et non sur la définition de Mme MacIvor. Même là, pourquoi blâme-t-on continuellement
le système électoral pour expliquer l'incapacité du Parti progressiste-conservateur
à gagner plus de sièges? Ne pourrait-on pas supposer que la raison pour
laquelle ce parti a eu des problèmes à faire élire plus de deux députés
en 1993 avait quelque chose à voir avec le fait qu'il avait de la difficulté
à recruter de bons candidats, qu'un grand nombre de députés sortants avaient
choisi de ne pas se représenter, que les bénévoles des circonscriptions
n'étaient pas au rendez-vous, que les électeurs avaient perdu toute sympathie
pour le parti, sans compter le fait que Kim Campbell avait mené une campagne
désastreuse? Il est certain que tous ces facteurs étaient en partie réunis
en 1993. Pourtant, nombreux sont ceux qui continuent d'imputer la déroute
du Parti progressiste-conservateur au système électoral.
Le dernier argument de Mme MacIvor est que le SMU dissuade les électeurs
de voter, car leur vote ne pourrait rien changer à l'issue des élections.
Toutefois, cet argument peut être valable pour tous les systèmes électoraux,
non seulement le SMU. Le vote d'un électeur ne modifiera pas de façon importante
les résultats de toute élection fédérale. Pourtant, l'essentiel, c'est
qu'à chaque élection, chaque vote compte réellement. Même si quelqu'un
a voté pour un autre candidat, celui qui est élu représente quand même
tous les électeurs de sa circonscription, y compris ceux qui ont voté pour
quelqu'un d'autre ou qui n'ont pas voté du tout. Nous ne pouvons faire
fi de la possibilité que des députés, notamment ceux qui ont peut-être
été élus par une mince majorité ou qui risquent de perdre leur siège aux
prochaines élections, ne seront pas touchés par les résultats. Les députés
doivent être attentifs aux préoccupations locales lorsqu'ils élaborent
des lois dans l'intérêt national. La réalité est que les députés travaillent
fort pour satisfaire les gens qui ont voté pour eux, tout en essayant de
faire un travail suffisamment honnête pour gagner le vote de ceux qui se
sont opposés à leur candidature lors de la dernière élection. Cela oblige
le député à être représentatif comme le prévoit le SMU, et c'est de cette
façon que la représentation serait jugée devant un tribunal.
Il est bien évident que, si le système doit être jugé inéquitable ou non
représentatif par rapport à la Charte, il devra être jugé à la lumière
de ce que le SMU considère comme une représentation équitable. En d'autres
mots, on ne peut tout simplement pas rejeter le système électoral parce
que la définition que Mme MacIvor donne de l'équité et de la représentation
ne cadre pas avec le système actuel. À ce propos, la juge McLachlin déclare
ce qui suit : « Notre démocratie est une démocratie représentative. Chaque
citoyen a le droit d'être représenté au sein du gouvernement. La représentation
suppose la possibilité pour les électeurs d'avoir voix aux délibérations
du gouvernement aussi bien que leur droit d'attirer l'attention de leur
député sur leurs griefs et leurs préoccupations ». Cette déclaration va
dans le même sens que l'arrêt Dixon v. B.C. (A.G.), [1989] 4 W.W.R. 393,
où il est précisé que les juges comprennent que les députés exercent un
rôle législatif et un rôle d'ombudsman. Ainsi, ils doivent à la fois participer
aux délibérations du gouvernement et tenir compte des griefs de leurs électeurs.
Tout le monde a le droit de voter pour un tel représentant. Tant que le
vote n'est pas indûment dilué ce qui n'est pas le cas avec le SMU, d'après
les juges , tout le monde peut donc participer aux délibérations du gouvernement
et formuler un grief, au besoin.
Nous n'avons toutefois encore rien dit sur la question encore plus vaste
de l'opportunité d'une contestation judiciaire. En effet, nous avons surtout
discuté de la façon dont le tribunal pourrait examiner une contestation
du système électoral. Toutefois, faudrait-il utiliser les tribunaux de
cette manière? Même si une violation flagrante des droits démocratiques
peut justifier une intervention des tribunaux, nous sommes d'avis qu'une
telle violation n'est peut-être pas si flagrante. Si Mme MacIvor désire
entreprendre une réforme électorale par la voie des tribunaux parce qu'elle
n'aime pas le système actuel, elle devrait alors plaider sa cause devant
le tribunal de l'opinion publique. Après tout, ce système appartient aux
citoyens. Ce sont donc eux qui ont le droit de le maintenir ou de le changer,
et ce sont eux qu'il faut convaincre si nous voulons le modifier.
Rob Leone
Université McMaster
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