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Mac Harb
La baisse de la participation lors de plusieurs élections préoccupe beaucoup
quiconque s'intéresse à la politique et au gouvernement parlementaire.
Nombre d'idées ont été proposées pour résoudre le problème, dont un projet
de loi récent qui introduirait un régime de vote obligatoire semblable
à celui utilisé dans plusieurs autres pays. Le présent article repose sur
le discours prononcé par le parrain du projet de loi S-22 lors de la deuxième
lecture de celui-ci.
Notre démocratie dépend de la participation active de ses citoyens et,
bien que l'exercice du droit de vote ne constitue qu'un élément de l'engagement
politique, il demeure le fondement même de notre démocratie. Raffermir
ce fondement est l'objectif du projet de loi S- 22, qui rendra obligatoire
l'exercice du droit de vote au Canada.
Ce projet de loi découle directement d'une crise grandissante dans le processus
électoral. Au Canada, la participation des électeurs diminue depuis les
années 1960 et le taux de seulement 60,9 p. 100 enregistré lors des élections
de 2004 est le plus faible jamais vu. D'autres démocraties occidentales
connaissent également une baisse semblable. Seulement 55,3 p. 100 des Américains
ont exercé leur droit de vote lors des élections présidentielles de 2004
et, en Grande- Bretagne, seulement 57,6 p. 100 des électeurs ont participé
aux élections générales de 2001.
Seulement un Canadien sur quatre de moins de 25 ans s'est donné la peine
de voter lors des dernières élections. La recherche montre que ces jeunes,
en vieillissant, risquent de ne pas participer au processus électoral,
contrairement à ce qu'ont fait leurs parents et leurs grands-parents. Les
chercheurs canadiens nous disent que cet écart entre les générations représente
un changement culturel qui pourrait ébranler le fondement même de nos institutions
démocratiques.
Selon l'information recueillie par l'Association d'études canadiennes,
le faible taux de participation a pour effet de priver un grand nombre
de Canadiens de leurs droits. Une étude menée à la suite des dernières
élections a révélé que le taux de participation des électeurs variait entre
62,7 p. 100 et 75,4 p. 100 dans les neuf circonscriptions où le revenu moyen
était le plus élevé au Canada. Dans les neuf circonscriptions où le revenu
moyen était le plus faible, le taux de participation a oscillé entre 45,1 p. 100
et 61,5 p. 100. Quelles voix sont entendues? Ce qui est peut-être plus important,
quelles voix ne sont pas entendues?
Aux États-Unis, Arend Lijphart, un politologue renommé, a dit :
Un régime politique prévoyant le droit universel de vote, mais dans lequel
seule une infime proportion des citoyens exercent leur droit de vote, ne
devrait être considéré comme une démocratie que dans le sens [...] creux
du terme.
Les analystes invoquent divers facteurs pour expliquer le déclin de la
participation électorale, y compris, et cela est triste, le dégoût qu'inspirent
les politiciens, l'indifférence à l'égard des enjeux et le manque de temps
des électeurs. Mais, selon moi, le faible taux de participation dans notre
système démocratique est surtout attribuable à l'affaiblissement du devoir
civique.
Lors de la préparation au sujet de ce projet de loi, j'ai parlé et entretenu
une correspondance avec bon nombre de Canadiens. Ils ont été nombreux à
me dire qu'une telle mesure se faisait attendre depuis longtemps et qu'il
était nécessaire que le gouvernement envoie un signal pour indiquer que
le vote est un élément important de notre système. Parmi ceux qui ne souscrivent
pas à l'idée du vote obligatoire, les plus virulents sont ceux qui craignent
que le projet de loi ne restreigne la liberté individuelle à l'égard du
vote.
Jean-Pierre Kingsley, directeur général des élections du Canada, a le mieux
répondu à cette critique lorsqu'il a dit : « Le vote est un droit qui n'a
de sens que lorsqu'il s'exerce. »
Au Canada, tous les citoyens qui sont âgés de 18 ans et plus le jour d'une
élection générale peuvent exercer leur droit de vote, à l'exception du
directeur général des élections du Canada. La bataille qui a mené à l'obtention
de ce droit a été difficile et longue, car il a fallu éliminer les obstacles
à l'égalité des sexes, des races et des religions ainsi que des obstacles
administratifs, de manière à ce que les femmes, les juges, les personnes
handicapées et les détenus dans des établissements correctionnels puissent
voter. Après des années de bataille, nous avons perdu de vue que ce droit
était assorti d'un devoir, le devoir de voter.
L'exercice du droit de vote est un devoir que les citoyens ont à l'égard
de la société. Ils ont aussi d'autres devoirs comme celui de payer leurs
impôts, le devoir de servir de juré, de porter une ceinture de sécurité
ou de fréquenter l'école jusqu'à l'âge de 16 ans. Ces devoirs, qui constituent
des restrictions raisonnables à notre liberté, assurent la réussite de
notre société.
L'obligation de voter doit être vue comme étant un des devoirs que les
citoyens doivent exercer au nom du maintien de notre système démocratique
et des avantages qui en découlent. Les autres propositions en matière de
réforme électorale, notamment l'abaissement de l'âge électoral, la représentation
proportionnelle et le vote électronique méritent d'être examinées, mais
elles ne sauraient suffire.
Nous devons faire en sorte que les Canadiens modifient leurs attitudes
et leurs habitudes à l'égard de l'exercice du vote. Certaines méthodes
donnent de meilleurs résultats que des lois lorsqu'il s'agit de modifier
des comportements au nom de l'intérêt commun. Les lois sur le port de la
ceinture de sécurité et la conduite en état d'ébriété en sont d'excellents
exemples.
En dépit de l'impression très répandue que le vote obligatoire est rare,
il existe et avec succès. En fait, 30 démocraties dans le monde affirment
avoir le vote obligatoire, même si seulement 16 l'appliquent avec la rigueur
que nous envisageons pour le Canada. Ces pays incluent l'Argentine, l'Australie,
l'Autriche, la Belgique, la Bolivie, le Brésil, le Costa Rica, Chypre,
Fidji, la Grèce, le Luxembourg, le Pérou, Nauru, Singapour, la Suisse et
l'Uruguay. Parmi ces pays, les démocraties les plus anciennes et les plus
développées comme l'Australie, la Belgique, le Costa Rica, Chypre, la Grèce
et le Luxembourg, tiennent très sérieusement à leur loi sur le vote obligatoire.
Le vote obligatoire a été introduit en Australie en 1924, par un sénateur
nommé Alfred Deakin. Son projet de loi d'initiative parlementaire représentait
une réaction à un taux de participation qui était descendu à 57,9 p. 100
en 1922. Aujourd'hui, le taux de vote en Australie se maintient autour
de 90 p. 100. En Belgique, le vote obligatoire remonte à 1893. Actuellement,
le taux de participation dans ce pays dépasse les 90 p. 100. Les dernières
élections dans l'Union européenne ont révélé le pouvoir extraordinaire
des lois sur le vote obligatoire et de la culture électorale que ces lois
amènent. Dans les États où le vote est obligatoire, le taux de participation
a été remarquable, atteignant 90,8 p. 100 en Belgique, 89 p. 100 au Luxembourg
et 71 p. 100 à Chypre, comparativement à 42,7 p. 100 en France, 45,1 p. 100 en
Espagne et un maigre 38,8 p. 100 au Royaume-Uni, pays où voter n'est pas
obligatoire.
Le vote obligatoire n'est pas l'épreuve que certains prétendent. Les Australiens
ne se sentent pas contraints. En réalité, les sondages révèlent que 70
à 80 p. 100 des Australiens appuient le vote obligatoire.
On discute très peu dans ce pays de la question de savoir si cela porte
atteinte aux droits. Voter est simplement perçu comme un devoir civique
relativement peu exigeant.
Finalement, une loi rendant le vote obligatoire démontrerait aux Canadiens
que le gouvernement estime que voter est important et que chaque vote compte.
Rien n'est plus fondamental, mais nous sommes à un tournant de notre histoire
où il faut le réaffirmer.
Le projet de loi est conçu de manière à rétablir la participation au processus
électoral comme devoir civique au sein de notre société, tout comme les
lois sur la participation obligatoire aux jurys ou sur le port obligatoire
de la ceinture de sécurité garantissent que notre système judiciaire fonctionne
bien et que notre sécurité personnelle est protégée.
En fait, le vote obligatoire porte assez mal son nom, puisque la seule
obligation imposée par le projet de loi est celle de se présenter à un
bureau de scrutin. Une fois que l'électeur a reçu son bulletin de vote,
il peut cocher la case de son choix, même celle correspondant à « aucun
des choix ci-dessus », ou simplement déposer dans la boîte un bulletin vierge.
Ceux qui prétendent exprimer leur mécontentement à l'endroit des politiciens
ou du système en ne se rendant pas aux urnes le feront beaucoup plus clairement
en annulant leur bulletin de vote ou en mettant un X dans la case « aucun
des candidats ». Protester en restant à la maison peut être interprété à
tort comme une position en faveur du statu quo. Une légère amende est prévue
pour les électeurs qui négligent d'aller voter. Elle servira tout simplement
à recouvrer une partie des sommes engagées pour l'acquisition du matériel
et des installations nécessaires à la tenue du scrutin. Évidemment, aucune
amende ne sera imposée aux personnes ayant une raison valable de ne pas
aller voter.
Les études montrent régulièrement que les systèmes imposant l'obligation
de voter sans prévoir une amende ne sont tout simplement pas aussi efficaces
que ceux qui prévoient une amende, aussi minime soit-elle. Le système n'a
pas à être complexe. Il ne coûtera pas beaucoup à administrer. Le système
australien a montré que de petites amendes suffisent à changer les habitudes
de vote. En Australie, les gens qui ne se présentent pas le jour du scrutin
reçoivent une lettre type leur demandant de verser une amende d'environ
20 $ australiens ou de justifier leur absence par un motif comme un voyage,
la maladie, des objections religieuses et le reste. Cela règle environ
95 p. 100 des cas. À peine 5 p. 100 environ de ceux qui ne vont pas voter en
Australie versent une amende.
Aux divers stades de la préparation de ce projet de loi, j'ai vu que certains
étaient préoccupés par la contradiction perçue avec les principes démocratiques
libéraux. J'ai déjà mentionné beaucoup d'autres exemples de tâches obligatoires
dont nous devons nous acquitter au Canada. Il est vrai que nous avons des
droits et des responsabilités qui s'y rattachent. Nous avons le droit à
des soins de santé universels et nous avons la responsabilité de payer
des impôts pour financer ces services. Nous avons le droit de subir un
procès juste et équitable et nous avons pour responsabilité de siéger à
des jurys pour protéger ce droit. Nous avons le droit de vivre dans une
société démocratique et nous avons la responsabilité de voter pour soutenir
les fondements mêmes de cette démocratie.
Les Canadiens auront toujours le droit de s'abstenir. Je le répète, seuls
les électeurs qui sont inscrits seront tenus de se présenter au bureau
de vote. Une fois là, ils peuvent choisir un candidat ou rejeter toutes
les candidatures. Ils peuvent même déposer un bulletin vierge dans l'urne
s'ils le souhaitent. L'essentiel, c'est que toutes les opinions comptent,
qu'elles soient en faveur d'un candidat en particulier ou qu'elles rejettent
les choix offerts. Si des gens sont incapables d'aller voter, ils n'ont
qu'à fournir une explication raisonnable et la question est réglée.
On m'a également interrogé sur la possibilité d'un accroissement du nombre
de bulletins annulés ou de votes par des gens mal informés en cas d'obligation
de voter. Les bulletins annulés et les votes de ce genre ont toujours fait
et continueront de faire partie intégrante de notre régime démocratique.
Au cours des dernières élections fédérales, environ 120 000 bulletins ont
été rejetés, soit près de 1 p. 100 du nombre total de bulletins.
Là encore, prenons la situation en Australie, où 4 p. 100 des bulletins ont
été rejetés, ce qui n'est pas un chiffre très important, étant donné le
pourcentage beaucoup plus élevé de bulletins valides. Certains soutiennent
qu'il est insensé de forcer des gens non informés à voter. Une telle exposition
au système électoral peut, en fait, aider ces gens à être mieux informés.
Comme l'a signalé un journaliste, ces mêmes citoyens « non informés » sont
forcés d'agir comme jurés, un rôle qui peut pourtant avoir de graves conséquences.
Élections Canada travaille avec diligence à informer et à sensibiliser
les électeurs et elle poursuivra ses efforts parce qu'ils constituent un
élément important d'un système de scrutin obligatoire.
Finalement, avec l'établissement du vote obligatoire, la participation
aux élections redeviendra un devoir civique au Canada, mais un devoir quand
même peu exigeant. Grâce aux protections destinées à assurer la sensibilisation
de l'électorat, l'égalité d'accès et la possibilité d'exercer son droit
de vote, la loi proposée établira non seulement notre droit, mais aussi
notre obligation civique de participer au processus démocratique.
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