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Peter Aucoin
Le présent article résume lévolution récente en matière de responsabilisation.
Lauteur examine les caractéristiques institutionnelles qui réduisent la
capacité du Parlement de tenir les ministres et les fonctionnaires responsables
de leurs actes et envisage les possibilités damélioration de la responsabilisation.
La Commission Gomery sétait vu confier deux mandats : enquêter et présenter
un rapport sur les personnes responsables du scandale des commandites;
puis, dans un second rapport, formuler des recommandations pour corriger
les erreurs du système de gouvernance et de responsabilisation. La création
de la Commission denquête et le choix dun juge comme unique commissaire
reconnaissaient les limites perçues des processus parlementaires lorsquil
sagit de tenir les ministres et les fonctionnaires responsables de leurs
gestes. Cest ce qui explique le besoin dun commissaire « indépendant »,
de préférence une personne appartenant au pouvoir judiciaire.
La Commission a accompli ce que lon attendait delle. Elle a nommé de
nombreuses personnes responsables dune façon quelconque, elle a blâmé
un plus petit nombre de gens et elle a couvert de honte un nombre encore
moindre. Nous pouvons nous passer de répéter les verdicts. Il convient
toutefois de souligner que, dans le volume 1, le juge Gomery conclut ce
qui suit : « jai recensé trois grands facteurs ayant contribué aux problèmes
décrits ». Ce sont :
-
la décision sans précédent [du premier ministre] de diriger le Programme
de commandites à partir du CPM, cest-à-dire en court-circuitant tous les
systèmes et mécanismes de contrôle ministériels que le sous-ministre de
Travaux publics et Services gouvernementaux Canada aurait normalement dû
appliquer;
-
le fait que le sous-ministre de TPSGC na pas exercé une surveillance ni
appliqué des sauvegardes administratives pour éviter le détournement des
deniers publics;
-
labsence délibérée de transparence dans la façon dont le programme a été
lancé, financé et administré.
Laspect important ici est la juxtaposition de la gestion politique (le
rôle du CPM) et des échecs de la fonction publique professionnel (la mise
en évidence des obligations du sous- ministre) qui a mené au secret délibéré
du fonctionnement du gouvernement. Bref, il ne pouvait y avoir de mauvaise
administration que si la fonction publique était disposée à accepter la
volonté des ministres et de leur personnel politique.
Des personnes ont été nommées, blâmées et couvertes de honte. Mais, autre
détail tout aussi important, la structure du pouvoir a été mise en doute.
En fait, on se demandait comment des ministres, et encore moins leur personnel
politique, pouvaient considérer normal de ne pas tenir compte des structures
dautorité établies pour la gestion des ressources financières et humaines
déployées pour la prestation de services publics. Le juge Gomery a été
tout aussi bouleversé et consterné que la vérificatrice générale la été
lorsque celle-ci a pris connaissance des résultats de la vérification effectuée
par son bureau.
Le gouvernement libéral a tenté de prendre le devant sur le juge Gomery
en se concentrant sur des changements destinés à « renforcer la gestion
du secteur public ». Implicitement, ce sont des fonctionnaires, et non
des ministres, qui ont été blâmés pour la mauvaise administration, même
si seuls quelques bureaucrates « malhonnêtes » ont été blâmés pour corruption.
Il sen est suivi une multitude de nouvelles règles et de nouveaux règlements
« de commandement et de contrôle » et la promesse dun nouveau régime de
vérification interne. Ladjectif « excessive » a été le plus employé pour
qualifier cette initiative. Au même moment, le gouvernement refusait dapporter
des modifications à la doctrine officielle de responsabilité ministérielle
ou à la responsabilisation de la fonction publique.
Lors de la parution du second volume de la commission Gomery, tout avait
changé. Le Parti conservateur avait fait dune loi sur limputabilité le
point central de son programme électoral de 2005-2006, puis il a remporté
lélection de 2006.
Les conservateurs ont montré quils appréciaient les éléments fondamentaux
de la responsabilisation gouvernementale, lorsquils ont rédigé leur projet
de loi fédérale sur la responsabilité. Il nest pas surprenant quils aient
été sensibles au besoin de freins et contrepoids améliorés au sein du système,
étant donné que, à quelques rares exceptions près, lexpérience de leur
direction et de leur personnel de soutien se limitait à faire partie de
lopposition. De plus, ils connaissaient les limites auxquelles le Parlement
se heurte lorsquil veut obliger les ministres et les hauts fonctionnaires
à rendre des comptes.
On pourrait presque dire que les députés ont « imparti » aux hauts fonctionnaires
du Parlement la responsabilité de tenir les ministres et les fonctionnaires
responsables de leurs actes.
En outre, ces propositions ont été rédigées non seulement alors quils
constituaient lopposition officielle dun gouvernement minoritaire, mais
aussi à une époque où les sondages dopinion laissaient entendre que leur
situation ne serait pas différente après lélection. Les propositions énoncées
dans la Loi fédérale sur la responsabilité, devenue projet de loi du gouvernement,
représentent essentiellement des améliorations de la responsabilisation
gouvernementale inspirées par lopposition. Comme la fait remarquer un
fonctionnaire, telle est la valeur dun point de vue « extérieur », cest-à-dire
extérieur à larène de la fonction publique.
Les propositions des conservateurs reconnaissent que la responsabilisation
gouvernementale, dans un système parlementaire de gouvernement responsable,
doit être assortie de la capacité du Parlement dexiger des comptes du
gouvernement. En fait, les propositions de la campagne ne font nullement
mention des efforts considérables déployés par des administrations canadiennes
successives afin daméliorer la responsabilisation du gouvernement au moyen
de meilleurs comptes rendus du rendement ou des résultats, cest-à-dire
par un peaufinage de la reddition de comptes par les ministres et leurs
ministères.
Pour le Parti conservateur du Canada dans lopposition, la façon proposée
daméliorer la capacité du gouvernement de tenir celui-ci responsable consistait
principalement à raffermir celles des hauts fonctionnaires du Parlement,
de la presse et du public.
-
dexaminer minutieusement et de revoir le comportement des ministres et
des fonctionnaires,
-
de vérifier ladministration publique,
-
dévaluer les renseignements gouvernementaux,
-
dobtenir des renseignements du gouvernement,
-
de protéger (et de récompenser) les fonctionnaires disposés à dénoncer
les gestes malhonnêtes du gouvernement ou de ses administrateurs.
Ce quil convient de souligner ici, cest que la capacité du gouvernement
de tenir les ministres et les hauts fonctionnaires responsables est considérée
presque exclusivement en fonction des hauts fonctionnaires du Parlement
et non des députés proprement dits. Or, dans la tradition canadienne
tradition qui nest pas entièrement partagée par dautres systèmes de type
Westminster ces hauts fonctionnaires sont réputés être « indépendants
», cest-à-dire non assujettis aux directives et au contrôle des députés.
Dans le cadre de leur mandat conféré par la loi, ils peuvent accomplir
leurs fonctions de surveillance, de vérification, denquête et dexamen
comme bon leur semble. Il nest donc pas surprenant de voir les conservateurs
proposer, pour la responsabilisation du gouvernement, des réformes qui
sinspirent du modèle du vérificateur général, haut fonctionnaire du Parlement
indépendant par excellence.
Le régime canadien de responsabilisation
Cet accent mis par le Parti conservateur sur la surveillance indépendante
ne devrait surprendre personne. Il est largement reconnu, y compris par
les députés, que le Parlement canadien nest pas aussi efficace quil pourrait
lêtre quand il sagit de tenir les ministres et les fonctionnaires responsables
de leurs actes.
Comparativement, le système canadien de responsabilisation possède certains
aspects vraiment solides. Ainsi, malgré toutes ses lacunes prétendues et
évidentes en pratique, il y a la période des questions, dune conception
efficace. La vérificatrice générale dispose dun mandat étendu, du moins
à légard des ministères et des organismes fédéraux, et elle bénéficie
dun très bon financement. Les ressources mises à la disposition des députés
et des comités parlementaires sont généreuses, par rapport aux normes internationales.
Et, malgré ses faiblesses, il existe un régime daccès à linformation
gouvernementale depuis deux décennies.
Malgré cela, le Parlement canadien compte au moins trois principales caractéristiques
institutionnelles qui réduisent son efficacité à obliger les ministres
et les fonctionnaires à rendre des comptes.
Tout dabord, le Sénat ne possède pas la légitimité voulue pour forcer
le gouvernement à rendre des comptes, même si ses comités ont souvent la
réputation dêtre plus compétents que ceux de la Chambre des communes en
matière dexamen. Un sénat élu, surtout sil est conçu de manière à minimiser
la possibilité dêtre contrôlé par le gouvernement en vertu du système
électoral, éliminerait cette faiblesse. Un sénat contrôlé par le gouvernement
est loin dêtre une solution favorisant une meilleure démocratie par des
freins et contrepoids, même sil avait pour effet de modifier léquilibre
régional des pouvoirs au Canada.
Deuxièmement, la Chambre des communes est habituellement contrôlée par
le gouvernement. Et, dans un tel cas, sauf sous le gouvernement dunion
au cours de la Première Guerre mondiale, le gouvernement a toujours été
formé par un seul parti, ses députés étant majoritaires à la Chambre. Dans
de telles circonstances, tenir le gouvernement responsable de ses gestes
est une initiative que très peu de députés, sil en est, ont été portés
à entreprendre.
Chaque gouvernement a toujours préféré voir ses députés aider à nuire à
lefficacité des députés de lopposition à obliger le gouvernement à rendre
des comptes.
Les rares fois où le Canada a été gouverné par un gouvernement minoritaire,
le gouvernement a habituellement éprouvé de la difficulté à faire adopter
son programme à la Chambre sans compromis. Or, aucune innovation importante
nest issue de ces situations, pour ce qui est de responsabiliser plus
efficacement le gouvernement. Dans les années 1950, 1960 et 1970, et de
nouveau dans les années 2000, ces gouvernements minoritaires étaient généralement
considérés comme des situations temporaires ou provisoires, cest-à-dire
quon attendait un retour à la « normalité » par lélection dun gouvernement
majoritaire formé dun seul parti. Voilà qui décrit la situation actuelle.
Le premier ministre, par exemple, après quun comité de la Chambre des
communes a rejeté son candidat à la présidence de la Commission des nominations
publiques qui était proposée a laissé entendre que la réforme à cet égard
devrait attendre la formation dun gouvernement majoritaire, cest-à-dire
un gouvernement dont le premier ministre peut sattendre que les députés
de la majorité appuient les mesures quil prend sans les contester.
Autrement dit, le Canada na pas encore profité du changement de léquilibre
du pouvoir entre le gouvernement et le Parlement, changement qui peut provenir
dun gouvernement minoritaire ou dun gouvernement majoritaire par coalition,
si un tel résultat est considéré comme normal, cest-à-dire non seulement
temporaire ou provisoire. Cette situation contraste avec celle de la Nouvelle-Zélande,
par exemple, où les gouvernements minoritaires ou de coalition sont maintenant
considérés comme normaux. Cet état de choses découle de ladoption, par
ce pays, il y a une décennie, dun système électoral de représentation
proportionnelle qui a mis fin à une tradition de gouvernement parlementaire
dominé par le pouvoir exécutif, que lon pourrait qualifier de plus extrême
que la tradition canadienne.
La taille de la Chambre des communes constitue la troisième caractéristique
importante du Parlement canadien. Partant de 308 députés, une fois que
nous éliminons du caucus gouvernemental les ministres et les secrétaires
parlementaires, le nombre de députés ministériels qui désirent jouer un
rôle majeur dans la responsabilisation du gouvernement a toujours été minuscule
(même lorsque le parti au pouvoir comportait un vaste caucus, comme en
1968 et en 1984). Vu que très peu de députés du gouvernement sont disposés
à agir indépendamment du gouvernement et de ses whips, même seulement à
loccasion, la capacité des comités des Communes deffectuer des examens
sérieux est gravement compromise.
Par contraste, la Chambre des communes britannique compte plus du double
de députés que son homologue canadienne. On y trouve une longue tradition
consistant à prendre au sérieux la tâche dexiger des comptes du gouvernement,
même de la part des députés du parti au pouvoir. Il ne faudrait pas, comme
on le fait parfois, trop exagérer la différence entre les situations britannique
et canadienne à cet égard, mais il sagit quand même dun élément important.
Quelques députés britanniques seulement prennent ce travail au sérieux
(peut-être même que ce nombre diminue), mais cette quantité, en comptant
les députés du gouvernement, a toujours suffi à rendre les comités britanniques
assez efficaces.
On reconnaît depuis longtemps que la partisanerie réduit la capacité des
députés canadiens de tenir le gouvernement responsable de ses actes. Depuis
maintenant un certain temps, la principale recommandation visant à réduire
le prétendu effet pervers de la partisanerie sur la bonne gouvernance a
été de préconiser un système de « votes libres » pour toutes les décisions,
sauf pour les votes de confiance explicites. Le Parti conservateur, dans
son programme de 2006, à la rubrique intitulée « Améliorer la démocratie »,
promettait de faire « de tous les votes au Parlement, à lexception du vote
sur le budget et le budget principal des dépenses, des votes libres pour
les députés »1. Cette initiative a longtemps été au centre du projet de
réforme démocratique préconisé par laile réformiste du Parti conservateur.
La promesse a essentiellement été vidée de son contenu par le nouveau gouvernement
conservateur, lorsquil a ajouté les votes sur « les éléments prioritaires
du programme daction du gouvernement » aux votes sur le budget et le budget
des dépenses comme étant assujettis à la discipline du Parti conservateur2.
La situation, par suite de cette décision, ramène le rôle de la discipline
de parti à ce quil était lorsque le gouvernement libéral de Paul Martin
a adopté les « trois catégories de votes3 ».
Perspectives damélioration de la responsabilisation
La réforme du Sénat finira peut-être par équilibrer le contrôle que le
gouvernement exerce sur la Chambre, mais il semble peu probable que le
nombre de députés augmente, que le système électoral soit modifié pour
la Chambre des communes ou que les députés du gouvernement soient plus
disposés à tenir celui-ci responsable de ses actes.
Les perspectives damélioration de la responsabilisation du gouvernement
sont néanmoins bonnes. Si nous faisons abstraction du fait quune ou plusieurs
des dispositions de la Loi fédérale sur la responsabilité (le projet de
loi C-2), comme la modification de la Loi électorale du Canada concernant
les contributions aux campagnes électorales, ont peu ou nont rien à voir
avec la responsabilisation du gouvernement en soi, la capacité du Parlement,
en tant que complexe institutionnel regroupant des hauts fonctionnaires
indépendants du Parlement, sera rehaussée. Si lon considère le projet
dans son ensemble, on peut espérer plus douverture et de transparence
et plus de surveillance. En fait, la surveillance, à elle seule, augmentera
louverture et la transparence, compte tenu des pouvoirs et des ressources
des divers organismes de surveillance.
Au même moment, la barre de ce qui constitue une responsabilité gouvernementale
efficace a été relevée, si ce nest du fait que les attentes du public
ont été augmentées. Politiquement parlant, il sagit alors de savoir si
les nombreux menus détails des dispositions du projet de loi sont perçus
comme un retour en arrière ou un revirement, comme certains lestiment,
en ce qui concerne laccès à linformation, par exemple. Étant donné les
promesses explicites et le degré de rhétorique associé aux propositions
électorales, le gouvernement risque fortement dalimenter le cynisme de
la population si celle-ci perçoit quil renie ses engagements.
Les conservateurs ont nommé, blâmé et couvert de honte les libéraux pour
le scandale des commandites, entre autres débâcles. On leur a conseillé
de continuer ainsi jusquaprès la prochaine élection. Dans la mesure où
les conservateurs blâment les libéraux, toutefois, laccent sest éloigné
des structures du pouvoir, quils affirment vouloir modifier afin de transformer
le mode de fonctionnement de lÉtat fédéral. Leur solution consiste à améliorer
les freins et contrepoids du système en améliorant la transparence, louverture
et la surveillance par des organismes indépendants. Mais ces changements
en eux-mêmes noccasionneront aucune transformation. La plupart des dispositions
qui seront adoptées sont déjà en place quelque part, et nulle part ont-elles
transformé les processus de reddition de comptes du gouvernement, même
si individuellement et collectivement, elles constituent une amélioration4.
Le changement le plus susceptible davoir de leffet est la proposition
de désigner les sous-ministres « administrateurs des comptes », personnellement
responsables et redevables devant les comités du Parlement quant à leur
rendement dans lexercice de leurs propres pouvoirs de gestion. Cette innovation
est importante, car elle devrait permettre aux députés, entre autres, de
mieux établir une distinction entre les pouvoirs et les responsabilités
respectifs des ministres et des sous-ministres. Bref, elle devrait, au
besoin, aider à nommer, à blâmer et à couvrir de honte certaines personnes,
dans le contexte de lobligation des ministres et des fonctionnaires à
rendre des comptes. Elle néliminera pas toutes les tentatives par les
ministres ou les fonctionnaires de se renvoyer la balle, mais elle contribuera
à fournir des éclaircissements fort nécessaires du fait de la précision
des obligations des sous-ministres dans la loi.
Voilà la disposition importante du projet dadministrateurs des comptes.
La disposition dite de résolution des conflits, à mon avis, est secondaire.
Bien que les sous-ministres aient, depuis longtemps, été assignés à comparaître
devant des comités parlementaires, le changement majeur est la reconnaissance
du fait que les sous-ministres sont personnellement responsables devant
ces comités. En pratique, cela signifie que, si un comité parlementaire
ne considère pas le sous-ministre responsable, il sensuit que le ministre
doit être tenu responsable et redevable.
La nouvelle gouvernance publique
Cette disposition est également importante, précisément parce quelle met
en évidence les nouvelles structures du pouvoir de la gouvernance publique
et de la responsabilisation. Dans toutes les démocraties occidentales,
on a beaucoup de difficulté à tenir les gouvernements responsables de leurs
actes en raison de la consolidation de ce que jai appelé ailleurs la nouvelle
gouvernance publique5. Cela suppose lévolution suivante :
-
la concentration du pouvoir chez le premier ministre et son entourage de
quelques ministres, aides politiques et fonctionnaires choisis;
-
laccroissement du nombre, des rôles et de linfluence du personnel politique;
-
lattention personnelle accrue que porte le premier ministre à la nomination
des hauts fonctionnaires que celui-ci a le pouvoir de nommer;
- la pression accrue de voir la fonction publique donner une interprétation
favorable au gouvernement, dans ses communications;
- les attentes plus fortes de voir la fonction publique afficher de lenthousiasme
à légard du programme du gouvernement.
Aucun de ces éléments nest entièrement nouveau, bien sûr. La consolidation
de ces nombreux éléments a toutefois augmenté lintensité des pressions
politiques sur la fonction publique, au point où le prétendu « marché » qui
devrait régir les rapports entre un gouvernement élu démocratiquement et
sa fonction publique professionnelle et impartiale est mis en cause, contesté,
astreint à de fortes pressions ou même « rompu »6.
À mon avis, le leadership politique ne peut se soustraire aux pressions
qui engendrent la nouvelle gouvernance publique. Elles font partie du contexte
que les gouvernements ne peuvent contrôler du tout ou ne peuvent bien contrôler,
peu importe les efforts déployés pour ce faire. Ces pressions sont issues,
entre autres :
La nouvelle gouvernance publique nest manifestement pas un phénomène unique
au Canada ni aux récents gouvernements libéraux, comme il devrait maintenant
être nettement évident aux yeux de tous, étant donné les pratiques de gouvernance
du nouveau gouvernement conservateur. Cest un phénomène international
indépendant des partis. En Grande-Bretagne, par exemple, de nombreux observateurs
concluraient que le gouvernement travailliste de M. Blair a succombé encore
plus à ces pressions que ne lont fait les gouvernements conservateurs
de Mme Thatcher et de M. Major. Les gouvernements ne subissent pas tous
cette influence de la même façon, bien sûr, car leurs modes institutionnels
et leurs pratiques politiques sont différents, même dans la famille des
systèmes de type Westminster.
La Loi fédérale sur la responsabilité
aidera dune certaine façon à relever
le défi de la nouvelle gouvernance publique. Comme nous lindiquions, le
concept dadministrateur des comptes aidera à préciser les obligations
respectives, et ainsi, la responsabilité des ministres et des sous-ministres.
Les membres du personnel politique vont perdre leur accès spécial à des
postes de la fonction publique, ce qui réduit la possibilité dune politisation
non reconnue de la dotation en personnel de la fonction publique7. En outre,
une meilleure réglementation du lobbyisme, de la publicité du gouvernement
et des sondages dopinion publique devrait aussi aider, vu que chacun de
ces éléments fait partie intégrante des pressions qui produisent la nouvelle
gouvernance publique. En grande partie, néanmoins, la structure du pouvoir
demeure la même.
Le règlement du déséquilibre du pouvoir
Le juge Gomery sest éloigné de lapproche préconisée par le Parti conservateur
et le gouvernement, et dailleurs, par le gouvernement libéral précédent,
en ce sens quil a considéré le problème du scandale des commandites comme
étant attribuable à un déséquilibre du pouvoir entre le gouvernement et
le Parlement, et entre le gouvernement et la fonction publique, et ainsi,
par extension, entre le Parlement et la fonction publique. Il a donc insisté
sur le besoin de renforcer la capacité du Comité des comptes publics daccomplir
son mandat de tenir les sous-ministres responsables de lexécution des
pouvoirs et des obligations qui leur sont conférés par la loi et délégués.
Selon lanalyse du volume I du rapport Gomery, une bonne partie du problème
est liée aux rapports entretenus par le sous- ministre de Travaux publics
et Services gouvernementaux avec les hauts fonctionnaires du ministère,
le ministre et son personnel politique, le premier ministre et son personnel
politique, le greffier du Conseil privé et dautres hauts fonctionnaires
du Bureau du Conseil privé. En fait, tout le récit de la mauvaise administration
du programme peut sécrire du point de vue du sous-ministre de TPSGC. Lélément
corruption du récit a peut-être entraîné la défaite du gouvernement libéral,
mais, sous certains aspects importants, il nétait que le malencontreux
sous-produit de la mauvaise administration. La corruption était, sans le
moindre doute, une aberration, mais la mauvaise administration constituait
une preuve supplémentaire de lacunes systémiques qui découlent de lincapacité
de la fonction publique de faire la différence entre la réceptivité à légard
des ministres et la promotion dintérêts partisans. Le scandale des commandites
ne représente aucunement lunique élément de ce scénario.
Les principales recommandations du juge Gomery cherchent donc à modifier
léquilibre du pouvoir entre le gouvernement et le Parlement et entre le
gouvernement et la fonction publique, y compris les organismes gouvernementaux
indépendants. Il a proposé des changements radicaux aux régimes de dotation
des postes de sous-ministre et au processus de nomination des membres du
conseil et du premier dirigeant des sociétés dÉtat.
Le juge Gomery a tenté de réduire radicalement et, dans certains cas, déliminer
le pouvoir de nomination discrétionnaire du premier ministre.
Ces propositions nont pas été incorporées à la
Loi fédérale sur la responsabilité
des conservateurs. Le programme électoral des conservateurs passait sous
silence la question de la dotation des postes de sous-ministre. Il mentionnait
toutefois que ladoption du projet dadministrateur des comptes réglerait
lestompement de la démarcation entre les fonctions des ministres et celles
des fonctionnaires non partisans qui, à leur avis, sest produit sous les
libéraux, en rétablissant une hiérarchie claire des responsabilités8. On
a sans doute supposé que cette mesure suffirait à réaliser lindépendance
non partisane nécessaire aux les sous-ministres et, par conséquent, à la
fonction publique quils dirigent. Je crois que la mesure va aider et quelle
constitue une condition essentielle à lobtention dun meilleur équilibre
du pouvoir. Mais, à mon avis, elle ne suffit pas.
Je crois aussi quun processus plus indépendant de dotation et de gestion
des postes de sous-ministre sera, de toute façon, élaboré dans un avenir
pas si lointain. Le modèle néo-zélandais, adopté au cours des années 1980,
est loption évidente à imiter9, même si le régime dun système doit toujours
être adapté aux circonstances dun autre. Lévolution de la réforme au
Canada, au cours du dernier siècle, a permis de constater une baisse progressive
de la discrétion administrative du premier ministre et du gouvernement
en matière de gestion. Étant donné que, au Canada, les sous-ministres ont
toujours été considérés comme les dirigeants de la fonction publique professionnelle
et impartiale, lidée de modifier son régime de dotation constituerait
à peine une déviation des valeurs de la fonction publique canadienne. En
fait, elle représenterait une plus forte reconnaissance de ces valeurs.
Daprès celles-ci, léquipe de sous-ministres ainsi nommée serait non moins
attentive aux ministres que dans la norme actuelle reconnue. Au même moment
toutefois, les sous-ministres seraient plus en mesure de résister aux ordres
explicites ou implicites qui, comme le faisait remarquer un ancien sous-ministre,
les forcent à faire abstraction ou à ne pas tenir compte de leurs devoirs
dorigine législative, de leurs obligations professionnelles à titre de
dirigeants de la fonction publique non partisane, ni des valeurs de la
fonction publique canadienne.
En ce qui concerne la nomination des membres du conseil et du premier dirigeant
des sociétés dÉtat, le projet de Commission des nominations publiques,
qui fait maintenant partie de la Loi fédérale sur la responsabilité, constitue
un important premier pas, mais seulement le premier. Lhypothèse maîtresse
est que lon a besoin dun processus transparent pour que les personnes
nommées par le gouvernement soient jugées qualifiées par quelquun dautre
que le premier ministre. En ce sens, la nomination repose sur le mérite,
mais seulement dans ce sens. Nul ne peut prétendre que la partisanerie
entourant les nominations sera, par le fait même, éliminée, comme le démontre
amplement la nomination du premier président de la Commission par le premier
ministre.
Il faut toutefois souligner fortement que ce dont on sest rendu compte,
pendant tout le scandale des commandites, cest que la question de la partisanerie
domine de beaucoup la question du mérite. Très peu, sil en est, des personnes
considérées comme responsables en loccurrence ont été jugées non qualifiées
ou incompétentes pour occuper leur poste. Dans presque chaque cas, le problème
a plutôt été attribué aux conséquences ou aux effets de nominations partisanes.
En réalité, la mauvaise administration ou la corruption a pris du temps
à faire surface précisément parce que ces personnes étaient compétentes.
Ils étaient des copains compétents du parti!
En Grande-Bretagne, où une commission des nominations publiques existe
depuis quelque temps, des plaintes sont formulées, même par les commissaires,
quant à la participation indue des ministres au processus de nomination.
Certaines des personnes nommées par le gouvernement Blair dans le cadre
de ce nouveau processus, comme on pouvait sy attendre, se sont vues attribuer
le qualificatif de « Tonys cronies » ou « copains de Tony ».
Une leçon tirée de lAustralie
Dans le système parlementaire australien, la responsabilisation gouvernementale
a encaissé un dur coup, lan dernier, lorsque le gouvernement a pris le
contrôle du Sénat. Pendant plus de 30 ans, le degré dexposition à la responsabilisation
publique des ministres et des fonctionnaires navait cessé daugmenter.
Et, pendant pratiquement cette même période, le gouvernement, quil sagisse
du Parti travailliste ou dune coalition (libéraux-nationaux), avait dû
affronter un sénat au sein duquel il nétait pas majoritaire. Depuis juillet
2005, le gouvernement de coalition détient ce contrôle. Comme les comités
du Sénat, quils soient chargés de lexamen du budget ou denquêtes spéciales,
comptaient, depuis longtemps, parmi les plus importants instruments de
la responsabilisation du gouvernement dans le système parlementaire australien,
la capacité, pour le gouvernement, de restreindre la surveillance, les
enquêtes et lexamen des pratiques gouvernementales par les comités du
Sénat équivalait à une réduction importante de la responsabilisation du
gouvernement. Cette possibilité sest concrétisée dès le premier jour du
nouvel équilibre du pouvoir, alors quun projet denquête proposé par le
Sénat a été rejeté aux voix.
Ce changement en Australie est important pour deux raisons. Premièrement,
lAustralie est un chef de file international en matière damélioration
de la responsabilisation gouvernementale, surtout dans la famille des systèmes
de type Westminster. LAustralie se trouve au premier plan en raison de
lefficacité avec laquelle le Sénat australien est parvenu, au cours des
trois dernières décennies, à examiner minutieusement, à enquêter et à étudier
de près le rendement des ministres et de la fonction publique. Le Sénat
a surtout été en mesure de procéder ainsi parce quil nétait pas contrôlé
par le gouvernement. Lopposition était collectivement majoritaire au sein
du Sénat élu. Ce résultat est partiellement attribuable au système électoral
différent utilisé pour élire les sénateurs, par rapport à celui employé
pour élire les députés de la Chambre des représentants.
Le Sénat australien, si nous utilisons les termes canadiens, est un modèle
de Sénat selon la proposition des trois e : élu et, par conséquent, légitime;
égal, au chapitre de la représentation des États australiens; efficace,
lorsquil sagit de sopposer au contrôle exercé par le gouvernement sur
la Chambre des représentants. Il a été particulièrement efficace quand
il fallait obliger les ministres et les fonctionnaires à rendre des comptes.
Sa capacité à cet égard démontre bien que la responsabilité gouvernementale
efficace est accrue dans la mesure où il existe une opposition qui possède
le pouvoir dexiger des ministres et des fonctionnaires quils rendent
compte de leurs gestes. Autrement dit, il existait un équilibre des forces
qui rendait efficaces les freins et contrepoids souhaités. Cette condition
essentielle a été considérablement réduite, lorsque le gouvernement est
devenu majoritaire au Sénat, en juillet 2005. LAustralie ressemble maintenant
un peu plus au Canada.
Deuxièmement, ce changement démontre que la partie du processus de responsabilisation
qui consiste à « tenir responsable », est la plus importante de ce processus
à deux volets. Lautre partie celle consistant à « rendre des comptes »
est de moindre importance. Si les ministres et fonctionnaires sont tenus
responsables, ils seront obligés de rendre des comptes. Par contre, si
les ministres et les fonctionnaires ne font que rendre des comptes, le
processus de responsabilisation est invariablement réduit soit à un exercice
de relations publiques, au cours duquel on se félicite des résultats que
lon a déclarés soi-même, soit à une situation où les ministres « acceptent
la responsabilité » pour un cas de mauvaise administration ou même pour
un acte répréhensible, mais sans admettre leur culpabilité et ainsi accepter
le besoin de subir des conséquences personnelles. Autrement dit, un système
efficace de responsabilisation gouvernementale nécessite plus quune simple
tribune ou un processus permettant aux ministres et aux fonctionnaires
de présenter un rapport. Il doit exister des institutions et des processus
permettant de tenir les ministres et les fonctionnaires effectivement responsables
de leurs gestes. Pour quun processus de responsabilisation soit efficace,
il doit exister un équilibre des pouvoirs.
Conclusion
Les deux projets les plus significatifs des dernières années en matière
de réforme de la responsabilisation du gouvernement (les recommandations
de la commission Gomery et la Loi fédérale sur la responsabilité des conservateurs)
possèdent au moins un élément en commun : ils dérangent l« establishment ».
Il convient particulièrement de souligner quils se sont tous deux entendus
sur le besoin de voir les sous-ministres être publiquement responsables
devant les députés de lexercice des pouvoirs substantiels que le Parlement,
et non seulement les ministres, a conférés à ces hauts fonctionnaires.
Ce faisant, tous deux soulèvent la question de la façon par laquelle on
peut aider la fonction publique non partisane et professionnelle à résister
aux pressions politiques que les gouvernements leur imposent, du fait quils
sont maintenant eux-mêmes lobjet dincessantes pressions importunes comme
jamais auparavant.
La commission Gomery est plus radicale dans ses recommandations, du moins
en ce qui concerne les relations entre le gouvernement, plus particulièrement
la personne du premier ministre, et les sous-ministres. Le juge a reconnu
que, pour que la responsabilisation soit efficace, il faut que les détenteurs
des pouvoirs et des responsabilités disposent de lindépendance voulue
pour se décharger de leurs devoirs et obligations conformément à la loi
et aux valeurs qui visent à régir leur comportement. Dans le cas des fonctionnaires,
les ministres et leur personnel politique doivent respecter les obligations
des fonctionnaires non partisans. Dans le monde réel du gouvernement contemporain,
une telle situation exige des changements majeurs. Le gouvernement libéral
et son personnel politique font peut-être maintenant partie de lhistoire,
mais les pressions de la nouvelle gouvernance publique nont pas disparu
avec eux.
La Loi fédérale sur la responsabilité des conservateurs ne transformera
pas le système canadien, du moins pas en modifiant sensiblement léquilibre
du pouvoir, mais les conservateurs ont indiqué comprendre ce quil faudrait
changer pour obtenir une transformation efficace. La réforme du Sénat est
au menu, étant donné quelle figure depuis si longtemps au programme de
réforme du Parti réformiste. Un sénat élu a joué un rôle essentiel dans
la responsabilisation efficace du gouvernement, en Australie. Des élections
à date fixe peuvent également aider, surtout si le projet supprime le droit
du premier ministre de dissoudre la Chambre des communes et ainsi de provoquer
une élection, à la suite dun vote de censure. Si une convention ou un
protocole exigeait du gouverneur général quil consulte le chef de lopposition
après une telle défaite dun gouvernement, afin de déterminer sil est
possible de former un nouveau gouvernement sans élection, on éliminerait
aussi la discrétion de la part du gouverneur général. Le processus pourrait
être rendu plus démocratique en exigeant des chefs de parti à la Chambre
quils acceptent publiquement la responsabilité de la formation et de la
défaite des gouvernements et le déclenchement délections entre les dates
délection fixes10. Enfin, on devrait songer sérieusement à instaurer un
mécanisme permettant de donner à une minorité de députés, notamment en
comités, le pouvoir dentamer des enquêtes et de faire comparaître des
témoins dans le cadre de lapplication du principe de responsabilisation.
Le pouvoir dune majorité parlementaire, au Parlement ou dans les comités,
de limiter les examens et les enquêtes ne milite pas en faveur de lobligation
fondamentale des députés de tenir le gouvernement et les fonctionnaires
responsables de leurs actes.
Notes
1. Parti conservateur du Canada,
Changeons pour vrai : Programme électoral
du Parti conservateur du Canada, 2006, p. 44.
2. Voir Gouvernement du Canada, Bureau du Conseil privé,
Pour un gouvernement
responsable : un guide à lintention des ministres, Ottawa, 2006, p. 14.
3. Peter Aucoin et Lori Turnbull, « The democratic deficit: Paul Martin
and parliamentary reform », Administration publique du Canada, vol. 46,
nº 4 (hiver 2003), p. 427-449.
4. Peter Aucoin et Mark Jarvis,
Modernizing Government Accountability:
An Agenda for Reform, Ottawa, École de la fonction publique du Canada,
2005.
5. Peter Aucoin, « The New Public Governance and the Public Service Commission »,
Optimum Online: The Journal of Public Sector Management, vol. 36, nº 1 (mars 2006),
12 pages; « La nomination et lévaluation des sous-ministres canadiens :
comparaison avec dautres régimes de type Westminster et proposition de
réforme », dans Commission denquête sur le programme des commandites et
les activités publicitaires, Rétablir limputabilité : Études, vol. 1, Ottawa,
Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2006, p. 331-374.
6. Voir Donald J. Savoie, Breaking the Bargain: Public Servants, Ministers
and Parliament, Toronto, University of Toronto Press, 2003.
7. Ils pourront toutefois se porter candidats pour des postes de la fonction
publique.
8. La Loi fédérale sur limputabilité, Parti conservateur du Canada, 5 novembre 2004,
p. 13.
9. Ironiquement, la réforme opérée en Nouvelle-Zélande, dans les années
1980, a été adoptée afin de conférer une plus grande influence aux ministres,
pour la dotation en personnel de leurs équivalents à nos sous-ministres,
contrairement au club étanche de la vieille clique qui disposait de tous
les pouvoirs pour nommer les cadres de la haute direction. Voir Aucoin,
« La nomination et lévaluation des sous-ministres canadiens : comparaisons
avec dautres régimes de type Westminster et propositions de réforme ».
10. Voir Peter Aucoin et Lori Turnbull, « Réforme électorale, gouvernement
minoritaire et déficit démocratique : Retrait aux premiers ministres du
droit de facto de déclencher des élections », Revue parlementaire canadienne,
vol. 27, nº 2 (été 2004).
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