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Les agents du Parlement : un nouveau pouvoir?
Jeffrey Graham Bell

Récemment, des universitaires américains et canadiens ont mis en doute les conceptions traditionnelles du gouvernement. Ils ont attiré l’attention sur certaines institutions, existantes ou naissantes, qui ne s’intègrent pas facilement dans le paradigme des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). L’auteur analyse brièvement cette question, puis traite de l’histoire, du rôle et des attributions de divers agents du Parlement. Il examine ces derniers en fonction du type de surveillance exercé et conclut que le rôle de plus en plus influent qu’ils jouent ne met pas en péril la souveraineté du Parlement ni la responsabilité ministérielle. 

Aux États-Unis, le constitutionnaliste Bruce Ackerman a soutenu que la bureaucratie constitue, de facto et depuis longtemps, un « quatrième pouvoir » au sein du gouvernement. À ce titre, elle doit bénéficier de protections et de pouvoirs constitutionnels suffisants pour résister aux nombreux petits conflits de compétence avec les autres pouvoirs. Il souligne que la bureaucratie présidentielle se retrouve au milieu de rivalités auxquelles les bureaucraties de type britannique ne sont jamais exposées : 

Étant donné que la présidence est séparée du Congrès, les hauts fonctionnaires doivent apprendre à survivre dans un champ de forces dominé par des dirigeants politiques rivaux. Parce que le président et les leaders du Congrès disposent d’armes puissantes pour punir la désobéissance de leurs serviteurs, seul le plus naïf des fonctionnaires supposerait que le principe de la « compétence neutre » constituerait la meilleure stratégie de survie […] Plutôt que de répondre aux attentes de son ministre, le fonctionnaire doit avant tout traduire une mission politique qui lui permettra de gagner l’appui des pouvoirs rivaux qui prennent les décisions législatives et de financement1

Dans les systèmes de type britannique, les fonctionnaires sont exposés à une dynamique différente : ils travaillent au service d’un seul maître, qui est variable, et risquent de perdre leur emploi s’ils ne donnent pas l’impression d’appuyer le régime au pouvoir. Toutefois, comme Ackerman le fait remarquer, ils peuvent se permettre d’adopter une perspective à plus long terme : 

Un jour, le cabinet perdra une élection et le groupe de politiciens qui lui succédera prendra sa revanche sur les fonctionnaires qui ont fait montre de leur attachement à l’idéologie du régime précédent. […] Par conséquent, si le fonctionnaire veut éviter ces sanctions, il doit cultiver une réputation d’employé neutre2

Au Canada, le professeur David Smith, s’inspirant d’Ackerman, affirme que les changements majeurs survenus au cours des trente dernières années lui ont permis de conclure que l’État s’oriente de plus en plus vers ce qu’il appelle une « société de vérification ». La principale manifestation institutionnelle de cette tendance a été l’évolution du rôle des agents du Parlement (AP) : en effet, ces serviteurs du Parlement en sont devenus les maîtres. S’inspirant des idées de M. Ackerman, le professeur Smith écrit que les AP « risquent de devenir la conscience du gouvernement »3

Le modèle à quatre pouvoirs représente un point de départ conceptuel pour Ackerman. Celui-ci prône ensuite la reconnaissance constitutionnelle de plusieurs autres pouvoirs, qu’il a conçus à partir des fonctions sous-évaluées des quatre premiers pouvoirs et d’autres fonctions tout à fait nouvelles, afin de renforcer la dynamique démocratique au sein de l’État moderne. Ses idées novatrices visent à provoquer un débat sur les possibilités que pourrait offrir une utilisation progressiste de la séparation des pouvoirs sur le plan constitutionnel. Il n’est pas surprenant que ses idées soient liées à son analyse des droits individuels. Comme on le verra nettement plus loin, le recours constant à ces institutions au Canada a fait l’objet de critiques parce qu’on aurait remplacé une constitution axée sur le Parlement par des principes individualistes étrangers qui compromettent la reddition de comptes. Ce qui est peut-être plus étonnant, c’est le nombre des idées d’Ackerman — qui sont originales aux yeux des Américains — qui ont déjà été adoptées par les AP au Canada. 

Ackerman propose d’abord l’ajout d’un « pouvoir démocratique » qui aurait pour mission de veiller à l’impartialité du processus électoral. Toute démocratie doit prendre très au sérieux le fonctionnement de ses élections. Selon Ackerman, il faut que l’équité des élections soit garantie par un organe indépendant, protégé par la constitution. Des tâches aussi minimes que la surveillance impartiale des élections, ou aussi importantes que la révision des limites des circonscriptions et l’examen du financement des élections (et même le financement public des partis politiques) pourraient être confiées à des organismes relevant de ce pouvoir. Ackerman souligne que, peu importe l’idéal incarné par cette structure, la constitution doit garantir l’existence d’un « mécanisme qui préserve la force de cette démocratie idéale malgré les efforts prévisibles déployés par les politiciens au pouvoir pour se protéger d’un revers aux élections ». 

Sur le plan constitutionnel, un « pouvoir de l’intégrité » reflète la conviction qu’une véritable démocratie est fondée sur un respect constant de la primauté du droit. À l’inverse, la corruption constitue une grave menace à la légitimité et, donc, à la viabilité d’un régime démocratique. Et, aujourd’hui, comme les citoyens du Canada (et, d’ailleurs, de toute démocratie) le confirmeraient, les élus sont soumis à de telles pressions électorales qu’on ne peut être certain qu’ils ne se livreront jamais à des pratiques financières synonymes de corruption. La corruption représente une menace continuelle et fondamentale, soutient Ackerman, et c’est pourquoi les constitutions modernes doivent prévoir la création d’un « pouvoir de l’intégrité », « doté de pouvoirs et de mesures incitatives garantissant une surveillance constante ». 

Le troisième organe qu’Ackerman créerait est le « pouvoir réglementaire ». Dans ce cas, la constitution d’un pays pourrait garantir la compétence bureaucratique et légitimer le processus décisionnel normatif d’une bureaucratie théoriquement « neutre ». Un des mécanismes qui pourrait s’avérer utile à ce pouvoir est la participation du public à l’élaboration de la réglementation ou à la surveillance judiciaire. Ackerman reste plutôt vague sur la façon de réunir ces fonctions dans ce nouveau pouvoir, mais il donne l’exemple de l’Administration Procedure Act des États-Unis pour illustrer le type de loi qu’il envisage pour un régime présidentiel. 

La quatrième idée d’Ackerman, et la plus controversée, est la création d’un « pouvoir de justice distributive » protégé par la constitution, en raison notamment des éternelles injustices économiques commises systématiquement dans tous les États envers une certaine classe de citoyens, et de l’incapacité à mobiliser les politiciens pour résoudre ce problème. Ackerman avance que la solution consiste à verser directement aux personnes les plus démunies un certain pourcentage du produit intérieur, ce pourcentage étant prévu par la constitution. Puisque ce genre d’injustice économique structurelle ne sera jamais pris au sérieux par les politiciens parce que leurs commettants sont, pour la plupart, aisés, il faut appliquer de manière créative la séparation des pouvoirs pour défendre un pouvoir de redistribution simple et efficace. 

La prochaine section portera sur la gamme des AP responsables des nouveaux pouvoirs proposés par Ackerman. Les éléments constitutionnels qu’il propose peuvent être considérés comme un ensemble de quatre pouvoirs distincts, ou davantage comme des variations sur le thème unique d’un cinquième pouvoir. Compte tenu du pluralisme institutionnel que connaît le Canada, cette question n’est peut-être pas encore résolue ici au pays. 

Agent du Parlement ou non? 

Les auteurs d’ouvrages canadiens récents sur les AP s’entendent fondamentalement sur une chose : la difficulté de déterminer les caractéristiques communes de la présente cohorte d’agents. L’utilisation du terme « haut fonctionnaire du Parlement » pour désigner les « AP », c’est-à-dire les responsables des commissions et bureaux sur lesquels porte le présent article, a créé beaucoup de confusion. Les premiers « hauts fonctionnaires du Parlement » servaient la Chambre des communes et la Chambre des lords en Grande-Bretagne, à commencer par les greffiers, dont la tradition remonte à 1363. Une certaine confusion linguistique et conceptuelle demeure quant à la différence entre ces fonctionnaires internes et non partisans, et les autres fonctionnaires indépendants qui ont vu le jour par la suite et qui nous intéressent ici. 

Le mandat et l’importance des serviteurs non partisans justifient certes l’utilisation du titre de « haut fonctionnaire », mais on dirait qu’au Canada, et dans tout le Commonwealth, l’ensemble des ouvrages contemporains, tant politiques qu’universitaires, appliquent ce terme aux deux catégories de fonctionnaires déjà mentionnées. En voici un bon exemple : en 1985, le rapport du Comité spécial sur la réforme de la Chambre des communes (le rapport McGrath) qualifiait le greffier et le sergent d’armes de « hauts fonctionnaires de la Chambre des communes », et les fonctionnaires indépendants « d’autres hauts fonctionnaires ». Autre exemple : le rapport de 2001 du Comité spécial sur la modernisation et l’amélioration de la procédure à la Chambre des communes appelait « hauts fonctionnaires du Parlement » tous les titulaires de postes non partisans ou indépendants. Presque tous les ouvrages universitaires mentionnés ci-dessous se servent du terme « hauts fonctionnaires du Parlement » pour désigner les dirigeants des organes indépendants. 

Il est intéressant de noter toutefois que le Règlement sur les documents officiels précise qui est un haut fonctionnaire du Parlement : le président du Sénat, le greffier du Sénat, le greffier de la Chambre des communes, le sergent d’armes, le bibliothécaire parlementaire, le bibliothécaire parlementaire associé et le huissier du bâton noir. À l’exception du président du Sénat, seul élément discutable de cette liste, tous ces fonctionnaires correspondent à la définition traditionnelle du haut fonctionnaire du Parlement : un employé non partisan et interne des chambres. Un article de ce règlement prévoit que des commissions revêtues du grand sceau sont délivrées à chacun de ces hauts fonctionnaires, les agents du Parlement étant plutôt inclus dans une catégorie générale. 

Il est peut-être préférable d’utiliser le terme « agent du Parlement », comme on l’entend dans le présent article, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, il établit facilement une distinction entre les postes indépendants de création récente et les autres à vocation non partisane qui existent depuis longtemps dans les pays du Commonwealth. Deuxièmement, parce que les organismes auxquels on associe ces agents s’appellent tantôt « bureau », tantôt « commission » et parfois autre chose, il serait naturel d’adopter un terme générique qui engloberait les autres appellations. Troisièmement, comme on l’a déjà expliqué, le terme « agent » évoque davantage le rôle très politique de ces organismes sanctionnés par le Parlement. (Le Rapport de mai 2005 du Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique souligne que le Bureau du Conseil privé et la fonction publique se servent du terme « agents du Parlement ».) 

Au Canada, comme ailleurs dans le Commonwealth, la confusion entourant la désignation des AP s’est étendue à leurs attributions. Ce problème persistera tant que les corps législatifs n’établiront pas de lignes directrices visant à préciser les attributions de leurs cohortes d’agents respectives. En l’absence de telles directives, je propose d’évaluer les candidats les plus probables au poste d’AP en me basant sur les dispositions législatives relatives à l’indépendance. Je présenterai ensuite les AP potentiels en traitant de l’historique de chaque poste et des activités qu’ils proposent dans leurs rapports sur les plans et les priorités (RPP) respectifs de 2005-2006. 

Un organisme dirigé par un agent du Parlement se distingue d’un organisme gouvernemental par son indépendance. Alors que la Nouvelle-Zélande a adopté une démarche plus cohérente pour la délégation des pouvoirs aux AP, le Canada a procédé de manière pragmatique et ponctuelle. Il existe néanmoins certains critères pour déterminer qui est un agent du Parlement. Par exemple : 

  • La loi habilitante prévoit-elle la délivrance d’une commission revêtue du grand sceau à cet agent? 
  • Les candidats ou les nominations à ce poste doivent-ils être approuvés par la Chambre des communes et le Sénat, ou l’une des deux chambres? 
  • Le candidat à ce poste obtient-il une garantie légale que son mandat durera au moins cinq ans? 
  • Le cabinet doit-il obtenir une résolution de la Chambre et du Sénat, ou de l’une des deux chambres pour destituer l’agent de ses fonctions? 
  • L’agent présente-t-il au moins une fois par année un rapport au Parlement par l’entremise des présidents de la Chambre et du Sénat ou du président de l’une des deux chambres? 
  • L’agent soumet-il le budget des dépenses de son organisme au Parlement lui-même (par l’entremise du président) plutôt que par le truchement d’un ministère, ou son budget est-il établi de manière indépendante et d’une autre façon? 
  • L’agent plutôt que le gouvernement nomme-t-il le personnel de l’organisme, mis à part les fonctionnaires désignés dans la loi? 
  • Le salaire de l’agent est-il fixé ou déterminé selon un critère prévu par la loi plutôt que d’être laissé à la discrétion du cabinet? 

Voici les cinq postes dont les titulaires qui, jusqu’à ces derniers temps, étaient considérés comme des AP : vérificateur général, directeur général des élections, commissaire aux langues officielles, commissaire à la protection de la vie privée et commissaire à l’information. Tout indique que les nouveaux conseillers en éthique de la Chambre et du Sénat relèvent de leur chambre respective, tout en étant aussi très indépendants, remarquablement. La commissaire à l’environnement et au développement durable et le commissaire aux élections fédérales représentent des cas spéciaux, mais il ne fait aucun doute que ces postes ne se situent pas au même niveau que les autres. Il y aurait lieu de considérer la possibilité que le président de la Commission de la fonction publique et le président de la Commission canadienne des droits de la personne soient inclus dans les agents du Parlement. 

Voici maintenant une brève description de chacun des agents du Parlement déjà mentionnés. 

Le poste de vérificateur général (VG) a été créé en 1878 par les libéraux d’Alexander Mackenzie dans la foulée du scandale du Pacifique, qui avait coûté au conservateur sir John A. Macdonald son premier mandat de premier ministre. Les députés ministériels et de l’opposition avaient appuyé publiquement la nomination d’un vérificateur qui exercerait ses fonctions « à titre inamovible » plutôt qu’à la discrétion du gouvernement. Le Bureau du vérificateur du Canada (BVG) a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle : d’un petit bureau ne comptant qu’un seul employé, il s’est transformé en un organisme public du XXIe siècle embauchant 590 équivalents temps plein. 

Le Parlement a le devoir constitutionnel de surveiller avec vigilance les finances publiques au nom des citoyens, mais, depuis 127 ans, c’est le Bureau du vérificateur général qui dispose des outils (des vérificateurs professionnels à plein temps) dont le Parlement a besoin pour s’acquitter de cette tâche. En raison de sa longue histoire, le Bureau a servi de modèle de la manière dont les comptes peuvent être rendus. Dans son Rapport sur les plans et les priorités de 2005-2006, le BVG fait ressortir la relation privilégiée qui existe entre le Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes (CCP) et lui-même, indiquant que les audiences du Comité aident « à obtenir des ministères et organismes l’engagement de mettre en œuvre [ses] recommandations ». La seule activité de programme qu’il mentionne dans ce rapport est la vérification législative. Il y déclare également qu’il est « un mandataire du Parlement » indépendant du gouvernement et qu’il effectue ses travaux « de façon impartiale, objective et équitable ». La responsabilité financière, une « mesure adéquate du rendement et une bonne communication de l’information » sont intimement liés aux valeurs prônées par le BVG, à savoir une saine gestion publique et une reddition de comptes efficace. 

Le premier directeur général des élections (DGE) a été nommé en 1920 aux termes de la Loi des élections fédérales. Cette mesure législative, devenue par la suite la Loi électorale du Canada, prévoyait des critères pour déterminer qui pouvait voter et qui pouvait se porter candidat aux élections fédérales parce qu’on soupçonnait que le droit de vote avait été accordé à certaines femmes pendant la Première Guerre mondiale pour des raisons politiques. Au début des années 1980, le Bureau du Directeur général des élections du Canada a pris un nom plus simple et clair : Élections Canada (EC). Pendant les trente dernières années, on n’a cessé d’élargir le mandat de cet organisme. Initialement, il n’était responsable que de l’administration des élections, mais, aujourd’hui, il s’occupe également de la révision des limites des circonscriptions, du Registre national des électeurs, des référendums, de l’enregistrement des partis politiques, de la publicité électorale, et des règles sur le financement des partis politiques qui s’appliquent aux particuliers, aux partis politiques et aux tiers lors d’élections générales ou partielles, d’assemblées de mises en candidature ou de courses à la direction d’un parti. 

Élections Canada doit bien se mettre à l’abri de toute ingérence politique, non seulement du gouvernement, mais aussi de tous les représentants élus et non élus, car cet organisme a pour mission de « préserver l’intégrité du processus électoral ». Sa relation avec le Parlement est donc différente de celle qu’entretiennent les autres AP (sauf peut-être les conseillers en éthique). Ses rapports visent à établir la transparence plutôt qu’à rendre des comptes. EC se décrit comme « une institution indépendante établie par le Parlement ». 

Le Commissariat aux langues officielles (CLO) a été créé en 1969 par la Loi sur les langues officielles, pour donner suite aux recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Le rapport provisoire de cette commission royale, présenté quatre ans auparavant, avait affirmé que, sans le savoir vraiment, le Canada était en train de traverser la période la plus critique de son histoire. Une telle déclaration exigeait la mise en œuvre de mesures extraordinaires, et le rôle du commissaire consistait à veiller à ce que le pays prenne les devants dans ce dossier. 

Trente-six ans plus tard, la commissaire aux langues officielles se décrit encore comme « haut fonctionnaire du Parlement et agente de changement ». Son mandat est de promouvoir et de défendre l’égalité du français et de l’anglais dans les institutions fédérales et la société canadienne, et de favoriser le dynamisme des communautés minoritaires de langue officielle au Canada. Son cadre stratégique est axé sur ses différentes fonctions : vérification linguistique, ombudsman, intervention devant les tribunaux, promotion et éducation. 

Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (CPVP) a pris forme autour du poste de commissaire à la protection de la vie privée, qui avait été créé au départ au sein de la Commission canadienne des droits de la personne dans la loi de 1977. Aucune crise particulière n’a ici éclaté au sujet de la protection de la vie privée comme ce fut le cas dans d’autres pays. On a plutôt agi par souci de prévention, à la suite d’un débat sur les recommandations du rapport publié en 1972 par un groupe de travail du ministère de la Justice. Le débat sur la loi sur l’accès à l’information survenu au début des années 1980 a forcé l’harmonisation des lois sur l’accès à l’information et sur la protection des renseignements personnels, et le commissaire à la protection de la vie privée est alors devenu un agent distinct. 

Le Commissariat à la protection de la vie privée a pour mandat de veiller à l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels (1983) dans le secteur public, et à l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (2000), mesure analogue qui s’adresse au secteur privé. De manière plus concise, il précise que sa « mission est de protéger et de promouvoir le droit à la vie privée des personnes ». Il s’emploie surtout à examiner des plaintes, mais aussi à « promouvoir des pratiques équitables de gestion de l’information. À cette fin, la commissaire effectue des vérifications et s’efforce de servir de vitrine du Parlement en matière de protection de la vie privée et de porter à son attention les questions qui ont des répercussions sur le droit à la vie privée de la population canadienne. 

Le Commissariat à l’information du Canada a été créé en 1983 avec la proclamation de la Loi sur l’accès à l’information, mesure qui a conféré à la population canadienne le droit d’accès à l’information détenue par le gouvernement. L’actuel commissaire à l’information, John Reid, attribue la création du Commissariat à des députés d’arrière-ban de tous partis. Il soutient que « la Loi sur l’accès à l’information est la loi qui fait pencher la balance des pouvoirs en faveur du citoyen ». Ce n’est pas par hasard que cette loi a été adoptée peu après la Charte, annulant du coup le traditionnel culte du secret du régime parlementaire britannique (c’est-à-dire tout garder caché jusqu’à ce qu’il soit impossible de faire autrement). 

Le commissaire à l’information sert les citoyens en enquêtant sur des plaintes, en donnant des conseils et en ayant recours aux tribunaux pour faire respecter la Loi. « Les gouvernements continuent de se méfier de la Loi sur l’accès à l’information […] et d’y opposer une résistance », écrit le commissaire. Les fiches du rendement ministériel constituent une forme de vérification.  

Le projet de loi C-4 a créé le Bureau du commissaire à l’éthique de la Chambre des communes lors de la 3e session de la 37e législature, en modifiant la Loi sur le Parlement du Canada. Cette mesure législative faisait suite à des allégations de conflit d’intérêts visant des ministres du gouvernement Mulroney. Ce bureau s’est développé à partir du bureau d’un conseiller à l’éthique qui faisait lui-même suite à des mesures prises afin de rendre manifestement plus impartiale l’application de la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes de 1988. C’est la Chambre qui établit elle-même les responsabilités de son commissaire à l’éthique (appliquer le Code régissant les conflits d’intérêts des députés). Un organisme parallèle, mais distinct, le Bureau du conseiller sénatorial en éthique, a vu le jour encore plus récemment, en vertu de la même loi. 

Une nouvelle loi, entrée en vigueur en décembre 2005, a renforcé les arguments voulant que le président de la Commission de la fonction publique soit considéré comme un agent du Parlement. La titulaire actuelle de ce poste a été nommée avec l’approbation du Parlement et elle ne peut être congédiée de façon arbitraire. Son rapport est déposé par un ministre, mais, aux termes de la nouvelle loi, celui-ci doit le présenter au Parlement dans un délai d’au plus 15 jours après l’avoir reçu. Le mandat de la présidente est fixe, mais sa durée est laissée à la discrétion du cabinet. Comme pour la majorité des candidats au titre d’agent du Parlement, la loi ne prévoit aucun mécanisme indépendant pour l’établissement du budget de la Commission, ni de garantie quant au salaire de sa présidente. 

La Commission de la fonction publique du Canada (CFP) a beaucoup évolué, elle aussi, depuis sa création en 1868, alors qu’elle portait le nom de Commission du service civil et qu’elle avait pour mandat d’embaucher les fonctionnaires de la région d’Ottawa. À l’heure actuelle, elle se décrit comme un organisme « mandaté par le Parlement et chargé de s’assurer que la fonction publique est compétente, impartiale, représentative de la population canadienne et capable de servir les Canadiens et les Canadiennes avec intégrité, dans la langue officielle de leur choix ». L’accent mis sur la reddition de comptes au Parlement fait suite à l’adoption de la Loi sur la modernisation de la fonction publique de 2003 et de la nouvelle Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Fait intéressant, la présidente actuelle de la CFP, Maria Barrados, est devenue titulaire du poste après avoir passé 18 ans au Bureau du vérificateur général. 

Mme Barrados a déclaré : « Le cœur de notre mandat repose essentiellement sur la protection et la promotion du principe du mérite dans toutes nos activités d’embauche et d’avancement professionnel4. » En effet, il y a longtemps que c’est ainsi, depuis les débuts de la Commission du service civil en 1908. Toutefois, son cadre de responsabilisation subit présentement d’importants changements, recommandés en particulier par le Bureau du vérificateur général à titre d’AP. On est en train de confier officiellement à d’autres organismes des responsabilités exercées auparavant par la Commission, comme la dotation et le recrutement, et la Commission s’emploie à améliorer sa capacité de produire des rapports et de mesurer le rendement pour surveiller les résultats de cette délégation des responsabilités. Par exemple, elle travaille actuellement à l’élaboration d’une stratégie de vérification intégrée. 

La Commission canadienne des droits de la personne (CCDP), et le poste de président de celle-ci, ont été créés par la Loi canadienne sur les droits de la personne en 1977. La Commission a pour mandat de « tenter de régler les plaintes de discrimination en emploi et dans la prestation de services relevant de la compétence fédérale en faisant enquête sur ces plaintes ». Elle est responsable de l’application de la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Elle est aussi devenue un centre de recherche sur les droits de la personne et de prévention de la discrimination. 

Contrairement aux Rapports sur les plans et les priorités du Bureau du vérificateur général et du Commissariat aux langues officielles, celui de la Commission canadienne des droits de la personne ne mentionne pas l’existence d’une relation particulière avec le Parlement. Il mentionne plutôt l’importance attachée au « service axé sur les besoins des citoyens », sans pour autant en traiter comme s’il s’agissait de l’une des principales facettes de l’institution. Le rapport semble indiquer que la Commission s’occupe principalement du traitement des plaintes. Toutefois, elle ressemble à d’autres organismes de responsabilisation en adaptant le concept de « vérification » à son domaine d’action : la vérification de la conformité à l’équité en matière d’emploi. 

Au moins deux des neuf institutions susmentionnées comptent des administrateurs qui pourraient prétendre au statut d’AP. Le commissaire aux élections fédérales et la commissaire à l’environnement et au développement durable ont été omis jusqu’à présent dans les études sur les agents du Parlement, probablement parce qu’ils sont respectivement nommés par le directeur général des élections et la vérificatrice générale, plutôt que directement par le Parlement. Il existe néanmoins de bonnes raisons de les considérer comme des AP : premièrement, ces deux commissaires remplissent leurs fonctions en vertu des deux lois adoptées pour créer leurs postes respectifs. Deuxièmement, aux termes de ces mêmes lois, ils exercent leur jugement indépendamment des deux agents dont ils relèvent. Troisièmement, et il s’agit là d’une remarque plus subjective, ils doivent rendre des comptes de manière indépendante comme d’autres agents du Parlement ont tendance à le faire, et ce, sur un sujet à la fois voisin et distinct des domaines de leurs « patrons » respectifs. Le cas de la commissaire à l’environnement et au développement durable est peut-être le plus clair, puisqu’elle doit présenter un rapport au Parlement (bien qu’elle le fasse au nom de la vérificatrice générale). 

Le poste de commissaire aux élections fédérales a été créé dans les années 1970 afin de veiller à l’application de la Loi électorale du Canada et de la Loi référendaire. Les plaintes à ce sujet sont donc adressées au commissaire, qui doit décider s’il y a d’abord lieu de procéder à une enquête et, ensuite, de poursuivre les contrevenants. 

Un peu comme des ministres nommés à titre amovible pour accomplir des fonctions particulières par un premier ministre qui, ce faisant, partage avec eux sa légitimité démocratique, ces deux commissaires exercent à titre amovible des charges particulières qui leur sont confiées par des agents du Parlement qui se trouvent ainsi à partager avec eux leurs fonctions légitimes d’AP. Néanmoins, étant donné les différences entre le rôle de ces commissaires et celui des agents du Parlement, peut-être serait-il plus approprié de les qualifier d’agents subalternes. 

Au-delà de ce niveau, la classification des AP devient plus difficile. Le professeur Ackerman écrit qu’« une constitution appropriée à l’État moderne devrait prévoir des mesures énergiques pour garantir que la prétendue expertise bureaucratique ne repose pas sur des mythes, mais bien sur des réalisations tout à fait concrètes »5. La commissaire de la fonction publique cadre bien avec le concept de « pouvoir réglementaire » d’Ackerman, puisqu’elle combat l’incompétence bureaucratique. Quant à la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, elle représente un bel exemple de « pouvoir de justice distributive ». Les attributions du directeur général des élections correspondent clairement à la définition de « pouvoir démocratique ». 

On peut aussi considérer que les AP placent des valeurs, par exemple le bilinguisme, la transparence bureaucratique ou les droits de la personne, au-dessus des préoccupations partisanes, tout en tenant compte des débats politiques. Toutefois, si une valeur ou un ensemble de valeurs devient si profondément ancré qu’il cesse d’être un enjeu partisan (comme les droits de la personne) et qu’on finit par associer davantage l’AP (la CCDP, en l’occurrence) aux tribunaux qu’au Parlement, il faudra peut-être refuser d’accorder le statut d’AP à cet organisme. 

Il reste à déterminer quels seraient les véritables candidats au titre d’AP. Une solution serait de tous les qualifier d’AP, en proposant toutefois qu’on considère les AP suffisamment indépendants comme des « AP indépendants », et les autres comme des « AP subalternes ». Dans le domaine des sciences sociales, il existe souvent plus d’une façon d’arriver à une définition valable des variables. Étant donné les nombreuses caractéristiques différentes des candidats au titre d’AP, je suis convaincu qu’on pourrait proposer de les classer dans une multitude de catégories utiles. Cependant, pour les besoins du présent article, voici les caractéristiques fondamentales communes à tous les candidats : indépendance (plus ou moins grande) face au pouvoir exécutif, et stratégie axée sur des valeurs pour la reddition de comptes ou l’administration publique indépendante. Par conséquent, j’utiliserai maintenant le terme AP pour désigner tous les organismes traités dans cette section. 

Le débat sur le rôle approprié des agents du Parlement 

Dans le mémoire de maîtrise novateur qu’elle a présenté en 2002, Megan Furi soutient que l’exercice de la reddition de comptes par les AP représente un affront au « principe même sur lequel se fonde le gouvernement du Canada6 », autrement dit, à la responsabilité ministérielle. D’autres observateurs ont exprimé des points de vue semblables. Dans la plupart des cas, ils se basent exclusivement sur l’analyse du rôle de la vérificatrice générale, mais ce raisonnement est parfois appliqué à l’ensemble des AP. 

Le professeur Peter Aucoin, par exemple, conteste le rôle exercé par la vérificatrice générale dans les vérifications du rendement, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il établit une distinction entre « le devoir général de la Chambre des communes d’obliger les ministres à rendre des comptes » et « son devoir particulier de s’assurer que les crédits votés ont été bien “administrés” » 7. Les vérifications comptables effectuées par le Bureau du vérificateur général se rapportent à ce dernier devoir et elles ont probablement aidé la Chambre à s’acquitter du premier (la reddition de comptes des ministres), parce qu’elles se limitent à évaluer si les comptes publics sont conformes aux exigences en matière d’opérations financières et de rapports. Les vérifications du rendement, par contre, visent à « évaluer dans quelle mesure une politique a été mise en œuvre », et pénètrent donc dans un territoire nébuleux et potentiellement partisan. Aucoin s’inquiète que les fonctionnaires soient placés dans une situation intenable : ils doivent à la fois s’efforcer de mettre en œuvre des politiques assorties d’objectifs vagues ou controversés — qui, souvent, sont en contradiction avec d’autres objectifs du gouvernement — et atteindre des résultats précis qui peuvent être conformes ou non à des buts essentiels. 

Toutefois, les vérifications du rendement de la vérificatrice générale se limitent à commenter non pas les résultats en soi, mais plutôt dans quelle mesure le gouvernement a réussi à mesurer ses propres résultats. Cette tâche ne semble pas aussi terrible que le pense Aucoin. Même s’il veut qu’on réduise de façon importante les vérifications du rendement et qu’on reconnaisse ouvertement que l’administration publique est un art complexe, plein de compromis, il semble minimiser les avantages que fait miroiter le Bureau du vérificateur général lorsque ce dernier préconise l’adoption d’indicateurs de politique chaque fois où cela est possible au sein du gouvernement. Comme d’autres AP, les vérificateurs généraux défendent une valeur particulière — la responsabilité sur le plan des finances et des politiques — qui peut très bien devenir une considération partisane, mais qu’on a jugé important de promouvoir de manière indépendante, malgré les bourrasques politiques. 

Aucoin oppose également la reddition de comptes en matière de rendement à la réforme de l’obligation redditionnelle axée sur le Parlement qui est inhérente à la responsabilité ministérielle. Il favorise clairement cette dernière stratégie pour améliorer la responsabilisation, même s’il n’est pas évident que les deux sont incompatibles. On aurait pu penser qu’il soutiendrait que la vérification ne constitue pas un processus public, étant donné que les vérificateurs ne sont pas élus et qu’ils ne représentent pas la population canadienne, tandis qu’une forme sans doute plus achevée de responsabilité ministérielle, comme une division des comptes à rendre entre les ministres et les sous-ministres, exigerait des ministres élus qu’ils respectent des normes plus strictes en cette matière. 

Néanmoins, il n’est toujours pas clair comment les AP — dans le cas présent, la vérificatrice générale  —, qui fournissent au Parlement élu des renseignements importants sur le plan politique compromettent la responsabilité ministérielle. De plus, l’analyse d’Aucoin semble passer complètement sous silence les avantages de la surveillance des objectifs précis des diverses politiques par un organisme indépendant composé de professionnels dépourvus de pouvoirs réels. Que les conclusions du BVG soient erronées ou non — et chaque chapitre présente la réponse du gouvernement —, le fait même d’énumérer les objectifs des diverses politiques et de tenter de mesurer s’ils ont été atteints permet d’accroître la transparence de certains secteurs de la fonction publique qui, autrement, ne retiendraient jamais l’attention du public. Par conséquent, si on juge parfois la fonction publique de manière trop sévère ou injuste en raison des réactions de l’opposition ou des médias et que le gouvernement ne vient pas à sa rescousse parce qu’il est recherche son avantage personnel, la fonction publique devra porter un fardeau d’impopularité accablant, mais seulement pour un temps limité. 

Aucoin n’est pas le seul universitaire préoccupé par l’impact des AP sur la fonction redditionnelle. En effet, le critique le plus véhément du rôle constitutionnel de la vérificatrice générale est le professeur S.L. Sutherland. Celui-ci craint, en effet, que le pouvoir et le respect dont bénéficie le BVG constituent une menace pour le gouvernement représentatif. L’actuelle vérificatrice générale, Sheila Fraser, affirmait dans son rapport annuel de 2001 que « les Canadiens ont le droit de contrôler la façon dont les fonds publics sont perçus et utilisés ». Pour Sutherland, cette déclaration témoigne d’une méconnaissance totale du gouvernement représentatif. Invoquant la doctrine de la responsabilité ministérielle, Sutherland soutient qu’il incombe aux élus d’obliger le gouvernement à rendre des comptes, et que ni les citoyens, ni les vérificateurs qu’ils admirent n’ont ce droit8.  

Selon cette doctrine, le Comité permanent des comptes publics constitue le spécialiste du Parlement en matière financière et c’est lui qui doit obliger le gouvernement à rendre compte de son rendement financier. Le Comité a toutefois eu de la difficulté à établir sa crédibilité jusqu’à une date assez récente. Habituellement présidé par un simple député de l’opposition afin de démontrer son indépendance du gouvernement, le Comité a pour principale mission d’étudier les rapports de la vérificatrice générale. Un ouvrage de 1979 sur l’histoire du BVG a décrit le Comité permanent des comptes publics comme « un comité où il est toujours difficile d’atteindre le quorum »9

Ce qui est encore plus révélateur, c’est que M. Sutherland accuse le BVG d’avoir comploté avec le Secrétariat du Conseil du Trésor (SCT) afin de remplacer le Comité à titre d’organisme responsable de la surveillance des finances du gouvernement. L’adoption de la Loi sur le vérificateur général de 1977 a marqué un tournant dans l’histoire du BVG, puisque cette mesure législative a radicalement élargi ses pouvoirs en autorisant le vérificateur général à effectuer des vérifications du rendement. 

Qu’il s’approprie ou non l’opinion de la population canadienne pour critiquer les dépenses publiques, le Bureau du vérificateur général ne s’est pas approprié et ne peut s’approprier le pouvoir de « contrôler comment les fonds publics sont perçus et dépensés ». Comme les autres AP, il conserve, en définitive, le droit de faire rapport au Parlement et la possibilité de présenter ses constatations à des comités. Il peut ainsi exercer une certaine influence. Les mesures prises par le Comité ou le Parlement en réaction à ces constatations, notamment toute tentative de faire tomber le gouvernement, constituent l’exercice du pouvoir. Les AP ne minent pas la constitution. Le Parlement leur a délégué le pouvoir de défendre certaines valeurs et il peut le leur retirer. 

Il est intéressant de noter que les critiques de Sutherland reposent sont basées sur des faits qui remontent à l’époque du premier vérificateur général. En 1879, ce dernier, John Lorn McDougall, reçoit une lettre du sous-ministre des Finances, Z.A. Lash, qui lui souligne que « ses devoirs et pouvoirs à titre de vérificateur général se limitent à veiller à ce que les crédits que souhaite dépenser le gouvernement ont été votés à cette fin à l’intention de Sa Majesté, et qu’il n’a pas le droit d’enquêter sur le droit légal du gouvernement de faire ce qu’il veut des deniers que le Parlement lui a votés »10

Cette lettre ne fait pas reculer M. McDougall qui, manifestement, considère qu’il est d’une part responsable devant le Parlement plutôt que devant le gouvernement, et qu’il doit d’autre part respecter le principe de reddition de comptes plutôt que l’interprétation stricte de la loi habilitante portant création de son poste. Il répond à M. Lash que « l’idée de limiter les responsabilités du bureau du vérificateur à celles énoncées dans la Loi sur la vérification [lui] semble étriquée ». Il publie la lettre de M. Lash ainsi que les objections qu’il lui a adressées pour voir si le Parlement y réagira; puis, devant l’absence de réactions, il se sent alors libre de continuer à exercer ses responsabilités comme il l’entend. 

Ce serait une erreur de présumer que l’histoire du vérificateur général correspond à celle des autres AP. Néanmoins, de nombreux signes laissent croire que d’autres AP ont réussi à étendre leur pouvoir comme l’a fait le vérificateur général et ont ainsi cessé de commenter objectivement le respect de certaines valeurs afin de plutôt les défendre activement dans l’arène politique. Ainsi, dans son rapport annuel de 1976, le commissaire aux langues officielles, Keith Spicer, a recommandé au Parlement de modifier la Loi sur les langues officielles afin de faire échec à une décision rendue en janvier de la même année par la Cour fédérale, décision qui, à son avis, reposait sur une interprétation trop restrictive de l’article 2, disposition importante. Dans le rapport annuel de l’année suivante, le nouveau commissaire, Max Yalden, a proposé la création d’un comité spécial ou permanent de la Chambre pour examiner le rapport annuel de la Commission. 

Tout au long des années 1990, le directeur général des élections, Jean-Pierre Kingsley, était perçu par certains comme le principal acteur en matière électorale, puisqu’il proposait de nouvelles politiques dans ce domaine sur l’arène politique. Il a notamment réalisé une transition, monumentale et controversée, en vertu de laquelle notre pays a abandonné le recensement national au profit d’un registre national des électeurs. Une analyse détaillée de ce changement a conclu que c’était Élections Canada qui « était à l’origine de cette réforme électorale ». Par ailleurs, le Commissariat à la protection de la vie privée a joué un rôle prépondérant dans la décision prise par le gouvernement fédéral de s’occuper de la protection des renseignements personnels non seulement dans le secteur public, mais aussi dans le secteur privé, ce qui a permis à cet organisme de doubler son mandat. Dans son rapport annuel de 1998-1999, John Reid a proposé de confier à un autre comité de la Chambre la responsabilité d’étudier ses rapports sur l’accès à l’information. En 2002, il a critiqué la Loi sur l’accès à l’information et présenté les réformes qu’il préconisait dans un rapport spécial au Parlement. 

Une question claire se pose sur le plan constitutionnel : dans quelle mesure l’indépendance des AP est-elle compromise par les mécanismes de financement de leur bureau? Les AP se plaignent depuis nombre d’années du processus d’établissement de leurs budgets. Plus d’un vérificateur général a été préoccupé par la perception ou la possibilité d’ingérence gouvernementale dans leurs vérifications parce que le gouvernement pouvait se servir du financement pour les faire chanter. John Reid a exprimé à plusieurs reprises son inquiétude à ce sujet dans son rapport annuel de 2005, indiquant que « le gouvernement tient les cordons de la bourse et, donc, contrôle l’efficacité du travail du commissaire. Voilà pour l’indépendance! » 

S’appuyant sur le principe constitutionnel voulant que ce soit le cabinet qui décide des dépenses, les gouvernements canadiens ont été très réticents à autoriser les comités parlementaires à négocier avec les AP au sujet de leurs budgets. Pourtant, comme l’a écrit Paul Thomas, ces négociations n’ont pas vraiment causé de difficultés dans d’autres parlements de type britannique : « Au Royaume-Uni comme en Nouvelle-Zélande, la loi prévoit la participation des parlementaires à l’établissement des budgets des bureaux de vérification nationaux, et cela n’a pas entraîné de graves problèmes constitutionnels11. » L’expérience du Canada constitue peut-être un argument encore plus convaincant, puisque les dépenses d’Élections Canada ont été assumées directement par le Trésor, ce qui a garanti qu’aucune pression politique ne pouvait être exercée de la part du gouvernement ou du Parlement. Toutefois, si cette pratique devenait trop courante, elle pourrait encourager certains à dépenser de façon irresponsable. Il faut donc limiter un peu l’indépendance des AP, surtout après l’affaire Radwanski. 

En mai 2005, le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique a présenté un rapport sur les mécanismes de financement des AP. Il a recommandé la création d’un organisme parlementaire permanent chargé d’établir le budget de tous les AP (le Bureau de régie interne le ferait pour commencer, à titre expérimental)12. À cet égard, une initiative simultanée du Secrétariat du Conseil du Trésor visant à négocier des mécanismes de financement à l’intention des AP devait permettre de proposer plusieurs options à l’automne 2005. 

Conclusion : La montée des AP a-t-elle supplanté notre constitution axée sur le Parlement? 

Les arguments présentés plus tôt en faveur des vérifications de rendement et de l’accroissement des pouvoirs des AP dans divers domaines donnaient une idée des conclusions du présent article. Il est naturel que des institutions établies, en théorie, pour aider le Parlement à examiner la bureaucratie gouvernementale cherchent à s’assurer que la loi qui les crée (et ultimement leurs pouvoirs constitutionnels) leur procure une marge de manœuvre maximale. Les AP n’ont pas affaibli le Parlement en tant que principal détenteur du pouvoir politique à l’échelle fédérale. 

Si les AP ont « gonflé leur mandat », comme le craint le professeur Aucoin, ce n’est ni scandaleux, ni, dans l’ensemble, néfaste. Le gouvernement s’est, depuis longtemps, doté d’une bureaucratie experte (le volet administratif du pouvoir exécutif) pour s’assurer que les décisions politiques prises par les élus sont bel et bien mises en œuvre. À partir de cette théorie initiale, le « gonflement du mandat » des bureaucrates signifie qu’en pratique, ceux-ci ont la responsabilité de proposer des politiques en plus de les appliquer. 

Les parlementaires peuvent, sans problème, se voir confier un rôle aussi limité, mais tout à fait essentiel, dans leurs fonctions de législateurs et de vérificateurs. Le gonflement du mandat des AP constitue la maximisation logique de l’expertise du secteur public, qui est finalement libéré de son obligation de toujours défendre le gouvernement en place. Les AP tirent leur pouvoir politique de leur influence. Même lorsque les AP ont recours aux tribunaux pour parvenir à leurs fins, le Parlement conserve le pouvoir ultime de modifier les lois afin d’annuler les interprétations indésirables. 

Le conflit conceptuel évoqué par certains universitaires repose, en partie, sur l’opinion voulant que les AP ont outrepassé leur rôle de serviteurs du Parlement. Au contraire, nous croyons plutôt que cette évolution est naturelle pour un pouvoir qui se développe de plus en plus afin d’aider le Parlement à demeurer l’organe du gouvernement responsable. Tout comme la bureaucratie fournit une expertise neutre à ses dirigeants politiques, les AP doivent demeurer indépendants de leur « clientèle » partisane afin de pouvoir fournir au Parlement non seulement des renseignements utiles qui tiennent compte des réalités politiques, mais aussi des connaissances expertes sur la bureaucratie et ses dirigeants — et sur les parlementaires eux-mêmes, dans le cas des institutions du « pouvoir démocratique ». 

Les AP, à titre de « volet administratif [en évolution] du pouvoir législatif », sont en train de tranquillement renforcer le Parlement. Chacun d’entre eux se concentre sur un domaine particulier des politiques publiques, ce qui est très apprécié des députés d’arrière-ban. Dans son rapport le plus récent, John Reid a souligné qu’un député du parti ministériel avait déposé un projet de loi d’initiative parlementaire visant à renforcer la Loi sur l’accès à l’information et que de simples députés de tous les partis avaient suscité des tentatives de modernisation de la Loi ces dernières années. À l’automne 2005, des députés d’arrière-ban de l’opposition sont parvenus à faire inclure, dans le projet de loi gouvernemental qui vise à protéger les dénonciateurs, des dispositions portant création d’un nouvel AP.  En outre, comme le professeur Aucoin le suggère, la grande influence de la vérificatrice générale est probablement due à l’absence d’un ombudsman au palier fédéral. Chaque province s’est dotée d’un AP pour étudier les plaintes des citoyens et faire rapport à l’assemblée législative. 

Les AP constituent une source de connaissances pertinentes sur le plan politique, mais à l’instar de la bureaucratie, ils doivent être perçus comme se situant au-dessus des querelles partisanes. Cet idéal peut être réalisé par la « démocratisation » des valeurs qu’ils défendent; ainsi, en présentant le bilinguisme comme un droit démocratique des citoyens de notre pays, cette valeur transcende le discours partisan et l’AP qui en est responsable peut alors se départir de sa neutralité et la défendre sans devenir partisan.  

La « société de vérification » de Smith, le « pouvoir de l’intégrité » d’Ackerman et le rôle des agents du Parlement se recoupent et représentent sans doute des développements heureux. Bien sûr, ils changent les réseaux politiques dominants, le discours politique et l’opinion que les citoyens se font du gouvernement, mais ils laissent intacte la mécanique fondamentale de notre démocratie. Comme toujours, la vigilance est de mise et bienvenue pendant que la constitution canadienne évolue, mais il ne faut toutefois pas laisser les précédents ou un idéalisme constitutionnel nous empêcher d’utiliser de nouvelles boîtes à outils. 

Notes 

1. Bruce Ackerman, « The New Separation of Powers », Harvard Law Review, vol. 113 (janvier 2000), p. 699. 

2. Ibid., p. 698. 

3. David Smith, « Une question de confiance : la démocratie parlementaire et la société canadienne »,  Revue parlementaire canadienne, vol. 27, no 1 (printemps 2004), p. 27. 

4. Maria Barrados, « Protéger le mérite et favoriser la responsabilisation : Le rôle de la Commission de la fonction publique du Canada pour assurer une fonction publique juste, efficace et impartiale », 16 juin 2004. 

5. Voir Ackerman, op. cit. p. 694. 

6. Megan Furi, Officers of Parliament: A Study in Government Adaptation, 2002. Mémoire de maîtrise, Université de la Saskatchewan, Saskatoon. 

7. Peter Aucoin, « Auditing for Accountability: The Role of the Auditor General », Institute on Governance Occasional Paper Series, p. 15 

8. S. L. Sutherland, « The Office of the Auditor General of Canada: Government in Exile? », School of Policy Studies, Working Paper 31 (septembre 2002), p. 16-17. 

9. Sonja Sinclair, Cordial but not Cosy: A History of the Office of the Auditor General, McClelland and Stewart Limited, Toronto, 1979, p. 73 

10. Ibid. p. 20-21. 

11. Paul G. Thomas, « The past, present and future of officers of Parliament », Administration publique du Canada, vol. 46, no 3 (automne 2003), p. 301. 

12. Voir Kristen Douglas et Nancy Holmes, « Le financement des hauts fonctionnaires du Parlement », Revue parlementaire canadienne,  vol. 28, no 3 (automne 2005), p. 13-17. 


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 29 no 1
2006






Dernière mise à jour : 2020-09-14