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Triumvirat: une assemblée parlementaire nord-américane voit le jour
Christine Fréchette

Voilà maintenant 11 ans que le Canada, les États-Unis et le Mexique ont adopté l’accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Depuis lors, les échanges commerciaux ont cru de manière extraordinaire. Le commerce des États-Unis avec ses voisins nord-américains a plus que doublé. Les exportations au sein de la région nord-américaine en pourcentage des exportations totales des trois partenaires sont passées de 30% en 1982 à 58% en 2002. Les déplacements entre les trois pays ont eux aussi augmenté de manière significative et totalisaient en 2004, pour les deux frontières nord-américaines, plus de 400 millions de passages. Malgré l’importance stratégique et économique de la région nord-américaine pour chacun des partenaires de l’ALÉNA, les politiciens n’ont pas cru bon, lors de la signature de l’accord de libre-échange, de se doter de mécanismes de concertation et de coordination pour gérer les succès et les insuccès de l’ALÉNA, tout comme pour guider l’évolution du processus d’intégration. Pourtant, les seules forces du marché ne peuvent réussir à elles seules à gérer efficacement le resserrement des liens entre nos économies et nos sociétés. Cet article présente une initiative que le FINA, un organisme non gouvernemental, a imaginé en vue de compléter l’ALÉNA d’un mécanisme de coopération politique. 

En mars 2005, à l’occasion du Sommet de Waco au Texas, les présidents américain et mexicain et le premier ministre canadien ont reconnu pour la première fois l’intérêt de se réunir régulièrement et d’accroître le dialogue trilatéral. De leur côté, les parlementaires continuent de se « fréquenter » de manière sporadique lors de rencontres de « groupes d’amitié » lesquels ne réunissent jamais les représentants des trois pays à la fois. 

Pourtant, la création d’un bloc économique régional, tel que l’ALÉNA, requiert l’attention constante des législateurs, ne serait-ce que pour répondre aux nombreux besoins qu’il génère en matière de commerce, de sécurité et de développement. 

À l’initiative du Forum sur l’intégration nord-américaine (FINA), des universitaires du Mexique, des Etats-Unis et du Canada ont créé un précédent en simulant en mai dernier, la tenue d’une assemblée parlementaire d’Amérique du Nord, appelée Triumvirat.  Soulignons que le FINA est un organisme sans but lucratif, basé à Montréal qui promeut le renforcement du dialogue entre les acteurs concernés par l’avenir des relations nord-américaines et qui vise à identifier des mesures qui permettraient de renforcer l’espace économique nord-américain. 

Pendant cinq jours, soixante-dix étudiants provenant de dix universités ont simulé la rencontre de représentants législatifs américains, mexicains et canadiens provenant des États fédéraux et fédérés. À travers le Triumvirat, le FINA a ainsi offert à la jeune génération de prendre part de manière novatrice et constructive au renouveau du dialogue nord-américain qui bat son plein depuis la rencontre de Waco. 

À travers l’initiative du Triumvirat, le FINA a voulu créer un modèle de concertation interparlementaire qui cadre avec la dynamique politique nord-américaine et qui reflète la nécessité de nous doter d’instances de coordination politique afin de mener à bon port la consolidation de notre bloc régional. Le FINA a ainsi invité des universitaires à donner vie au modèle en simulant une rencontre fonctionnant sur la base de la constitution et des règles de fonctionnement qu’il avait élaborées.1 

Un événement qui se démarque 

Contrairement aux autres simulations parlementaires où les participants sont invités à simuler le fonctionnement d’une réelle organisation, les participants du Triumvirat ont eu la chance de prendre les devants sur la réalité politique en simulant la tenue d’une assemblée parlementaire qui de fait, n’existe pas; du moins pas encore. 

Avec le Triumvirat, nous ne sommes donc pas tant en présence d’une « simulation » parlementaire que d’une « innovation » parlementaire. C’est cet aspect précurseur du Triumvirat qui le rend particulièrement intéressant. 

Tenant compte des contraintes propres à la dynamique politique nord-américaine, le modèle développé par le FINA ne s’apparente pas à une structure supranationale et ne constitue pas une réplique nord-américaine du Parlement européen. Le Triumvirat constitue plutôt une instance interparlementaire où sont réunis des représentants des parlements existants. 

Une rencontre de législateurs provenant des trois parlements fédéraux aurait pu apparaître comme la formule idéale à développer dans ce contexte. Cette option apparaissait toutefois incomplète car l’intégration nord-américaine affecte toute une série de domaines qui débordent bien largement le champ traditionnel des « affaires étrangères ». De fait, y a-t-il des secteurs qui, encore aujourd’hui, peuvent faire abstraction de l’existence de l’ALÉNA?  

L’intégration nord-américaine entraîne dans son sillon des conséquences dans une multitude de champs d’action gouvernementaux et législatifs, allant des transports, à l’énergie en passant par l’environnement, le commerce, l’éducation, l’immigration et l’agriculture, pour ne nommer que ceux-là. Or, plusieurs de ces secteurs relèvent partiellement ou entièrement du pouvoir des états fédérés. Conséquemment, il nous apparaissait important, voire incontournable, d’assurer une représentation de ces derniers au sein du Triumvirat. 

Cette approche cadre bien avec la réalité politique de l’Amérique du Nord laquelle est constituée de trois fédérations. Ce choix permettait également de donner une voix aux régions binationales frontalières qui, à ce jour, ont été les moteurs de l’intégration et sont celles qui vivent au quotidien la réalité frontalière. 

En conséquence, le FINA a adopté un modèle d’instance parlementaire dont les membres émanent à la fois des trois parlements fédéraux et des 100 parlements d’États fédérés.2 Ainsi, au sein du Triumvirat, des législateurs provenant des parlements fédéraux du Canada, des Etats-Unis et du Mexique côtoient-ils des représentants des États fédérés tels la Californie, l’Ohio, le Nuevo Leon et l’Alberta. 

L’un des avantages de ce choix est qu’il permet à une large diversité de réalités régionales et nationales de s’exprimer, tout en favorisant la création d’alliances politiques entre différentes régions qui ne sont pas nécessairement voisines ou de même nationalité mais dont les intérêts convergent en regard d’un sujet donné. 

Au sein de l’assemblée des membres, certains États ont été représentés par plus d’un législateur et ce, afin d’assurer une certaine proportionnalité dans la représentation. Il a été convenu dès le départ de ne pas opter pour un modèle de représentation proportionnelle pure, lequel aurait généré un trop grand déséquilibre de représentation entre les trois pays – rappelons que les Etats-Unis ont une population dix fois plus importante que celle du Canada et trois fois plus nombreuse que celle du Mexique.3 Le FINA a préféré opter pour une formule de représentation reflétant partiellement les différences démographiques entre les États nord-américains. 

Plus précisément, le Parlement fédéral canadien bénéficiait de trois représentants, son homologue mexicain en comptait six alors que le parlement fédéral américain y avaient neuf délégués. En ce qui a trait aux Parlements fédérés, chacun avait droit à un délégué, en plus d’un délégué additionnel par tranche de dix millions d’habitants pour les États dont la population dépasse les 10 millions de personnes. Suivant cette règle, les États de Californie (4), de la Floride (2), de l’Illinois (2), de Mexico (2), du Michigan (2), de New York (3), de l’Ohio (2), de l’Ontario (2), de la Pennsylvanie (2) et du Texas (3) ont eu droit à plus d’un représentant. 

Du fait que le Triumvirat ne constituait pas un Parlement mais plutôt une assemblée interparlementaire, il a également été convenu que les délégués ne débattraient pas de projets de loi mais plutôt de projets de résolution, lesquels seraient transmis par la suite aux parlements dont émanent les membres du Triumvirat. Ainsi, les projets de résolution adoptés par le Triumvirat n’ont qu’une portée politique et non juridique et constituent en quelque sorte des recommandations soumises à l’attention des Parlements fédéraux et fédérés de l’Amérique du Nord. Ce choix permettait de respecter la dynamique politique nord-américaine plutôt réfractaire aux instances politiques supranationales. 

Des participants législateurs bien préparés 

Deux mois avant la tenue de l’événement, chaque législateur devait faire parvenir au FINA une proposition de projet de résolution pour la commission politique à laquelle il avait été assigné. S’inspirant des différentes propositions reçues, le FINA élabora et transmit aux législateurs les propositions de résolutions officielles qui allaient être débattues durant les travaux qui se sont déroulés sous la présidence d’honneur de M. Raymond Chrétien4.  

Tout au long de la semaine, les législateurs discutaient alternativement dans le cadre de séances plénières – lesquelles se sont déroulées dans la chambre du Sénat canadien –, de commissions politiques, entrecoupées par des caucus réunissant les délégués par pays et des caucus rassemblant les délégués d’un même palier législatif. 

Soulignons que les thèmes abordés devaient refléter des préoccupations politiques réelles et devaient concerner au moins deux des trois pays nord-américains. Quatre thèmes étaient traités cette année: la création de corridors commerciaux nord-américains, l’immigration, l’usage des énergies renouvelables et le chapitre de l’ALÉNA portant sur les investissements. Rappelons à ce sujet que l’immigration n’a jamais fait l’objet, à ce jour, de discussions trilatérales. Or, ce thème est celui qui s’est avéré, et de loin, être le plus populaire parmi les participants. Certains pourraient y voir une indication que la génération montante adoptera une approche moins timide à l’égard des sujets délicats. L’avenir le dira. 

Afin d’assurer l’adoption d’une résolution, il ne suffisait pas qu’elle obtienne le vote de la majorité de l’assemblée des membres. Il était en effet essentiel d’obtenir l’accord de chacun des trois pays avant d’aller de l’avant avec un projet. De plus, pour les raisons qui ont été énumérées précédemment, chaque résolution devait rallier l’appui d’une majorité des délégués fédéraux et fédérés. 

En conséquence, pour qu’une résolution puisse être officiellement adoptée par l’assemblée des membres, six majorités devaient être dégagées : une majorité du groupe de législateurs fédéraux et une majorité du groupe de législateurs des États fédérés et ce, pour chacun des trois pays. Cette formule de veto multiple favorisa le dialogue entre pays et entre palier législatif, força les compromis et généra la création de solides alliances trilatérales. Malgré cette formule de droit de votes particulière, les quatre projets de résolution présentés par les membres des commissions ont réussit à obtenir les majorités requises en assemblée plénière. 

Afin d’initier les acteurs aux rapports de force entre les élus et les groupes de pression, des lobbyistes étaient partie prenante aux travaux et avaient comme mandat d’influencer les positions des législateurs en fonction des organismes qu’ils se devaient de représenter. Ce faisant, le FINA a voulu donner une voix à des acteurs telles les entreprises, qui, à ce jour, ont été les moteurs de l’intégration, tout comme à des groupes qui se sont parfois sentis sans voix en regard de l’ALÉNA. Cet aspect permettait également de rappeler aux législateurs la diversité des intérêts qu’ils devaient concilier dans le cadre de leur réflexion. 

Une équipe de cinq journalistes relatait également les faits saillants du Triumvirat tout au long de la semaine. Quotidiennement, les partenaires du Triumvirat et les internautes ont donc pu suivre l’évolution des débats en lisant chaque matin « Le TrilatHerald », dont les éditions sont accessibles sur le site du FINA (www.fina-nafi.org). 

Utopie ou avenir rapproché? 

Cette simulation tient-elle de l’utopie? Pas tant que cela si l’on s’en remet à l’opinion des Canadiens. Selon un sondage CROP commandé par le magazine L’Actualité en août 2002, 54 % des Canadiens envisagent déjà un Parlement nord-américain; ce taux s’élève même à 62 % au Québec. Le jour n’est donc peut-être pas si lointain où les parlementaires réaliseront qu’il en va de leur intérêt de s’investir, eux aussi, comme le font maintenant les dirigeants gouvernementaux fédéraux, dans les débats qui concernent les relations nord-américaines. 

Ainsi donc, peut-être le Triumvirat pourrait-il être précurseur d’un développement à venir à plus ou moins brève échéance. Quoi qu’il en soit, il appert qu’un groupe de soixante-dix universitaires est maintenant convaincu de l’intérêt de l’exercice et s’avère mieux outillé pour comprendre et relever les défis posés par la dynamique d’intégration nord-américaine. Ceux-ci souhaitent pratiquement tous renouveler l’expérience et c’est pourquoi une seconde édition, qui se déroulera aux Etats-Unis ou au Mexique, est en cours de préparation pour le printemps 2006. 

Notes 

1. L’ensemble des documents de travail élaboré dans le cadre de ce projet est disponible en anglais, en français et en espagnol, sur le site Internet du FINA (www.fina-nafi.org) à la section Triumvirat. 

2. Les 100 États fédérés se répartissent comme suit entre les trois pays : le Canada 13 États fédérés, les Etats-Unis 55 états fédérés et le Mexique 32 états fédérés. 

3. Plus précisément, rappelons que le Canada a une population d’environ 33 millions d’habitants, le Mexique compte 105 millions d’habitants et les Etats-Unis, 295 millions. 

4. M. Chrétien est conseiller stratégique chez Fasken Martineau et président du conseil d’administration du Centre d’études et de recherche internationales de l’Université de Montréal (Cérium). Il a précédemment été ambassadeur du Canada aux Etats-Unis et au Mexique. 


Canadian Parliamentary Review Cover
Vol 28 no 3
2005






Dernière mise à jour : 2020-09-14