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Thomas Axworthy
Au cours des deux dernières années, le programme de commandites du gouvernement
fédéral a été examiné par la vérificatrice générale, le Comité permanent
des comptes publics et, plus récemment, par une commission d'enquête présidée
par le juge John Gomery. Les questions de la reddition de comptes et de
la responsabilité se trouvent au cur de toutes ces études. L'auteur soutient
que le Canada doit redécouvrir l'éthique de la responsabilité. Il propose
des réformes structurelles précises pour le Parlement, la fonction publique
et l'exécutif.
L'un des principaux problèmes mis au jour dans le rapport de 2003 de la
vérificatrice générale et aux audiences du Comité des comptes publics et
de la Commission d'enquête Gomery sur le scandale des commandites est l'absence
de toute notion de responsabilité1 chez ceux qui exercent de hautes fonctions.
Il ressort des témoignages que des hauts fonctionnaires ont fait la sourde
oreille à plusieurs plaintes internes visant des irrégularités dans l'attribution
des contrats de publicité. Des membres du personnel politique, dont le
travail consiste à conseiller les ministres, sont intervenus dans la mise
en uvre des politiques, la chasse gardée traditionnelle de la fonction
publique. Le ministre responsable des Travaux publics, Alfonso Gagliano,
a nié toute responsabilité parce qu'il disait ne pas avoir eu connaissance
des faits. Le sous-ministre des Travaux publics a, lui aussi, refusé d'être
tenu responsable parce qu'il ne disposait pas de toute l'information voulue.
Dans ces conditions, une question évidente se pose : si le ministre et
le sous-ministre ne dirigeaient pas le ministère, qui le faisait?
Le spécialiste des affaires parlementaires, C.E.S. Franks, a abordé de
front le problème lors de son témoignage devant le Comité des comptes publics,
en mai 2004 : « Pas un des nombreux témoins qui ont comparu devant le comité
anciens ministres et hauts fonctionnaires n'a dit : « Oui, la gestion
de ce programme relevait de moi et je suis donc responsable de ce qui a
mal tourné2. »
Le comportement décrit par M. Franks devant le Comité des comptes publics
s'est généralement répété dans les témoignages présentés à la Commission
Gomery. Parmi les exceptions, il y celle du premier ministre Jean Chrétien,
qui a dit à la Commission : « Je déplore toutes les erreurs qui auraient
pu être commises dans l'exécution de ce programme, ou de tout autre programme
gouvernemental. En ma qualité d'ancien premier ministre, j'assume la responsabilité
ultime de tout ce que mon gouvernement a fait de bien et de mal3. » Il en
va de même pour David Dingwall, l'ex-ministre des Travaux publics, qui
a reconnu être allé trop loin en 1995 lorsqu'il a insisté auprès de son
sous-ministre, Ron Quail, pour que Chuck Guité, l'épicentre de la crise,
soit promu à des activités de communications directes4.
Ni un ministre ni son personnel ne devrait intervenir dans le processus de
recrutement des fonctionnaires. Mais, eu égard à la prestation générale des
décideurs d'Ottawa lorsqu'ils évoquent leur rôle respectif dans l'affaire des
commandites, il est évident qu'il y a actuellement une crise de la
responsabilité au Canada.
Les organismes ou les collectifs n'ont pas de responsabilités morales,
contrairement aux particuliers qui en font partie. Comprendre la primauté
de la responsabilité constitue le premier pas vers la responsabilisation,
qui passe par la reddition des comptes. Assumer ses responsabilités équivaut
donc à répondre ou être comptable de ses actes5. L'activité gouvernementale
repose sur le principe éthique voulant que ceux qui exercent le pouvoir
assument également la responsabilité de leurs actes. En ce qui touche la
responsabilité et la reddition des comptes, nous éprouvons un problème
à la fois moral et structurel. Moralement, nous avons pris nos distances
par rapport à la responsabilité. Le rétablissement de ce fondement éthique
doit constituer la première priorité. Le Parlement pourrait commencer par
débattre de la Déclaration universelle des obligations de la personne.
Structurellement, nous avons laissé la confusion s'installer au sujet des
rôles respectifs des fonctionnaires, des ministres et de leurs conseillers
politiques personnels. Nous avons besoin d'un cadre bien compris de responsabilité
et de responsabilisation qui soit entériné à la fois par le corps législatif
et par l'exécutif. Nous n'avons pas besoin d'attendre le rapport de la
Commission Gomery pour savoir que nous éprouvons dès maintenant un problème
auquel il faut absolument remédier.
La moralité de la responsabilité
L'éthique est un système de normes ou de principes moraux qui pourraient
être acceptés universellement, autrement dit par quiconque ne serait pas
au courant de ses caractéristiques personnelles comme sa classe sociale,
sa race, son sexe ou sa nationalité. D'après Hans Küng, philosophe moraliste
de réputation mondiale, une éthique globale n'est « rien d'autre que le
minimum nécessaire de normes, d'attitudes de base et de valeurs communes6 ».
Parmi le minimum nécessaire figure la notion de responsabilité ou d'obligation
de la personne. Depuis le stoïcisme, nous savons qu'en développant notre
sens de la responsabilité, nous élargissons notre liberté intérieure en
fortifiant notre caractère moral.
Ayant la liberté de choisir, y compris entre le bien et le mal, un caractère
responsable fera en sorte que le bien l'emporte. Nous élaborons tous nos
propres codes moraux de responsabilité, en tant qu'amoureux, conjoints,
parents ou citoyens. Dans Criton, de Platon, Socrate dit, au sujet de la
conscience ou du sens de la responsabilité : « [
] le son de ces paroles
retentit dans mon âme et me rend insensible à tout autre discours, et sache
[que] tout ce que tu pourras me dire contre sera inutile »7. Socrate, les
stoïques et les prophètes ont tous reconnu que les humains dotés du libre
arbitre mènent sans arrêt une lutte interne où s'affrontent les forces
de la lumière et de l'ombre. Comme l'a écrit Montaigne : « Tant est merveilleux
l'effort de la conscience : elle nous fait trahir, accuser, et combattre
nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre
nous8. »
La responsabilité morale ou conscience est donc essentielle à notre développement
d'être humain. Nous sommes libres dans la mesure où nous ne devenons pas
esclaves du mal. Mais cela revêt aussi une importance cruciale au chapitre
de la liberté politique. Liberté et responsabilité sont interdépendantes.
La responsabilité constitue un frein naturel volontaire à la liberté. Tout
comme il faut imposer des limites à l'individu pour rendre possible la
coexistence entre humains, de même la liberté politique doit s'exercer
dans un cadre d'obligations mutuelles. Personne n'a été plus éloquent sur
ce sujet qu'Edmund Burke dans sa lettre de 1791 à un membre de l'Assemblée
nationale française :
« Les hommes sont qualifiés pour la liberté civile en proportion exacte
de leur disposition à mettre des chaînes morales sur leurs propres appétits;
dans la mesure où leur amour de la justice l'emporte sur leur rapacité;
dans la mesure où la justesse et la pondération de leur entendement l'emporte
sur leur vanité et leur présomption; dans la mesure où ils sont mieux disposés
à écouter les conseils des sages et des bons que la flatterie des fripons.
La société ne peut exister sans qu'un pouvoir sur la volonté et les appétits
ne soit installé quelque part, et moins il se trouve à l'intérieur, plus
il doit se situer à l'extérieur. Il est ordonné dans la constitution éternelle
des choses que les hommes à l'esprit immodéré ne peuvent être libres. Leurs
passions forgent leurs entraves9. »
Le philosophe Emmanuel Kant a paraphrasé ainsi un passage de l'Évangile
selon saint Mathieu (chapitre 10, verset 16) : « La politique proclame soyez
prudents comme les serpents mais la morale ajoute et simples comme les
colombes. » Kant croyait que, comme les serpents et les colombes de Jésus,
la politique et l'éthique peuvent coexister. Toutefois, comme l'a écrit
Dennis F. Thompson, il y a souvent une tension entre les deux10. La politique
est le domaine du pouvoir, sous l'égide de l'utilité; l'éthique est le
domaine du principe, sous l'égide des impératifs. Le lien qui les unit
est la primauté de la responsabilité et des comptes à rendre. Pour les
gens qui occupent des postes d'autorité, la première défense contre l'incidence
corrosive du pouvoir est un sentiment personnel de la moralité. Sans morale
personnelle, l'État devient une kleptocratie organisée, comme le Zaïre
de Mobutu, ou une anarchie, comme la guerre de chacun contre tous selon
Hobbes. Si cette première défense fléchit, alors intervient tout un système
de structures et de protections, comme la responsabilisation parlementaire
ou le système américain de la séparation des pouvoirs. Ainsi que l'indique
Madison dans le no 63 des Essais fédéralistes : « Pour qu'elle soit raisonnable,
la responsabilité doit être limitée aux objets qui relèvent du pouvoir
de la partie responsable et, pour qu'elle soit efficace, elle doit être
en rapport avec les opérations de ce pouvoir11. »
Je suis d'avis qu'au Canada, l'éthique fait défaut en ce qui concerne tant
la responsabilité morale personnelle que les structures de responsabilisation.
Les préceptes moraux doivent être vécus, mais, avant cela, ils doivent
être enseignés. Cette tâche incombe à de nombreuses institutions les
églises, les écoles, les universités, etc. La responsabilité et les droits
sont interconnectés, mais, à notre époque, et contrairement à ce qui s'est
passé presque tout au long de l'histoire, ce sont les droits qui reçoivent
toute l'attention, le sens de la responsabilité ou de l'obligation étant
relégué à l'arrière plan. Le mouvement des droits de la personne, appuyé
par une multitude d'organisations gouvernementales et non gouvernementales,
a accompli un travail formidable pour ce qui est d'aider les gens à comprendre
leurs droits. Mais, s'il est relativement facile de localiser la collectivité
des droits de la personne (Amnistie internationale, Human Rights Watch,
le Centre canadien des droits de la personne et du développement démocratique,
une panoplie de cours dans les écoles de droit, la Charte canadienne des
droits et libertés, etc.), où trouve-t-on la collectivité qui s'occupe
des obligations de la personne? Quelqu'un peut-il nommer une seule institution
ayant pour mission première de propager des normes de responsabilité? Pourtant,
plus nous sommes libres, plus nous assumons de responsabilités à l'égard
des autres et de nous-mêmes. Plus nous possédons de pouvoir ou d'autorité,
plus est grande notre responsabilité de l'utiliser à bon escient. Le Canada
est un chef de file dans le domaine des droits de la personne, mais, comme
le montre l'enquête Gomery, il est à la traîne dans le domaine de la responsabilité
humaine. Le temps est venu de rétablir l'équilibre.
En 1996, lorsqu'il était encore en pleine possession de ses facultés intellectuelles
et physiques, Pierre Trudeau m'a invité ainsi que plusieurs anciens premiers
ministres et présidents à une réunion parrainée par le Conseil InterAction
en vue d'examiner les liens mutuels entre les droits et les responsabilités.
Le père de la Charte des droits et libertés était désormais convaincu que
les religions du monde devaient unir leurs efforts pour élaborer un fondement
éthique commun qui serve à prévenir le Choc des civilisations envisagé
par Samuel Huntington. Bien entendu, tout ce rapprochement intellectuel
a eu lieu avant le 11 septembre. Mais la démarche devient encore plus critique
aujourd'hui. Un groupe formé de leaders religieux et de philosophes comme
Hans Küng ont travaillé de concert avec d'anciens dirigeants politiques
pour produire en 1997, par suite d'une InterAction créative visant à donner
l'heure juste aux autorités, une « Déclaration universelle des obligations
de la personne ».
L'espoir de M. Trudeau et des autres membres du Conseil InterAction était
que les corps législatifs nationaux débattent de la Déclaration universelle
et que les États proposent à l'ONU de l'adopter comme déclaration d'accompagnement
de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Le document déclare
hors-la-loi le comportement inhumain et indique clairement qu'aucune personne
ni aucun groupe ou organisation n'est au-dessus du bien ou du mal. Quiconque
possède une raison et une conscience doit accepter d'être responsable.
Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. Chacun doit
agir avec intégrité, honnêteté et équité et chacun a la responsabilité
de dire la vérité et de témoigner du respect à tous les autres humains.
À cet égard, la Déclaration mentionne en particulier les médias. Dans le
contexte des problèmes que vit aujourd'hui le Canada sur le plan de l'éthique,
la plus grande responsabilité repose sur les épaules de ceux qui exercent
des fonctions d'influence et d'autorité. L'article 13 énonce que ces gens
« doivent, eux aussi, respecter les critères moraux généraux ».
La Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par les Nations
Unies en 1948, a marqué un moment historique dans l'histoire des droits
humains. Bien que n'ayant pas en soi force de loi (des pactes et traités
internationaux ont plus tard donné effet aux principes de la Déclaration),
elle a constitué une percée normative qui a permis de sensibiliser le monde
à l'importance des droits. Le monde a besoin le Canada a besoin d'une
percée normative semblable dans le domaine de la responsabilité. Nous devrions,
au même titre que nous connaissons nos droits, connaître nos devoirs en
tant que conjoints, parents et citoyens. Le Parlement devrait débattre
de la Déclaration universelle des obligations de la personne et appliquer
les normes éthiques qu'elle contient aux problèmes soulevés par la Commission
Gomery. Si le Parlement est d'accord avec la Déclaration, le gouvernement
devrait alors être encouragé à la présenter à l'Assemblée générale afin
que le monde puisse enfin commencer à porter son attention sur les obligations
tout autant que sur les droits. En ramenant la responsabilité au premier
plan de notre code moral, nous créerons un antidote aux sept péchés sociaux
énoncés par le Mahatma Gandhi :
1. Politique sans principes
2. Commerce sans moralité
3. Richesse sans travail
4. Éducation sans caractère
5. Science sans humanité
6. Jouissance sans conscience
7. Religion sans renoncement
Structures de responsabilisation
La Déclaration universelle des obligations de la personne vise le plus
haut niveau possible de la gouvernance, celui des Nations Unies. Mais la
plupart des gouvernements, des entreprises, des sociétés professionnelles,
etc., possèdent déjà des déclarations de valeurs ou des codes de déontologie.
Feu John Tait, un collègue du Conseil privé lorsque j'étais secrétaire
principal, qui est devenu plus tard sous-ministre de la Justice, a dirigé
un groupe de travail sur les valeurs du secteur public au milieu des années
1990, lequel a produit un excellent rapport intitulé De solides assises.
Le travail de M. Tait a mené à la publication, en 2003, du Code de valeurs
et d'éthique de la fonction publique, un document de première classe. Pourtant,
à peu près au moment où le groupe de M. Tait entreprenait ses travaux,
le programme des commandites était lancé et, lors de la publication du
nouveau cadre de valeurs en 2003, l'absence quasi totale de valeurs de
responsabilisation dont témoigne le travail de M. Guité commençait à devenir
très évidente. Bref, la moralité personnelle est une valeur essentielle,
mais elle ne constitue que la première ligne de défense.
Lorsque des individus trébuchent, et c'est toujours le cas, il faut un
système de balises pour préserver l'intérêt public.
La responsabilisation apporte une réponse à la question de savoir « qui
rend des comptes à qui et pour quoi? ». Sur le plan politique, cela signifie
que ceux à qui l'électorat a délégué le pouvoir de prendre des décisions,
c'est-à-dire le premier ministre, les ministres, les sous-ministres, les
directeurs généraux, etc., doivent répondre de la façon dont ils se sont
acquittés de leurs fonctions. La reddition des comptes concerne la responsabilité,
celle de répondre de ses actions. Dans notre système traditionnel de type
britannique, l'électorat confère aux députés le pouvoir officiel d'agir
ou d'exercer l'autorité, l'un de leurs leaders étant choisi par le gouverneur
général pour devenir premier ministre, lequel doit rendre des comptes au
Parlement. La chaîne de responsabilisation continue avec les ministres
et les sous-ministres, qui sont comptables au premier ministre, les cadres
supérieurs étant comptables au ministre, les directeurs généraux étant
comptables au sous-ministre, et ainsi de suite.
Par conséquent, la responsabilisation est l'obligation de rendre compte
du pouvoir délégué par la source légitime de celui-ci. Elle implique que
des comptes sont rendus à ceux qui ont des comptes à recevoir. Il y a trois
types distincts de responsabilisation dans notre système politique et il
arrive fréquemment qu'on les confonde. Premièrement, il y a la responsabilisation
démocratique, cette priorité ressortissant à la capacité des citoyens de
demander compte aux décideurs du pouvoir qui leur a été délégué. Deuxièmement,
il y a la responsabilisation ministérielle, c'est-à-dire la convention
qui forme la pierre angulaire de notre système parlementaire. Le Parlement
exige des comptes des ministres pour les politiques qu'ils préconisent
et pour les mesures administratives de leur ministère. Les ministres sont
responsables de certaines choses et doivent répondre de toutes. Troisièmement,
la responsabilisation gestionnelle est le domaine des hauts fonctionnaires.
Ceux-ci ont la responsabilité de veiller à ce que les ressources publiques
servent à concrétiser les grands objectifs du gouvernement et soient affectées
de la manière la plus efficiente et efficace possible. Ils ont également
la responsabilité de veiller à ce que les lois, les politiques et les lignes
directrices soient respectées. La responsabilisation démocratique rehausse
la légitimité du gouvernement, la responsabilisation ministérielle à l'égard
du Parlement écarte les abus, la corruption et l'arrogance, et la responsabilisation
gestionnelle attribue les responsabilités en ce qui concerne les succès
et les échecs, pour une amélioration du rendement et des résultats.
Disons, pour être juste, qu'en réponse au scandale des commandites, le
gouvernement a déjà procédé à plusieurs réformes structurelles en vue d'améliorer
la responsabilisation. Le commissaire à l'éthique est maintenant indépendant
du premier ministre, et M. Shapiro a présenté un nouveau code sur les conflits
d'intérêt pour les députés. La Loi sur la protection des fonctionnaires
dénonciateurs d'actes répréhensibles, appelée loi sur la protection des
dénonciateurs, crée à l'intérieur de chaque ministère des mécanismes de
dénonciation, et les fonctionnaires peuvent maintenant en appeler au président
de la Commission de la fonction publique. Par suite de l'annonce récente
de l'examen des sociétés d'État, l'application de la Loi sur l'accès à
l'information s'étendra à 10 sociétés d'État qui en étaient exemptées,
et la vérificatrice générale procédera désormais, à titre exclusif ou en
collaboration, à la vérification de toutes les sociétés d'État. Le Conseil
du Trésor est aussi en train d'effectuer deux examens, sur l'administration
financière et la reddition des comptes, dont les résultats seront déposés
au Parlement. Le juge Gomery, après avoir été au fond des délits d'action
individuels, ajoutera sans aucun doute sa voix à celle de la vérificatrice
générale pour recommander des réformes additionnelles.
J'ai deux suggestions de nature structurelle qui n'ont pas à attendre les
résultats de l'enquête Gomery. Il est clair que les différentes formes
de responsabilisation énumérées ci-dessus sont entourées d'une certaine
confusion. Les ministres définissent de façon très étroite la responsabilité
de leurs actes, alors que l'opposition exige sans cesse des démissions.
Il ne fait guère de doute que les ministres doivent répondre de tout, mais
sont-ils responsables des milliers de décisions prises chaque jour dans
chaque ministère ou organisme? Où s'arrête la responsabilité du ministre
et où commence celle du sous-ministre? Et qu'en est-il du rôle du personnel
exonéré ou des adjoints personnels des ministres? Le scandale des commandites
montre que ces derniers ont joué des rôles allant bien au-delà de leurs
fonctions traditionnelles qui consistent à conseiller les ministres. Des
décisions touchant le personnel et l'application des mesures ont été influencées,
voire dictées, par du personnel exonéré. Mais, si les fonctionnaires sont
guidés par le Code de valeurs et d'éthique et si les ministres et les députés
sont comptables au commissaire à l'éthique et, en fin de compte, à leurs
électeurs, à quelles normes s'attend-on de la part des conseillers politiques
personnels? Le Conseil du Trésor a produit des « Lignes directrices à l'intention
des cabinets des ministres », mais le rôle et la responsabilité exacts de
ces conseillers demeurent le trou noir de l'administration publique canadienne.
Si leur rôle est, pour l'essentiel, sous-analysé du point de vue de la
reddition des comptes, il n'en va pas de même pour les fonctionnaires.
Le Code de valeurs et d'éthique, par exemple, énumère clairement les principes
censés guider les fonctionnaires qui contribuent aux valeurs démocratiques,
comme « les fonctionnaires fourniront aux ministres des conseils honnêtes
et impartiaux » ou « ils mettront en oeuvre avec loyauté les décisions des
ministres qui ont été prises conformément à la loi12 ».
Toutefois, David Good, dans son étude du débat de 2000 sur la vérification
des subventions et contributions de Développement des ressources humaines
Canada, signale que, « curieusement, le modèle canadien de nouvelle gestion
publique, opérant selon le cadre théorique de la fonction publique professionnelle,
n'a pas fait de la responsabilisation et du rendement des éléments primordiaux13 ».
Donald Savoie, qui travaille actuellement à un examen de la responsabilisation
pour le Conseil du Trésor, abonde dans le même sens dans son ouvrage Breaking
the Bargain :
L'orientation générale du régime de responsabilisation du Canada est demeurée
passablement intacte au fil des ans. Mais tout le reste a changé. À l'heure
actuelle, très peu de dossiers relèvent nettement d'un ministère en particulier.
Il s'ensuit qu'il n'y a plus guère de place dans l'appareil gouvernemental
pour les initiatives stratégiques et pour que des fonctionnaires individuels
assument la responsabilité de politiques et de programmes. Et la responsabilité
est au cur même du problème à régler14.
On pourrait, si on voulait appliquer une solution immédiate, opter pour
l'approche britannique de désigner officiellement les sous-ministres comme
« agents comptables ». Comme le décrit C.E.S. Franks, les secrétaires permanents
britanniques « sont personnellement et entièrement responsables des opérations
financières, y compris des questions de prudence, de probité, de légalité
et d'optimisation des ressources, à moins que leurs décisions n'aient été
explicitement annulées par écrit par le ministre dont ils relèvent15 ».
Lors d'une table ronde organisée par le Forum des politiques publiques
en juin 2004, l'idée a reçu un « accueil mitigé » parce qu'au Canada, le
greffier du Conseil privé intervient normalement si de graves difficultés
surgissent entre un ministre et ses subordonnés16. Mais je crois que, s'il
avait été juridiquement responsable des comptes à rendre, le sous-ministre
des Travaux publics aurait été plus résolu à résister aux suggestions douteuses.
Par conséquent, nous avons besoin d'un code de responsabilisation qui ait
l'appui du Parlement, de l'exécutif et de la fonction publique. Dans l'arène
du Parlement, il est très difficile d'y parvenir : le réflexe naturel de
l'opposition est d'exiger une démission et celui d'un ministre est de se
délester. Je suis certain qu'avec des experts reconnus comme le professeur
Donald Savoie, l'examen du Conseil du Trésor sera un produit de qualité.
Mais, dans l'ère de l'après-Gomery, il faudra davantage que la caution
du gouvernement. L'opposition en a long à dire au sujet de la reddition
des comptes et il y a du chemin à faire pour concilier les exigences et
les besoins opposés de l'opposition, de l'exécutif et de la fonction publique.
Il faut donner un visage au rapport à venir du Conseil du Trésor. Le gouvernement
devrait donc nommer un groupe de travail formé de trois personnalités publiques,
par exemple un ex-chef de l'opposition comme Preston Manning, qui serait
appuyé par une ex-ministre d'expérience comme Monique Bégin ou Jane Stewart,
et par un fonctionnaire à la retraite dont le nom est synonyme d'intégrité,
comme Arthur Kroeger ou Gordon Robertson. Ce groupe de travail devrait
faire fond sur tout le travail interne déjà accompli dans le cadre de l'examen
du Conseil du Trésor, mais il devrait ensuite consulter un large éventail
d'experts de l'extérieur et chaque parti représenté au Parlement. Le calibre
d'un tel groupe de travail devrait suffire à élever le dossier de la responsabilisation
au-dessus du schéma habituel « donnant, donnant » à caractère partisan du
Parlement. Le Parlement, l'exécutif et la fonction publique ont tous également
intérêt à trouver la bonne réponse au dilemme de la responsabilisation.
Chaque partie prenante doit participer pleinement au processus décisionnel
et un groupe de travail impartial offre le meilleur moyen d'y parvenir.
Notre système de gouvernement responsable en dépend.
S'il est sensé de faire participer le Parlement à la mise au point d'un
cadre de responsabilisation, la même logique devrait s'appliquer à toutes
les autres grandes questions. La fonction première du Parlement était d'accorder
des crédits tout en exigeant des comptes des gouvernements, et il s'agit
encore là de sa tâche principale. Mais, pour la mener à bien, le Parlement
a besoin de sources d'expertise et de capacités de recherche équivalant
à celles de l'exécutif. Par exemple, le Bureau du Conseil privé et le ministère
des Finances, où il n'y a pas de programme de responsabilité, disposent
de 1 500 à 2 000 experts en politiques dont le seul travail consiste à conseiller
les ministres. Quant à eux, les 300 députés ne peuvent compter que sur
80 attachés de recherche à la Bibliothèque du Parlement. Chacun des grands
comités du Parlement devrait disposer d'un personnel de recherche pouvant
développer au fil du temps une mémoire et un savoir-faire particuliers.
Les présidents de comité devraient recevoir la même rémunération que les
ministres, afin qu'une personne ayant de l'ambition puisse considérer la
présidence d'un comité parlementaire comme un poste tout aussi prestigieux
et influent que celui de ministre. La clé du rétablissement du rôle du
Parlement dans la responsabilisation consiste à savoir retenir les services
de gens ayant une grande expertise.
S'il pouvait créer des organes de recherche indépendants faisant rapport
à la Chambre plutôt qu'au gouvernement, le Parlement pourrait également
contribuer à réduire le déficit des comptes à rendre aux citoyens. Aux
États-Unis, par exemple, le Bureau du budget du Congrès est une entité
bipartisane dont les prévisions budgétaires et les analyses économiques
sont beaucoup plus fiables que celles du président. Les gouvernements sont
tellement habitués à manipuler les médias que de nombreux citoyens n'ont
plus confiance en leurs dirigeants politiques. Le Conseil économique, le
Conseil des sciences et l'Institut canadien pour la paix et la sécurité
internationales ont tous constitué des sources de rechange en matière d'expertise
politique et d'information du public avant d'être abolis par le gouvernement
Mulroney. Le Parlement devrait créer des organismes similaires, qui lui
seraient comptables et seraient dirigés par lui et non par l'exécutif.
Sur le plan de la responsabilisation financière, par exemple, les Canadiens
se sont habitués à ce que les résultats obtenus par les gouvernements soient
rarement conformes aux prévisions. Il est maintenant fréquent qu'un gouvernement
fasse campagne sur des prévisions budgétaires exagérément optimistes et,
qu'une fois au pouvoir, l'opposition découvre que le déficit est de deux
à trois fois plus élevé que ce que tout le monde présumait. Ou, à l'opposé,
qu'on sous-évalue des projections d'excédents afin de bien faire paraître
un gouvernement par la suite. Ces dissimulations à saveur politique ne
font qu'accroître le cynisme et l'apathie des électeurs : un organisme
de prévision économique prestigieux et indépendant, capable d'examiner
les budgets gouvernementaux et d'offrir des avis impartiaux au sujet des
hypothèses et des chiffres avancés, permettrait à la fois d'éduquer le
public et de dissuader les maîtres de la manipulation.
Le Canada doit redécouvrir l'éthique de la responsabilité. Il convient
également d'instaurer des réformes structurelles au Parlement, dans la
fonction publique et au sein de l'exécutif afin que l'obligation de rendre
des comptes devienne un principe de fonctionnement plutôt qu'un élément
dont on peut disposer. Lors de l'invention de la démocratie à l'âge classique,
les jeunes Athéniens de 17 ans prêtaient un serment de loyauté à leur ville
qui devrait continuer à nous guider aujourd'hui. Pour les anciens Athéniens,
la responsabilité ou le devoir constituait une valeur centrale. Les jeunes
Athéniens s'engageaient ainsi :
« Je ne déshonorerai pas ces armes sacrées ; je n'abandonnerai pas mon compagnon
dans la bataille ; je combattrai pour les aïeux et pour mon foyer, seul
ou avec d'autres. [
] J'obéirai aux ordres que la sagesse des magistrats
saura me donner. Je serai soumis aux lois en vigueur et à celles que le
peuple fera d'un commun accord ; si quelqu'un veut renverser ces lois ou
leur désobéir, je ne le souffrirai pas, mais je combattrai pour elles,
ou seul ou avec tous. [
] Je ne laisserai pas la patrie diminuée, mais
je la laisserai plus grande et plus forte que je ne l'aurai reçue17 »
Dans le Canada du XXIe siècle, nous avons désespérément besoin des valeurs
éthiques de la cité athénienne du Ve siècle avant notre ère.
Notes
1. Mon analyse de la responsabilité et bon nombre des formulations des
passages consacrés à ce sujet sinspirent du travail du Conseil interaction
sur la Déclaration universelle des obligations de la personne (www.interactioncouncil.org).
Un groupe dexperts sétant réunis à Vienne en 1996 afin de discuter du
sujet, leurs délibérations ont grandement bénéficié dun document présenté
par lex-président du Costa Rica et prix Nobel, Oscar Arias, et de la participation
active de Hans Küng, un expert en éthique de réputation mondiale. Sous
la présidence de Helmut Schmidt, ex-chancelier de lAllemagne de lOuest,
le travail du groupe a conduit le Conseil interaction à proposer une Déclaration
universelle des obligations de la personne le 1er septembre 1997. Ma contribution
a consisté dans une large mesure à rédiger des ébauches de la Déclaration
aux fins de lexamen du Conseil. Malcolm Fraser, ex-premier ministre dAustralie
et actuel président du Conseil, est revenu sur le sujet de la Déclaration
du Conseil dans une allocution présentée au Symposium sur les droits et
obligations de la personne à lère du terrorisme, tenu à lUniversité Santa
Clara de Californie, les
1er
et 2 avril 2005.
2. C.E.S. Franks, Putting Accountability and Responsibility Back into
the System of Government, Options politiques, octobre 2004, p. 64.
3. Le texte complet de la déclaration préliminaire faite par M. Chrétien
le 8 février 2005 devant la Commission Gomery se trouve à :
4. Voir « In Depth: Sponsorship Scandal, Gomery Inquiry 2005: Testimony
so far », à www.cbc.ca/news/background/groupaction/publicinquiry.html.
5 William J. Bennett, Book of Virtues, New York: Simon & Schuster, 1993,
p. 185. Le chapitre sur la responsabilité (pp. 123-266) offre un bon éventail
de références sur le sujet.
6. Hans Küng, Global Ethics and Human Responsibilities, document présenté
à la réunion du Groupe dexperts de haut niveau sur les droits et obligations
de la personne à lère du terrorisme, tenue les 1er et 2 avril 2005, à
lUniversité Santa Clara de Californie, É.-U.
7. Platon, Criton, trad. de Victor Cousin, Éd. John Burnet, 1903.
8. Michel de Montaigne, Essais, livre 2, chapitre XIX.
9. Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, London: J.M.
Dent & Sons Ltd, 1971, pp 281-282.
10. Dennis F. Thompson paraphrase agréablement Kant et compare la politique
et la morale dans Political Ethics and Public Office, Cambridge : Harvard
University Press, 1987, pp. 1-7.
11. Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, The Federalist Papers,
New American Library: New York, 1960, p. 383
12. Canada, Code de valeurs et déthique de la fonction publique, 2003,
p. 11.
13. David Good, The Politics of Public Management, Toronto : University
of Toronto Press, 2000, p. 168.
14. Donald Savoie, Breaking the Bargain, Toronto : University of Toronto
Press, 2003, p. 206.
15. C.E.S. Franks, Op. cit., p. 66.
16. Forum des politiques publiques, Ministerial Accountability: Suggestions
for Reform, juin 2004, p. 4.
17. Texte rapporté par Julius Pollux, grammairien du III s. apr. J.-C.
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