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Jerome H. Black; Bruce M. Hicks
Le présent article compare le nombre de candidats de minorités visibles
à l'élection fédérale de 2004 avec celui des trois élections précédentes.
Il examine également certains des facteurs qui encouragent ou découragent
la participation des membres des minorités visibles à la politique électorale.
Enfin, il se penche sur la situation de chaque parti politique et avance
qu'en dépit du nombre accru de membres de minorités visibles mis en candidature,
la tendance ne s'est pas encore traduite par une augmentation notable des
élus issus de ces groupes.
Les études portant sur les profils de représentation des minorités ethnoraciales
parmi les élus, et particulièrement les députés fédéraux, sont progressivement
en hausse, mais le nombre de travaux entrepris sur les candidats membres
de minorités visibles est comparativement plus modeste1. Il s'agit là d'un
état de choses malencontreux, parce que la poursuite d'une charge publique
constitue, en soi, une dimension importante de l'engagement qui permettrait
de présenter les membres des minorités comme des acteurs politiques d'élite.
Plus clairement, le fait d'axer la recherche sur les candidats permet de
déterminer si la rareté des représentants de minorités visibles à la Chambre
des communes peut être liée, en partie du moins, à leur absence relative
dans les rangs de ceux qui se présentent à une élection à titre de candidats
parlementaires.
La sous-représentation des minorités visibles au Parlement est particulièrement
bien documentée pour les élections qui ont eu lieu entre 1993 et 2000.
La section a) du tableau 1 présente les chiffres pertinents pour ces élections
récentes et propose une mise à jour pour l'élection de 20042. Dans l'ensemble,
la tendance est à la croissance générale du nombre et du pourcentage des
candidats de minorités visibles élus à la Chambre, quoique ces augmentations
se soient avérées relativement modestes, voire instables, si on tient compte
de l'élection de l'an 2000 où le nombre des élus était inférieur à celui
de 1997 (une réduction de 19 à 17 élus). L'élection de 2004 a rétabli la
tendance à la hausse et un nombre record de 22 candidats de minorités visibles
ont obtenu un siège au Parlement. En même temps, ces hommes et ces femmes
ne représentaient que 7,1 % du nombre total de députés, de sorte que l'élection
continuait à refléter un important déficit de représentation, particulièrement
évident si l'on tient compte du poids démographique croissant des minorités
visibles dans la population canadienne en général.
À partir de la première ligne du tableau, qui fournit la proportion estimative
fondée sur le recensement du groupe des minorités visibles au moment
de chaque élection générale, nous pouvons calculer un coefficient de « proportionnalité »
en prenant ce pourcentage comme dénominateur et en divisant le pourcentage
de députés correspondant. Un coefficient de 1 indiquerait que la part des
sièges de la Chambre des communes occupée par des minorités visibles est
entièrement proportionnelle à leur présence dans la population. Cependant,
comme on peut le constater, la fraction se situe sous la barre du 0,5,
ce qui indique qu'on est à peine à la moitié du chemin qui mène à l'élimination
de la sous-représentation des minorités visibles.
La stagnation des 11 dernières années est plus frappante encore; les deux
coefficients correspondant à la période sont pratiquement les mêmes, 0,47
pour 1993, 0,48 pour 2004. En bref, même s'il est vrai qu'un plus grand
nombre de députés issus des minorités visibles ont été élus en 2004, l'augmentation
du nombre total n'a fait que suivre celle de la population au même rythme
modeste.
La section b) du tableau 1 indique qu'il existe un lien plausible entre
le nombre de candidats et de députés de minorités visibles. Le tableau
illustre le pourcentage estimatif des candidats de minorités visibles qui
se sont présentés à chacune des quatre élections pour les principaux partis.
Les données révèlent une tendance générale et une tendance particulière.
La tendance la plus large est que les minorités visibles sont également
sous-représentées parmi le bassin de candidats. Des recherches antérieures,
portant sur les trois élections de 1993 à 2000, ont démontré que les minorités
visibles ne représentent que 4 à 5 % de toutes les personnes qui briguent
un siège parlementaire. De plus, les ratios des candidats à la population
ou coefficients de proportionnalité , qui sont fondés sur les mêmes
repères du recensement et présentés à la ligne suivante, se situent généralement
en dessous de 0,40 pour ces trois élections. Une tendance plus particulière
se dessine toutefois dans les données : 108 candidats issus de minorités
visibles se sont présentés à l'élection de 2004, soit 8,3 % de tous les
candidats qui se présentaient pour les grands partis, y compris le Parti
vert, ce qui constitue un taux de participation jamais vu auparavant. Si
on élimine le Parti vert du calcul, décision qui a été prise dans les études
antérieures, le pourcentage grimpe à 9,3 %. Même si on tient compte de cette
hausse, la consultation électorale de 2004 s'inscrit toujours dans la tendance
à la sous-représentation des minorités visibles parmi les candidats. Cela
dit, l'augmentation du coefficient de proportionnalité, qui atteint 0,62,
ne peut être passée sous silence. En bref, l'examen du nombre de candidats
révèle des faits qui établissent un lien entre la présence limitée des
minorités visibles à la Chambre des communes et le nombre relativement
moindre de candidats de ce groupe à un siège parlementaire. Il indique,
en outre, un léger sommet en 2004.
Tableau 1 :
Députés et candidats de minorités visibles, 1993-2004
|
|
1993
|
1997
|
2000
|
2004
|
Proportion des minorités visibles dans la population
|
9,4
|
11,2
|
13,4
|
14,9
|
a) Députés
|
Nombre
|
13
|
19
|
17
|
22
|
Pourcentage
|
4,4
|
6,3
|
5,6
|
7,1
|
Coefficient de proportionnalité
|
0,47
|
0,56
|
0,42
|
0,48
|
b) Candidats
|
Pourcentage
|
4,1a 3,5b
|
4,1a
|
4,7a
|
8,3 9,3c
|
Coefficient de proportionnalité
|
0,44 0,37
|
0,37
|
0,35
|
0,56 0,62
|
Voici la liste des partis dont on a tenu compte pour les données sur les
candidats de 1993, 1997 et 2000 : Bloc Québécois, Parti libéral, Parti
progressiste-conservateur, NPD et Parti réformiste/Alliance canadienne.
En 2004, on retrouvait les partis suivants : Bloc Québécois, Parti conservateur,
Parti libéral, NPD et Parti vert (sauf exclusion expresse).
a Tossutti et Najem, « Minorities and Elections in Canadas Fourth Party
System », Études ethniques du Canada, 2002.
b Black, « Entering the Political Elite in Canada: The Case of Minority
Women as Parliamentary Candidates and MPs », La Revue canadienne de sociologie
et danthropologie, 2000.
c Parti vert exclu.
Cela porte à penser que, pour bien comprendre l'évolution de la situation
des membres de minorités visibles comme candidats à des élections, il faut
reconnaître la persistance des obstacles auxquels ils se heurtent ainsi
que les facteurs qui peuvent atténuer ou neutraliser ces contraintes à
long terme. Quant aux théories explicatives de la sous-représentation traditionnelle
des membres de minorités visibles, l'une des plus populaires met l'accent
sur le fait qu'ils sont de nouveaux venus au Canada et dans la politique
canadienne3 et que, contrairement aux colons européens établis de plus
longue date au pays, ils ne sont pas encore sortis de la période d'ajustement
et de transition qui s'impose avant toute action politique. L'hypothèse
de base est qu'avec le temps, les membres des minorités visibles acquerront
les ressources, l'intérêt et l'ambition qu'il faut avoir pour relever les
défis de la politique et profiter des débouchés qu'elle ouvre.
La durée du séjour au pays n'exclut pas la pertinence d'autres explications,
qui sont, de toute façon, probablement plus déterminantes4. Parmi les explications
les plus marquantes, on peut citer le rôle que jouent les partis locaux
comme gardiens du processus de recrutement des candidats. Les gestes qu'ils
posent ou omettent de poser peuvent exercer une influence déterminante
sur la capacité des membres des minorités visibles de se faire désigner
comme candidats. Par exemple, certains agents locaux, indifférents au besoin
de changement, peuvent simplement perpétuer des pratiques qui ont pour
effet concomitant d'exclure de nouveaux éléments. Les minorités visibles
se plaignent depuis longtemps de la façon dont les partis, dans les circonscriptions,
se fient à des réseaux de recrutement et à des contacts qui n'atteignent
pas leurs collectivités, ni les milieux où ils sont les plus actifs. Il
se peut également que les représentants locaux, par souci de préserver
leur mainmise sur le pouvoir et de limiter la compétition visant à obtenir
des candidats valables, soient animés de pulsions protectionnistes et défensives.
Les personnes qui détiennent un poste en vue dans la hiérarchie des partis
locaux peuvent également ériger des barrières, du simple fait qu'elles
arborent des attitudes racistes et ne peuvent supporter l'idée de voir
les membres des minorités visibles comme porte-drapeaux du parti. Il se
peut également que ces personnes, tout en n'ayant pas nécessairement de
préjugés, croient que certains Canadiens hésiteraient à voter pour des
candidats qui ne sont pas de race blanche5.
Elles pourraient également concentrer, de façon disproportionnée, la
présentation de candidats de minorités visibles dans des circonscriptions
électoralement moins attirantes. La pratique de certains partis qui visent à
mettre les députés sortants à l'abri d'une remise en candidature a également été
reconnue comme un obstacle. Qu'il s'agisse d'une norme acceptée par certains
partis ou de la conséquence de directives nationales, le résultat est
identique : l'accès aux candidatures qui présentent les meilleures perspectives
électorales est bloqué. Enfin, des ressources financières insuffisantes et une
couverture médiatique teintée de préjugés ont également été mentionnées comme
obstacles à l'accession des minorités.
L'examen des écueils ne permet pas de faire le tour de la question. Il
y a aussi des facteurs qui peuvent faciliter les candidatures de minorités
visibles ou contribuer à miner ou à neutraliser une partie des effets négatifs
qui viennent d'être cités. Peut-être ces facteurs ont-ils, depuis peu,
un poids accru qui pourrait expliquer, en partie, le plus grand nombre
de mises en candidature.
Pour commencer, on peut citer la mobilisation ethnique, qui est une réalité.
Les minorités peuvent se servir de leurs origines à leur avantage et se
faire choisir comme candidats en s'appuyant sur leurs relations sociales
et sur les votes d'adhésion de leur groupe ethnique. Naturellement, certains
partis locaux peuvent encourager les candidats de groupes minoritaires
à présenter leur candidature parce qu'ils perçoivent que cela peut leur
procurer un avantage électoral, surtout dans les circonscriptions où les
minorités sont bien représentées. Des considérations stratégiques similaires
sont susceptibles de se manifester chez les dirigeants des partis politiques.
Même si le processus de sélection des candidats reste, la plupart du temps,
entre les mains des représentants locaux des partis dans les circonscriptions,
on s'attend à ce que les représentants des partis régionaux et nationaux
tentent d'influencer le processus s'ils croient que leur intervention pourrait
comporter certains avantages électoraux. Il se peut qu'ils déploient des
efforts sporadiques pour influer sur la sélection des candidats de minorités
visibles dans des secteurs particuliers, sans toutefois perdre de vue les
préoccupations électorales de plus grande portée, ni l'image que véhicule
l'équipe complète de candidats. La présence d'un nombre significatif de
candidats de minorités visibles pourrait envoyer aux électeurs un message
clair sur la volonté d'intégration du parti.
Le fait qu'un grand nombre des électeurs font eux-mêmes partie de ces minorités
visibles et peuvent être fortement influencés par les efforts que déploient
les partis à cet égard n'est pas à négliger. Même si leur nombre n'a guère
varié et s'ils sont restés relativement concentrés (dans des milieux urbains)
pendant des années, l'absorption beaucoup plus importante d'immigrants
au cours des 10 à 15 dernières années a considérablement rehaussé leur
nombre et, par conséquent, leur poids politique. Par exemple, entre 1991
et 1997, presque un million d'immigrants sont arrivés au Canada, dont la
grande majorité sont issus de minorités visibles et réalité qui n'est
pas non plus sans importance la plupart d'entre eux ont obtenu la citoyenneté
canadienne.
On peut avoir une bonne idée du poids politique qu'ont eu les électeurs
des minorités visibles à l'élection de 2004 en examinant les données du
recensement portant sur la diversité des circonscriptions. Les données
du recensement de 2001 indiquent que les minorités visibles représentaient
une fraction substantielle de la population dans un nombre important de
circonscriptions. En particulier, dans 40 (13 %) des 308 circonscriptions
existant en 2004, les minorités visibles représentaient au moins 31 % de
la population totale; dans 27 autres circonscriptions (8,8 %), elles représentaient
entre 21 et 30 % de la population; dans 38 autres (12,3 %), entre 11 et 20 %.
Il est difficile de s'imaginer que ces réalités démographiques et électorales
pourraient passer inaperçues et ne pas être prises en considération par
les partis; la stratégie qui semble la plus évidente simple ici consiste,
pour les partis, à présenter leurs candidats de minorités visibles dans
des circonscriptions caractérisées par la diversité.
Ce qu'il faut savoir, c'est si les partis ont déployé de plus grands efforts
à cet égard en 2004, puisque les études sur les élections précédentes ont
montré une tendance notable de la part des candidats de minorités visibles
à se présenter dans des circonscriptions plus hétérogènes6. Le tableau
2 confirme ces tendances et donne à penser qu'elle s'est renforcée en 2004.
Parmi les candidats de minorités visibles, un fort contingent, 44 %, s'est
présenté à l'élection dans des circonscriptions où les minorités visibles
représentaient 31 % ou plus de la population. Au contraire, parmi les candidats
non issus de minorités visibles, seulement 10 % se sont présentés dans des
circonscriptions caractérisées par la même concentration de membres des
minorités visibles une différence considérable de 34 points. Si l'on
ajoute à ces pourcentages ceux qui sont associés aux circonscriptions où
les minorités raciales représentent une fraction substantielle de la population,
de 21 à 31 %, le fossé se creuse davantage : 59 % au lieu de 18 %. Des résultats
équivalents (non illustrés) ont été obtenus en appliquant d'autres mesures
de la diversité, telles que le pourcentage de la population d'origine étrangère
ou dont la langue maternelle n'est ni l'anglais ni le français ce qui
n'est pas surprenant, compte tenu du chevauchement manifeste des indicateurs.
Enfin, les données (non illustrées dans les tableaux) indiquent que la
corrélation entre la mise en candidature de membres de minorités visibles
et la diversité des circonscriptions est très robuste et vaut pour tous
les partis. Par exemple, la réutilisation de la composition des minorités
visibles comme indicateur de la diversité des circonscriptions a permis
d'établir que le Bloc Québécois, le Parti conservateur et le Parti vert
ont désigné 60 % de leurs candidats de minorités visibles dans des circonscriptions
où ces minorités représentent au moins 21 % de la population, alors que
les chiffres sont notablement plus bas pour ce qui est de leurs candidats
non issus de minorités visibles (9, 16 et 19 % respectivement). L'écart
n'est pas beaucoup plus petit chez les libéraux (54 % par rapport à 20 %)
ni au NPD (55 % par rapport à 18 %).
Tableau 2 :
Candidats de minorités visibles selon la diversité des circonscriptions,
2004 |
Pourcentage des minorités visibles dans la population des circonscriptions
|
0 à 10
|
11 à 20
|
21 à 30
|
Plus de 31
|
(N)
|
Candidats de minorités visibles (%)
|
28
|
14
|
15
|
44
|
(108)
|
Candidats non issus de minorités visibles (%)
|
70
|
12
|
8
|
10
|
(1145)
|
Les pourcentages ont été calculés par rangée. Il se peut que leurs sommes
cumulatives natteignent pas 100, parce quelles ont été arrondies.
Le tableau 3 présente la relation plus fondamentale entre les candidats
issus de minorités visibles et les partis. Il tableau illustre le nombre
et le pourcentage de représentants des minorités visibles qui ont brigué
les suffrages sous la bannière de chacun des grands partis en 2004. D'une
part, les chiffres révèlent une même tendance à la sous-représentation,
puisqu'aucun des partis n'a mis en candidature des membres de minorités
visibles dans une proportion qui correspond à la place de ces minorités
au sein de la population (14,9 %). D'autre part, il y a une modeste variation
d'un parti à l'autre et il s'avère que l'équipe de candidats du Parti conservateur
récemment créé comptait le pourcentage le plus élevé de candidats de minorités
visibles. Sur 308 candidats, 33 (10,7 %) étaient issus de minorités visibles.
C'est juste au-dessus du NPD, avec 29 candidats de minorités visibles (9,4 %),
et le Parti libéral, avec 26 (8,4 %); la représentativité décline ensuite
avec le Bloc (6,7 %) et le Parti vert (4,9 %).
Tableau 3 :
Candidats de minorités visibles par parti, 2004 |
|
BQ
|
Cons.
|
Vert
|
Lib.
|
NPD
|
Nombre
|
5
|
33
|
15
|
26
|
29
|
Pourcentage
|
6,7
|
10,7
|
4,9
|
8,4
|
9,4
|
Ce qui rend ces chiffres particulièrement intéressants, c'est le fait que
le Parti conservateur a ostensiblement évité des mesures de recrutement
qui donneraient officiellement un traitement préférentiel aux groupes sous-représentés.
En tant que partis populistes, le Parti réformiste, puis l'Alliance, avaient
obstinément refusé d'établir des organismes multiculturels ou féminins
au sein du parti, et les conservateurs d'avant la fusion ont suivi le mouvement.
Au contraire, le Parti libéral et le NPD ont mis en place des structures
officielles pour représenter de tels groupes au sein du parti et les deux,
mais particulièrement le NPD, ont pris certaines mesures proactives pour
recruter des candidats issus de minorités7.
Il n'en est pas moins vrai qu'avant l'élection de 2004, le Parti conservateur
avait institué certains mécanismes officieux pour joindre les groupes minoritaires.
Mentionnons notamment l'établissement de ce qu'on a appelé un « comité de
rapprochement » ainsi que le recours aux contacts personnels de certains
députés conservateurs issus de minorités visibles. Il est fort probable
que certaines de ces activités aient mené au recrutement d'un nombre appréciable
de candidats membres de ces minorités. En outre, tous les partis, y compris
le Parti conservateur, se fient aux comités de recherche pour recruter
leurs candidats et il est tout à fait vraisemblable qu'un certain nombre
de comités conservateurs, agissant de leur propre chef à la recherche de
« la meilleure personne » (c'est ainsi sans doute que le Parti aurait qualifié
l'initiative), ont pu décider de promouvoir des candidats de minorités
visibles.
De plus, le nouveau Parti conservateur était particulièrement motivé à
se montrer plus accueillant envers les minorités. Tout d'abord, il devait
faire face au legs peu enviable de son élément « Réforme/Alliance », à savoir
la perception largement répandue que ces partis, le Parti réformiste en
particulier, étaient indifférents sinon opposés aux préoccupations des
minorités. Même si les politiques et la plate-forme électorale du Parti
réformiste n'étaient pas explicitement anti-minorités, cette perception
était véhiculée par certains des membres les plus influents du parti et
renforcée par l'opposition de celui-ci à des programmes tels que le multiculturalisme8.
Le parti a commencé à être sensible aux accusations de racisme bien avant
2004 et, au fil du temps, le Parti réformiste et l'Alliance ont mis graduellement
en candidature (et fait élire) un plus grand nombre de représentants des
minorités visibles, une augmentation qui restait toutefois modeste9.
La nécessité d'être encore plus accueillant envers les minorités visibles est
devenue une urgence dans la logique qui a mené à l'unification de l'Alliance et
du Parti progressiste-conservateur – fusion qui semblait singulièrement axée sur
l'obtention du pouvoir. Cela a mis au premier rang des priorités l'atteinte
d'objectifs électoraux clés, l'un des plus importants étant de réaliser une
percée importante en Ontario, province qui est particulièrement bien représentée
au Parlement et qui compte des zones urbaines (et multiculturelles).
Néanmoins, même si, dans l'ensemble, les partis ont réussi à proposer la
candidature d'un nombre record de candidats de minorités visibles, cela
ne signifiait pas en soi que l'engagement était indéfectible. C'est une
chose d'inclure strictement pour la forme, au sein d'une équipe de candidats,
un nombre notable d'hommes et de femmes pouvant être utiles au parti. C'en
est une tout autre de présenter des candidats dans des circonscriptions
où ils ont, dans les faits, des chances raisonnables de gagner.
Si l'on veut examiner la nature de l'engagement pris par les partis, on
peut comparer l'avantage concurrentiel des circonscriptions où se présentaient
des représentants des minorités visibles avec celui des circonscriptions
où les candidats ne faisaient pas partie de ce groupe10. Cela peut se faire
aisément, selon la pratique courante, en se fondant sur les résultats de
l'élection précédente de 2000 pour établir les perspectives de chacun des
partis en 2004. Un certain nombre d'obstacles mineurs ont toutefois dû
être aplanis. Premièrement, il fallait tenir compte du redécoupage de la
carte électorale et de l'augmentation du nombre de sièges, passé de 301
à 308, mais ces difficultés ont été facilement résolues grâce aux « résultats
transposés » produits par Élections Canada (« mappage » des résultats de 2000
sur les 308 circonscriptions de la nouvelle carte électorale). Deuxièmement,
il était indispensable de prendre en compte les changements survenus dans
le système des partis entre 2000 et 2004 en raison de la fusion de l'Alliance
et du Parti progressiste-conservateur. Pour résoudre la question, on a
additionné les votes des deux partis pour pouvoir évaluer la situation
concurrentielle du nouveau Parti conservateur avant l'élection de 2004.
Il est admis que cette interprétation est quelque peu généreuse, puisque
le nouveau parti n'a même pas réussi à s'approcher du total combiné des
voix récoltées par ses prédécesseurs quatre ans auparavant. Par ailleurs,
cette méthode a l'avantage d'être simple, particulièrement en l'absence
de toute autre méthode acceptable. Dernière mise en garde : seuls les candidats
qui n'avaient pas déjà de siège ont été inclus dans la comparaison des
avantages concurrentiels. Cela renforce considérablement la convergence :
après tout, ce qui est vraiment en jeu ici, c'est le degré de détermination
à recruter de nouveaux candidats comme stratégie possible de repositionnement
pour l'élection de 2004.
Selon le tableau 4, les chiffres permettent d'avancer que l'engagement
envers la mise en candidature de membres de minorités visibles n'a pas
seulement été un geste symbolique. Même s'il est vrai que les candidats
de minorités visibles ont généralement été désignés dans des circonscriptions
où la victoire était la plus douteuse il s'agit de celles où les partis
ont perdu par 21 points ou plus en 2000 , à l'autre extrémité de l'échelle
ils étaient tout aussi susceptibles que les candidats non issus de minorités
visibles de se présenter dans des circonscriptions « gagnables ». Les circonscriptions
« gagnables » comprenaient, comme on peut le voir, celles où les partis des
candidats avaient gagné lors de l'élection précédente (et par des marges
différentes), mais aussi celles où l'élection précédente avait été perdue
par une marge de 10 % ou moins.
Tableau 4 :
Candidats des minorités visibles et non issus des minorités
visibles qui ne siégeaient pas,
selon l'avantage cncurrentiel des partis,
2004 |
|
Ampleur de la perte en 2000 |
Ampleur du gain en 2000
|
|
|
21+
|
11-20
|
0-10
|
0-10
|
11-20
|
21+
|
(N)
|
Bloc Québécois
|
Candidats des MV (%)
|
60
|
20
|
20
|
|
|
|
(5)
|
Candidats non issus des MV (%)
|
38
|
7
|
29
|
12
|
12
|
2
|
(42)
|
Parti conservateur
|
|
Candidats des MV (%)
|
59
|
7
|
14
|
10
|
|
10
|
(29)
|
Candidats non issus des MV (%)
|
50
|
12
|
14
|
12
|
4
|
8
|
(214)
|
Parti libéral
|
|
Candidats MV (%)
|
61
|
|
11
|
6
|
6
|
17
|
(18)
|
Candidats non issus des MV (%)
|
46
|
17
|
17
|
7
|
5
|
8
|
(144)
|
NPD
|
|
Candidats des MV (%)
|
93
|
3
|
3
|
|
|
|
(29)
|
Candidats non issus des MV (%)
|
95
|
3
|
2
|
|
|
|
(244)
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Les pourcentages ont été calculés par rangée. Il se peut que leurs sommes
cumulatives natteignent pas 100, parce quelles ont été arrondies.
Dans le cas du Parti libéral, les candidats de minorités visibles ont été,
en réalité, plus susceptibles que les autres candidats de se présenter
dans des circonscriptions où le parti s'était imposé à l'élection précédente
(29 % par rapport à 20 %) et leur avantage concurrentiel a été, en réalité,
le plus marqué (17 % par rapport à 8 %) pour les circonscriptions les moins
à risque, où les libéraux avaient gagné par une marge de 21 % ou plus. Si
nous adoptons la perspective la plus large et ajoutons les circonscriptions
où les libéraux ont perdu par une marge de 10 %, les pourcentages se rejoignent :
40 % des candidats de minorités visibles se sont présentés dans des circonscriptions
plutôt sûres, comparativement à 37 % des candidats non issus de minorités
visibles.
Le Bloc québécois, quant à lui, n'a pas présenté de candidats de minorités
visibles dans les circonscriptions où il avait gagné en 2000, alors que
25 % de ses candidats non issus de minorités visibles un contingent beaucoup
plus considérable se sont présentés dans ces circonscriptions enviables.
Le mieux que l'on puisse dire est que l'un de leurs cinq candidats membres
de minorités visibles s'est présenté dans une circonscription où le parti
avait perdu par dix % ou moins. Pour ce qui est du NPD, on ne peut manquer
d'être frappé par le nombre très restreint de sièges attrayants accessibles
aux candidats non membres de la Chambre, indépendamment de leur origine.
Le parti aurait été bien en peine s'il avait voulu donner à tous ses nouveaux
candidats une chance sérieuse d'être élus.
Enfin, constatation non négligeable, il faut noter que le nouveau Parti
conservateur a eu tendance, lui aussi, à respecter un certain équilibre
dans la désignation de ses candidats de minorités visibles. Vingt pour
cent d'entre eux se sont présentés dans des circonscriptions où soit l'Alliance
soit le Parti progressiste-conservateur avait gagné en 2000 (ou où le vote
combiné des deux partis aurait assuré la victoire), alors que le chiffre
comparable pour les candidats non issus de minorités visibles était de
24 %. Dans le cas des sièges les « plus sûrs », les pourcentages sont du même
ordre, soit 10 % par rapport à 8 %. Il semblerait donc que le parti n'a pas
seulement mis en candidature le plus grand contingent de candidats de minorités
visibles, mais qu'il l'a fait en s'engageant, jusqu'à un certain point,
à en faire élire un plus grand nombre.
En conclusion, il convient de faire plusieurs observations sur les candidats
de minorités visibles à l'élection de 2004. La plus importante tient au
fait qu'un nombre sans précédent de membres de minorités visibles ont été
désignés comme candidats. On a également constaté, chez ces candidats,
une forte tendance à se présenter dans des circonscriptions caractérisées
par la diversité. De plus, ils ont affronté des situations concurrentielles
généralement similaires à celles qu'ont connues les autres candidats. Globalement,
ces tendances donnent à penser que la croissance accélérée de la population
issue de minorités visibles n'est pas passée inaperçue au sein des partis
politiques, qui semblent avoir réagi en mettant en candidature un plus
grand nombre de candidats qui en proviennent. C'est le bon côté de la médaille.
Malheureusement, il semble qu'il faille augmenter grandement le nombre
de mises en candidature si l'on veut faire élire beaucoup plus de députés.
Notes
1. Il existe une exception importante à cet égard : Livianna S. Tossutti
et Tom Pierre Najem, « Minorities and Elections in Canada's Fourth Party
System: Macro and Micro Constraints and Opportunities », Études ethniques
du Canada, vol. 34, no 1, 2003, p. 85-112. Voir aussi Jerome H. Black,
« Representation in the Parliament of Canada: The Case of Ethnoracial Minorities »,
dans Joanna Everitt et Brenda O'Neil, éd., Citizen Politics: Research and
Theory in Canadian Political Behaviour, Don Mills (Ontario), Oxford University
Press, 2002, p. 355-385.
2. Les méthodes utilisées pour catégoriser les origines des candidats de
minorités visibles à l'élection de 2004 et de ceux qui sont devenus députés
sont expliquées dans l'étude de Jerome H. Black, « Ethnoracial Minorities
in the 38th Parliament: Patterns of Change and Continuity » dans Caroline
Andrew, John Biles, Myer Siemiatycki, Erin Tolley, éd., Electing a Diverse
Canada, Vancouver, University of British Columbia Press, à paraître.
3. Voir, par exemple, la Commission royale sur la réforme électorale et
le financement des partis, Pour une démocratie électorale renouvelée, vol.
1, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1991, p.
101-105.
4. La plupart des explications proposées dans le texte sont discutées dans
Daiva K. Stasiulis et Yasmeen Abu-Laban, « The House the Parties Built:
(Re)Constructing Ethnic Representation in Canadian Politics » dans Kathy
Megyery, éd., Ethno-Cultural Groups and Visible Minorities in Canadian
Politics: The Question of Access, Toronto, Dundurn, 1991, p. 3-99, et C.
Simard et coll., « Visible Minorities and the Canadian Political System »
dans Megyery, Ethno-Cultural Groups, p. 161-261. Voir également Jerome
H. Black, « La participation des immigrants et des membres des minorités
ethnoraciales aux élections fédérales canadiennes », Perspectives électorales,
vol. 3, no 1, 2001, p. 8-13.
5. Les statistiques, du moins pour l'élection de 1993, démontrent que les
électeurs canadiens n'affichent pas de préjugé à l'encontre des candidats
de minorités visibles. Voir Jerome H. Black et Lynda Erickson, « The Ethnoracial
Origins of Candidates and Electoral Performance: Evidence from Canada »,
Party Politics, à paraître.
6. Tossutti et Najem, « Minorities and Elections ».
7. Voir, par exemple, Bill Cross, Political Parties: Canadian Democratic
Audit, Vancouver, University of British Columbia Press, 2004, p. 22-23
et 67-73.
8. David Laycock, The New Right and Democracy in Canada: Understanding
Reform and the Canadian Alliance, Don Mills (Ontario), Oxford University
Press.
9. Tossutti et Najem, « Minorities and Elections ».
10. Tossutii et Najem ont passé en revue les élections de 1993, 1997 et
2000 et trouvé qu'il n'y avait pas de différence significative entre la
compétitivité des circonscriptions où les candidats étaient issus de minorités
visibles et des circonscriptions où se présentaient des candidats qui n'en
faisaient pas partie. « Minorities and Elections », 1998-1999. De leur côté,
Black et Erickson, à l'aide de méthodes différentes, ont constaté, pour
l'élection de 1993, que les candidats de minorités visibles étaient désavantagés.
« The Ethnoracial Origins of Candidates ».
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